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Ce blog est alimenté par Dialogues économiques, une revue numérique de diffusion des connaissances éditée par Aix-Marseille School of Economics. Passerelle entre recherche académique et société, Dialogues économiques donne les clefs du raisonnement économique à tous les citoyens. Des articles sont publiés tous les quinze jours et relayés sur ce blog de CNRS le journal.

 

 

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À quel prix ? Calculer l’impact du changement climatique — aujourd’hui et demain
19.06.2024, par Jiakun Zheng, Andrea Valentino
Mis à jour le 19.06.2024

Largement méconnu en dehors des cercles universitaires, le taux d’actualisation social (TAS) est essentiel pour comprendre la valeur future des investissements dans les infrastructures. Bien que particulièrement pertinent dans un monde menacé par le changement climatique, les gouvernements et les économistes ont longtemps débattu du taux d’actualisation à utiliser, ou même de la nécessité d’un taux fixe. Les économistes Christian Gollier, Frederick van der Ploeg et Jiakun Zheng ont récemment sondé l’opinion, au sein de leur profession, sur le taux d’actualisation social. Entre l’importance théorique des taux d’actualisation spécifiques aux projets et la réticence à modifier les taux dans la pratique, leurs conclusions valent la peine d’être écoutées — surtout si l’on considère la nécessité d’élargir le débat au-delà de l’économie.

Sécheresses, inondations, tempêtes…Ce ne sont là que quelques-uns des effets du changement climatique, dont les experts des Nations unies avertissent des conséquences sociales et économiques qui affectent déjà la vie de milliards de personnes. Pourtant, si les effets immédiats de la hausse des températures sont évidents — des incendies de forêts, à la fonte des calottes glaciaires — les répercussions à long terme sont beaucoup plus difficiles à évaluer. Et se tromper risque de compromettre des projets qui pourraient assurer la prospérité de nos enfants. Au cœur de cette controverse se trouve une formule appelée le « Taux d'Actualisation Social » (TAS). Utile pour comprendre la valeur finale d’un investissement, un peu comme pour une analyse de risque traditionnelle, mais englobant des périodes plus longues et des coûts plus importants, les gouvernements utilisent le TAS lorsqu’ils décident de construire des ports, des hôpitaux, des chemins de fer, etc. 

Les investissements destinés à lutter contre le changement climatique, comme des éoliennes ou la capture du carbone dans l’air, s’appuient également sur le TAS. Mais comme les ministères des Finances ne sont pas sûrs du bon taux à utiliser pour l’ensemble des projets, ou bien de la nécessité d’en utiliser un pour chaque projet, le TAS reste l’un des outils les plus controversés du monde économique. Si l’on tient compte des coûts sociaux et financiers potentiels d’une action insuffisante — d’ici 2100, le changement climatique pourrait réduire le PIB mondial de 37 % — le TAS devient également l’une des questions les plus importantes. Il n’est donc pas étonnant que les chercheurs en économie Christian Gollier, Frederick van der Ploeg et Jiakun Zheng aient récemment mis au point une enquête pour comprendre les positions de leurs confrères sur le TAS. Leurs résultats posent d’importantes questions tant pour les universitaires que pour les décideurs politiques.

Actualisation du climat

Les analyses coûts-avantages sont un pilier de la science économique. Le TAS s’en rapproche : une tentative de calculer les avantages sociaux d’un projet sur le long terme, les résultats étant exprimés en valeur actuelle. Un taux d’actualisation faible, comme 2 % suppose que les avantages d’un projet prennent du temps à disparaître, ce qui le rend donc bénéfique plus longtemps, pour les générations à venir. Un taux d’actualisation plus élevé, comme 7 %, suppose le contraire. L’importance d’adapter le TAS à chaque projet est implicite. Compte tenu de l’impact du changement climatique, par exemple, une centrale nucléaire devrait bénéficier d’un taux plus faible qu’une mine de charbon. Toutefois, en raison de l’inertie institutionnelle et de la décentralisation, les gouvernements utilisent généralement un seul TAS pour toutes les administrations.

Les conséquences de l’inflexibilité sont lourdes. S’appuyer sur un TAS trop élevé gonfle inutilement le risque, et représente une barrière pour effectuer des projets essentiels. L’inverse est également vrai. Un TAS trop bas peut entraîner un gaspillage de ressources en permettant la réalisation de projets qui s’avèreront finalement infructueux. Fondamentalement, cela s’explique par l’incertitude profonde régnant sur ce sujet. En effet, si des experts affichent un pessimisme face au réchauffement de la planète, d’autres sont beaucoup moins certains1.

Mains de femme en costume d'entreprise sur un bureau et utilisant une calculatrice Mains de femme travaillant avec une calculatrice. Photo par Kami Photos sur Adobe Stock

Dans la pratique, cela rend le calcul du TAS du changement climatique délicat, surtout en tenant compte des désaccords sur la richesse de demain. Si, après tout, nos petits-enfants sont plus riches que nous, investir aujourd’hui et massivement pour lutter contre le changement climatique a moins de sens3. Pour dire les choses crûment, pourquoi gaspiller aujourd’hui des ressources limitées pour aider les ploutocrates de demain ? Dans ce scénario, le taux d’actualisation serait nécessairement élevé. D’un autre côté, l’augmentation du niveau de vie au cours des cinquante dernières années ne garantit pas que la croissance durera éternellement. La guerre et la maladie, voire le réchauffement climatique, pourraient nuire à la prospérité de nos descendants, faisant des TAS climatiques élevés une erreur. Et même si les courbes des PIB continuent d’augmenter, des taux élevés peuvent encore être une erreur, notamment lorsque des organismes tels que les Nations unies soulignent la nécessité de lutter d’urgence contre le changement climatique dans le présent. Les économistes se sont même demandé dans quelle mesure la génération actuelle devrait s’inquiéter du sort des générations futures. Leurs réponses influencent leurs taux d’actualisation sociale.

Taux multiples

C’est en gardant à l’esprit ces complexités que l’équipe de chercheurs a mis au point une enquête pour comprendre l’opinion de leur profession sur le TAS. Au total, ils ont contacté 5 392 universitaires, dont 948 ont répondu au moins à la première des 13 questions, et les résultats représentent une tentative majeure de s’attaquer à cette formule économique complexe. Au-delà de l’ampleur du sondage, les résultats de l’enquête sont frappants. En premier lieu, c’est clair en ce qui concerne l’adaptation des taux. À l’opposé des gouvernements, 75 % des personnes interrogées préconisent l’utilisation de taux d’actualisation spécifiques aux projets.

Des signes montrent que les responsables politiques s’orientent progressivement vers cette position. La France, par exemple, ajuste les TAS en fonction du risque d’un projet. Cependant, la question est d’estimer les taux adaptés à chaque projet. En moyenne, les économistes spécialisés dans l’ajustement au risque se prononcent en faveur d’un taux d’environ 2 %, une valeur faible face au TAS à 3,5 % du gouvernement britannique3. Bien qu’ils soient généralement favorables aux taux ajustés au risque, les répondants se montrent réticents à modifier le TAS d’un projet à l’autre. Comme constaté par les chercheurs, près de 60 % d’entre eux préconisent l’utilisation du même taux d’actualisation pour les hôpitaux et les chemins de fer. Dans le même ordre d’idées, un tiers des personnes interrogées soutiennent l’utilisation d’un TAS unique pour les projets ferroviaires et les programmes d’atténuation des changements climatiques.

Ces résultats indiquent que, même parmi les économistes théoriquement favorables à l’application de taux d’actualisation spécifiques aux projets, peu de changements réels en découleraient. Tout aussi marquante, est la divergence de cette approche par rapport à d’autres domaines de l’économie, où les marchés appliquent des TAS plus élevés aux projets risqués. Ce dilemme — que les universitaires caractérisent comme le « discounting premium puzzle » ou « l’énigme de la prime d’escompte » — peut probablement s’expliquer par les réalités pragmatiques de la vie financière. Ne se souciant que de garantir un retour sur leur investissement, en ignorant les générations futures, les investisseurs privés tolèrent moins des rendements faibles sur des actifs risqués. L’enthousiasme pour l’activisme climatique pourrait expliquer l’attitude plus modérée des répondants au sondage, de même que la confusion quant aux projets considérés comme risqués. Plus occupés pendant les périodes d’expansion, les chemins de fer et les ports sont plus sujets au risque macroéconomique. À l’inverse, et comme l’a prouvé la pandémie, les hôpitaux et les cliniques peuvent de façon importante couvrir les risques en cas de catastrophe.

Soutien externe

Ce qui est clair, c’est que les taux généralement bas avancés par les économistes auraient de graves conséquences en cas d’application au-delà du monde académique. C’est d’autant plus vrai pour le changement climatique. Un TAS faible permet de justifier plus facilement les dépenses consacrées à des projets écologiques — un nouveau parc éolien ou programme de plantation d’arbres est considéré comme fournissant des avantages durables — tout en indiquant que les responsables prennent au sérieux les menaces qui pèsent sur l’environnement. Des signes indiquent l’engagement des gouvernements dans cette voie. Au début de l’année, par exemple, les États-Unis ont annoncé diminuer leur taux d’actualisation annuel de 3 % à 2 %, les autorités affichant explicitement une mesure en faveur de l’investissement durable.

Vue de dos d’une femme manifestant avec un panneau signifiant « le temps est compté pour la planète ». Vue de dos d’une femme manifestant avec un panneau signifiant « le temps est compté pour la planète ». Photo de Tobias Rademacher sur Unsplash

Quoi qu’il en soit, il serait probablement faux de voir les faibles TAS comme un bienfait climatique sans complications. Cela est en partie dû aux anciennes incertitudes. Est-il judicieux d’investir des milliards pour atténuer le changement climatique lorsque l’augmentation des températures pourrait être plus faible que prévue, ou lorsque les générations futures sont suffisamment bien pourvues pour résoudre elles-mêmes le problème ? Les scientifiques eux-mêmes admettent que ces débats sont loin d’être réglés4 ? À partir de là, traduire les résultats du sondage en politique publique pourrait engendrer d’autres problèmes. Accepter un faible taux d’actualisation pour un éventail d’infrastructures, de l’atténuation climatique aux chemins de fer, signifie probablement que l’on construira davantage de tout. Mais que se passe-t-il si un projet de capture de carbone est approuvé aux côtés d’une nouvelle autoroute — une autoroute qui aggrave le réchauffement de la planète ?

Il y a également des inquiétudes d’ordre financier. Aussi utiles que soient les faibles taux d’actualisation du point de vue des infrastructures, tous ces projets doivent être financés. En tant que projets publics, cela signifie que les contribuables seront inévitablement mis à contribution. Poussée à l’extrême, l’étude avertit que le fait de se concentrer exclusivement sur le développement pur, au détriment des personnes en chair et en os, risque de provoquer une famine du type de celle qu’a connue l’Union soviétique dans les années 1930. Mais la situation n’est pas désespérée. D’un point de vue statistique, une solution pourrait consister à utiliser des taux d’actualisation qui diminuent avec le temps, ce qui permettrait de garantir des chiffres plus précis plus longtemps. 

Dans le même temps, les chercheurs soulignent la nécessité de voir leur expertise intégrée à d’autres disciplines. La question de savoir dans quelle mesure le changement climatique s’aggravera au cours des prochaines décennies et, par conséquent, quelle sera l’utilité des efforts d’atténuation revient essentiellement aux climatologues. La question de savoir si les individus actuels ont un devoir à l’égard de leurs descendants dans les siècles à venir est probablement mieux traitée par les philosophes. Et même si les économistes finissent par s’entendre sur le TAS idéal pour le bien de la planète, ils doivent encore traduire leurs conclusions en politiques. Cela signifie qu’il faut convaincre les décideurs, les administrations et, en fin de compte, les électeurs. Étant donné que le changement climatique est susceptible de remodeler la vie de tous les habitants de la planète, cette ampleur semble tout à fait appropriée.
 

Référence 

Gollier C, van der Ploeg F., Zheng J., 2023, «The Discounting Premium Puzzle: Survey Evidence from Professional Economists» Journal of Environmental Economics and Management 122 (October): 102882.

Notes

1. Nordgren, A.,2021, « Pessimism and Optimism in the Debate on Climate Change: A Critical Analysis». J Agric Environ Ethics 34, 22.
2. Liu, L., Rettenmaier, A. J., & Saving, T. R., 2021,« Discounting Environmental Benefits for Future Generations ». Public Finance Review, 49(1), 41-70.
3. Freeman, M., Groom, M., & Spackman, M., 2018,« Social Discount Rates for Cost-Benefit Analysis: A Report for HM Treasury ».
4. Eden, M., 2023,« The Cross-Sectional Implications of the Social Discount Rate». Econometrica, 91 : 2065-2088.

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