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Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
Si le Covid-19 a déclenché une situation catastrophique, c’est en partie à cause de choix pris en amont de la pandémie. Qu’ils soient bons ou non, ces choix ont été pris : comment les catastrophes influencent-elles la prise de décision en situation d’incertitude ? Si des théories décrivent très bien nos choix quand on a toutes les cartes en mains, elles sont moins pertinentes devant des situations exceptionnelles comme les catastrophes, dont les conséquences sont désastreuses mais le risque de survenir extrêmement faible.
Tous les jours nous faisons des choix. Certains sont simples, comme celui de lire un article de vulgarisation, d’autres sont incertains, comme parier sur l’évolution des marchés financiers, et certains sont difficiles d’un point de vue éthique comme ceux des médecins en Italie par exemple, parfois contraints de choisir quels patients sauver à cause de la saturation des services de réanimation1. Comment choisissons-nous en situation d’incertitude ? Cette question est étudiée en économie depuis des siècles, et formalisée depuis les années quarante.
En 1944, John von Neumann et Oskar Morgenstern proposent la théorie de l’utilité espérée. Sans cesse amendée depuis, cette théorie fait néanmoins toujours référence dans le domaine de la décision en incertitude2. D’après elle, face à un choix, nous étudions les différentes possibilités, ainsi que le niveau de bien-être (appelé utilité en économie) et les probabilités qui leurs sont associées. Nous choisissons alors l’option qui a le plus de chance de maximiser notre bien-être (en économie, les individus sont vus comme des êtres rationnels cherchant toujours à maximiser l’utilité sous diverses contraintes, de temps ou d’argent par exemple).
On peut ainsi décrire à la fois les choix des individus, ceux des entreprises, ou des gouvernements. Par exemple en 2011, deux ans après l’épidémie de grippe A (H1N1), l’État français possédait des stocks importants de masques (chirurgicaux ou à la norme FFP2, destinés au personnel soignant). En 2013, pour des raisons budgétaires, il en a délégué la gestion aux organismes de santé3. En effet, stocker des masques a un coût important, il faut un lieu, les assurer (contre le vol, l’incendie, l’inondation), refaire des stocks dès que les masques expirent, cela immobilise de l’argent… La probabilité d’une épidémie, bien que faible, était prise en compte : en cas de problème une commande prendrait environ une semaine à être livrée. Ce qui n’était pas prévu, c’est l’arrivée d’une pandémie (par définition mondiale) qui arrêterait la production de masques, localisée principalement en Chine. Trois phénomènes sont donc survenus en même temps : une pandémie (donc une demande mondiale accrue en masques), les usines de production qui ont momentanément fermé à cause de celle-ci et l’absence de stocks, menant à l’événement catastrophique que nous connaissons. Les catastrophes sont définies par le centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) comme un « événement aux conséquences particulièrement graves, voire irréparables »4. On peut rajouter que de tels événements ont des probabilités très faibles de se produire. Nous nous trouvons bien, avec la pandémie de Covid-19, dans une situation catastrophique.
Dans de tels cas, la théorie de l’espérance d’utilité donne des résultats qui ne correspondent pas toujours aux comportements observés chez les individus. C’est ce que montrent les économistes Olivier Chanel et Graciela Chichilnisky dans une série d’articles qui traitent de l’importance de nos émotions (et en particulier la peur) sur nos choix face à de tels événements.
Kidnapping à l’étranger
Chanel et Chichilnisky (2009) ont étudié les effets de la peur sur notre capacité à calculer les probabilités associées à nos choix.
Pour tenter de prouver l’influence de nos émotions sur la manière dont nous prenons nos décisions, ils ont réalisé une expérience en laboratoire avec des étudiants en économie (habitués à utiliser des probabilités dans leur travail). Ces étudiants devaient s’imaginer une scène : celle d’un confinement forcé, provoqué non par une pandémie mais par un kidnapping dans un pays lointain. Les étudiants étaient forcés de rester en détention pour une durée comprise entre un et six mois. Plusieurs questions leur ont été soumises pour déterminer leurs préférences entre des combinaisons de probabilités et de durées de détention. 98% des étudiants répondaient selon la théorie standard de l’utilité espérée. Puis, la dernière question de l’expérience augmentait soudain drastiquement la durée de détention, la fixant à quarante ans. Ceci avait pour objectif de générer de la peur. Devant cette nouvelle donnée, la manière de calculer les probabilités des étudiants a changé pour la moitié d’entre eux : seulement 48% répondaient selon le cadre standard de l’utilité espérée. Pour ces étudiants, une détention qui dure pendant des décennies devenait catastrophique. La peur influe donc bien sur notre rationalité. Quand nous devons faire des choix en incertitude face à des situations catastrophiques il est important de la prendre en compte dans les modèles de décision. Cela peut se faire en ajoutant une composante de sensibilité aux événements rares (fondée sur une évaluation différente de la proximité statistique5).
Avaler une pilule potentiellement mortelle ?
Que feriez-vous si on vous proposait de choisir une pilule d’un bol en contenant un milliard dont une seule serait du poison mortel (les autres étant sans effet), et de l’avaler contre 152 450 euros ? Tenteriez-vous votre chance ? C’est la question posée par les deux économistes, par courriel, aux membres d’un centre de recherche d’économie quantitative, en 1998 puis en 2009 (voir Chanel et Chichilnisky, 2013).
La mort est ici un événement catastrophique, puisqu’on peut difficilement en réparer les conséquences. Selon la théorie de l’utilité espérée, tout le monde devrait choisir de prendre la pilule. Une chance sur un milliard est une probabilité infime quand on la compare à la probabilité complémentaire de 99,9999999% de ne pas mourir et de gagner plus de 150 000 euros. On prend des risques bien supérieurs tous les jours en choisissant de prendre sa voiture. Pourtant, un peu plus de 60% des personnes interrogées répondent négativement à la question, ce qui signifie, selon la théorie de l’utilité espérée, qu’elles évaluent leur vie à plus de 150 000 milliards d’euros. Cela s’explique car les individus ne raisonnent pas toujours à partir des probabilités objectives, par ailleurs très difficiles à concevoir lorsqu’elles sont très faibles6, mais à partir de ce qu’ils en perçoivent : les probabilités subjectives. Cette déformation des probabilités peut se faire dans un sens comme dans l’autre : on peut considérer qu’une chance sur un milliard est comparable à zéro … ou bien à une probabilité bien plus élevée. Or, la possibilité de mourir inspire de la peur (et une perte infinie d’utilité), ce qui pousse certains individus à surestimer cette probabilité.
Par ailleurs, un quart des membres du laboratoire a changé de réponses entre les deux expériences. Ils évoquent plusieurs raisons à cela : le fait d’avoir eu des enfants, de s’être marié, une appréciation différente des conséquences de leur décès sur leurs proches, l’attrait monétaire moindre en euros de 2009 (152 450) qu’en francs de 1998 (1 million), etc. Cela montre que pour choisir en incertitude, les individus s’appuient sur des données plus larges que celles contenues objectivement dans la question posée, et que leurs décisions peuvent évoluer dans le temps, en particulier du fait de leurs émotions. Là encore, le cadre théorique standard doit être modifié pour prendre en compte les émotions associées à la décision.
Se protéger face aux inondations?
Les deux expériences ci-dessus ont montré l’impact des émotions sur les décisions, mais qu’en est face à des catastrophes réelles ? Peuvent-elles permettre de mieux se protéger ? Olivier Chanel, Graciela Chichilnisky, Sébastien Massoni et Jean Christophe Vergnaud (2016) étudient la question en estimant la propension des personnes à investir dans des assurances et des protections contre les inondations. Pour cela, ils ont interrogé les habitants de quatre communes de la région Provence Alpes Côte d’Azur. Une des communes, en zone non inondable, sert de contrôle, une commune se trouve en zone inondable, une a été inondée deux ans auparavant et la dernière a été inondée vingt ans plus tôt, avec de nombreux décès dans ces deux derniers cas.
De manière peu surprenante, les personnes ayant subi une inondation récemment évaluaient le risque d’inondation comme plus élevé qu’il ne l’est, anticipaient des émotions négatives en cas d’inondation future plus élevées et étaient prêtes à investir beaucoup plus dans les mesures de prévention et les assurances. Plus étonnant, pour les personnes ayant vécu l’inondation dans un passé lointain, elles préféraient investir moins dans la protection et anticipaient des émotions négatives plus faibles. Cela peut s’expliquer par deux hypothèses : l’enquête ayant pris place vingt ans après l’inondation, les personnes ayant mal vécu la catastrophe ont eu le temps de déménager entre temps. Une autre possibilité est appelée en psychologie le biais du survivant7. Il consiste à penser qu’après avoir survécu à une situation même très dangereuse, on pourra revivre la même situation et s’en sortir de la même manière. Les auteurs montrent ainsi que les émotions (présentes, passées et anticipées) influent de manière assez complexe sur nos décisions, même quand il s’agit de se protéger face à une catastrophe à laquelle nous avons déjà été confrontés. Pour prendre des décisions en incertitude, il convient de se projeter dans un scénario catastrophique, mais seules les personnes ayant déjà vécu une telle situation peuvent se représenter l’aspect émotionnel associé. Inclure de telles personnes dans les groupes de réflexion guidant la décision face à des événements catastrophiques est donc recommandé, afin d’enrichir une décision qui serait uniquement fondée sur l’utilité espérée.
Les recherches sur la théorie sous-tendant nos décisions ne peuvent pas donner de solution miracle et universelle pour agir dans des situations catastrophiques spécifiques. Elles peuvent par contre amener à réfléchir sur notre façon de faire des choix et l’enrichir. De nombreux arbitrages ont conduit à la crise du Covid-19, dont la gestion des stocks de masques et de l’hôpital public en France. Cette pandémie peut permettre de mieux considérer nos décisions futures face à de tels événements, tout en gardant cependant à l’esprit qu’il est toujours plus facile d’appréhender les événements une fois qu’ils se sont produits8. Avec un avenir assombri par la perspective du réchauffement climatique et des catastrophes naturelles, économiques et humaines qui ne manqueront pas d’en découler, il est crucial de se donner les meilleurs outils pour réduire le risque de regretter nos choix passés.
Références
Chanel O., Chichilnisky G., 2009, "The influence of fear in decisions: Experimental evidence," Journal of Risk and Uncertainty, 39(3), 271-298.
Chanel O., Chichilnisky G., 2013, "Valuing life: Experimental evidence using sensitivity to rare events," Ecological Economics, Elsevier, 85 (C), 198-205.
Chanel O., Chichilnisky G., Massoni S., Vergnaud JC., 2016, « Exploring the Role of Emotions in Decisions Involving Catastrophic Risks: Lessons from a Double Investigation ». In: Chichilnisky G., Rezai A. (eds) The Economics of the Global Environment. Studies in Economic Theory, 29.
Notes
1. https://theconversation.com/coronavirus-et-triage-de-catastrophe-faudra-...
2. J. von Neumann, O. Morgenstern, 1944, Theory of Games and Economic Behavior
3. https://www.20minutes.fr/societe/2745539-20200322-coronavirus-comment-fr...
4. https://www.cnrtl.fr/definition/catastrophe
5. Le lecteur intéressé peut consulter Chichilnisky, G., (2000). An axiomatic approach to choice under uncertainty with catastrophic risks. Resource and Energy Economics 22, 221–231
6. Pour vous aider : voici un article montrant un million de points (il vous suffit d’imaginer ça mille fois et vous en aurez un milliard !). https://waitbutwhy.com/2014/11/from-1-to-1000000.html
7. https://www.foncsi.org/fr/media/conf-incertitude_marsden
8. Biais de rétroactivité : évaluer un risque après l’événement fait qu’on n’a plus à tenir compte de l’incertitude présente avant l’événement. Cadet B., Kouabenan D R., 2005, « Évaluer et modéliser les risques : apports et limites de différents paradigmes dans le diagnostic de sécurité ». Le Travail Humain, 68, 7-35.
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