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Ce blog est alimenté par Dialogues économiques, une revue numérique de diffusion des connaissances éditée par Aix-Marseille School of Economics. Passerelle entre recherche académique et société, Dialogues économiques donne les clefs du raisonnement économique à tous les citoyens. Des articles sont publiés tous les quinze jours et relayés sur ce blog de CNRS le journal.

 

 

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Déprescrire pour mieux guérir ?
25.11.2020, par Hélène Carrier, Anna Zaytseva et Aurore Basiuk
Mis à jour le 07.12.2020

Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.

La combinaison de plusieurs maladies chroniques chez un seul individu a un nom : la multimorbidité. Il s’agit d’un problème de plus en plus commun en Europe. Comment les médecins généralistes la prennent-ils en charge ? Comment gèrent-ils des prescriptions non seulement variées mais parfois contradictoires ? Ce sont les questions auxquelles répondent Hélène Carrier, Anna Zaytseva, Aurélie Bocquier, Patrick Villani, Hélène Verdoux, Martin Fortin et Pierre Verger, dans un article issu d’un panel d’observations des pratiques et des conditions d'exercice en médecine générale. 
 
La chanson populaire de Gaston Ouvrard (1932) dit :
« J'ai la rate,
Qui s'dilate
J'ai le foie
Qu'est pas droit
J'ai le ventre
Qui se rentre
J'ai l'pylore
Qui s'colore (…)
»1

La combinaison de plusieurs maladies chroniques chez un seul individu a un nom : la multimorbidité. Il s’agit d’un problème de plus en plus commun en Europe, avec une population globalement vieillissante. En France, au 1er janvier 2020, plus d’une personne sur 5 avait 65 ans ou plus.2 En effet, les patients atteints de plusieurs maladies chroniques reçoivent des médicaments pour traiter chacune d’elles, ce qui entraîne des situations de polymédication, c’est-à-dire l'utilisation simultanée de plusieurs médicaments par un même individu. Or, la prise de plusieurs médicaments multiplie les risques d’interactions entre eux, qui peuvent être source d’iatrogénie (mauvaises interactions). Une étude à partir de l’Enquête santé et protection sociale (ESPS) indique qu'une polymédication a été rapportée chez 70 % des Français âgés de 65 ans ou plus, et 47 % ont reçu au moins une prescription potentiellement inappropriée, c’est-à-dire une prescription d’un médicament qui présente un mauvais rapport bénéfice-risque en population âgée.3

D’un point de vue économique, la prescription des médicaments inutiles et les effets iatrogéniques génèrent des coûts supplémentaires dus aux hospitalisations potentiellement évitables, aux consultations médicales et, bien évidemment, aux médicaments.4 En Nouvelle-Zélande, des études montrent que 10 % des admissions à l’hôpital seraient dues à des effets liés à la prise de médicaments et que deux tiers de ces admissions pourraient être évitées avec de meilleures (et plus légères) prescriptions.5

La prise en charge de la multimorbidité est généralement l’apanage des médecins généralistes. Comment gèrent-ils la multimorbidité, et en particulier, les prescriptions, ou plutôt la déprescription (arrêt de médicament) ? Cette question est au cœur de l’enquête menée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), un service de statistiques sous la direction du ministère des Solidarités et de la Santé. Les résultats sont repris dans un article de Hélène Carrier, Anna Zaytseva, Aurélie Bocquier, Patrick Villani, Hélène Verdoux, Martin Fortin et Pierre Verger.

Photo d'une pharmacie

Quoi de neuf Docteur ?

Depuis 2010, la DREES a mis en place un panel national de médecins généralistes libéraux. Ce panel, renouvelé tous les trois ans, a pour but de récolter les avis de médecins sur des sujets d’actualité, comme l’organisation du cabinet médical, la prise en charge de maladies spécifiques (dépression, cancer…) ou de patients particuliers (femmes enceintes, patients en situation de précarité…).
Une des enquêtes du troisième panel a eu  lieu en 2016 et portait sur la prise en charge des patients atteints de multimorbidité. « En tant que médecins généralistes, la multimorbidité est une situation à laquelle nous sommes confrontés quotidiennement », explique le Docteur Hélène Carrier. Elle se transcrit par un besoin d’adaptation important des traitements par les médecins généralistes, même ceux prescrits par leurs confrères spécialistes. Certains médicaments doivent être arrêtés car ils peuvent avoir des effets indésirables ou des interactions avec d’autres médicaments ou maladies. 

Les questions posées aux médecins concernaient leur confort à déprescrire des médicaments, la fréquence à laquelle ils le faisaient, leur opinion sur la perception de cette déprescription par les patients, et des exemples de cas cliniques. Elles portaient aussi sur la pertinence des « guides de bonnes pratiques » : des recommandations pour la prise en charge de chaque pathologie chronique (on y trouve des critères de diagnostics, des façons de traiter telle ou telle maladie…).

Risques, bénéfices et malades non imaginaires

Un patient a besoin d’un médicament pour fluidifier son sang car il a des problèmes d’artères (elles ont tendance à se boucher). Cependant, il est aussi atteint d’un ulcère à l’estomac, qui peut se mettre à saigner – en particulier lors de la prise de médicament. En plus, il a des douleurs d’arthrose qui pourraient être soulagées par des anti-inflammatoires. Or, les anti-inflammatoires majorent les risques de saignement. Un vrai casse-tête au niveau des prescriptions ! Cumuler plusieurs maladies chroniques pose la question de la gestion des médicaments. Prendre dix pilules par jour est une charge lourde, sans compter les risques iatrogéniques qui augmentent avec l’âge des patients.

Photo d'un pillulier

Les prescriptions au quotidien sont entre les mains des médecins généralistes, qui se sentent souvent responsables d’un diagnostic global, là où les spécialistes se concentrent sur un organe en particulier. C’est donc à eux de prendre la décision d’arrêter ou non certaines prescriptions pour éviter des interactions entre les médicaments. Les résultats de l’enquête montrent que la grande majorité (91,4 %) des médecins se sentent à l’aise pour proposer d’arrêter les médicaments qu’ils jugent inappropriés, même si seulement 34,7 % déclarent le faire régulièrement. Cependant, quand ils sont face à un ou une patiente qui demande à être, par exemple, soulagé(e) de sa douleur, un quart des médecins choisissent quand même de prendre un certain risque iatrogénique pour répondre à cette demande. 

De plus, les « guides de bonne pratique » produits par les sociétés savantes, comme la Haute Autorité de Santé, qui permettent de prendre en charge des maladies, ne prennent que très peu en compte le fait qu’un patient peut avoir trois ou quatre maladies en même temps. Dans les cas de multimorbidité, les traitements proposés dans ces guides conduisent souvent à des risques iatrogénes importants. Cela peut mettre en difficulté les médecins généralistes qui sont 79,8 % à trouver que ces recommandations sont difficiles à appliquer dans les cas de multimorbidité. 

Allô Docteur ?

Que faire pour améliorer la prise en compte de la multimorbidité ? Si les études de la DREES ont un but purement observatoire, on sait que le dialogue avec les patients est un levier de la déprescription. L’étude montre que 61,8 % des médecins craignent que la déprescription de médicaments s’apparente, pour le patient, à un abandon des soins. Evidemment, il s’agit ici d’une représentation des médecins, les patients n’ayant pas été interrogés par la DREES. Or, une explication des risques iatrogènes lors d’une consultation pourrait permettre de trouver de nouvelles solutions et des accords communs entre praticien et malade.

Enfin, il y a parfois une grande différence entre les risques et les bénéfices estimés par un médecin, et ce que le patient ressent au quotidien. Ainsi, les médecins déclarent vouloir déprescrire davantage les traitements dits symptomatiques (ceux qui s’adressent aux manifestations et non pas à la source des maladies). Or, ces symptômes peuvent influer très directement sur la qualité de vie des patients. Souffrir au quotidien peut être insupportable. Dans l’exemple précédent, un médecin pourrait privilégier le traitement artériel (pour éviter que les artères se bouchent, un état qui représente un risque fort pour la vie) plutôt que le soulagement de l’arthrose qui pourrait être le problème le plus important du point de vue du patient. Là encore, le dialogue est nécessaire pour trouver un compromis entre l’état de santé et la qualité de vie du patient. Comme dans toutes les relations, celle entre patient et médecin y compris, la communication est la clef.
 
En savoir plus :
Etudes et Résultats : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er_103.pdf

Référence :
Hélène Carrier H., Zaytseva A., Bocquier A., Villani A., Verdoux H., Fortin M., Verger P., 2019, "GPs’ management of polypharmacy and therapeutic dilemma in patients with multimorbidity: a cross-sectional survey of GPs in France", British Journal of General Practice, 69 (681), 270-279  

Notes :
1. Gaston Ouvrard, 1932, Je ne suis pas bien portant
2. Bilan démographique 2019 - La fécondité se stabilise en France - Insee Première n° 1789, janvier 2020
3. Herr M., Sirven N., Grondin H., Pichetti S., Sermet C., 2018, « Fragilité des personnes âgées et consommation de médicaments : polymédication et prescriptions inappropriées. » Questions d’économie de la santé, 230, https://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/230-frag...
4. Hovstadius B., Petersson G., 2013, "The Impact of Increasing Polypharmacy on Prescribed Drug Expenditure-A Register-based Study in Sweden 2005-2009." Health Policy, 109(2), 166-174.
5. Wallis K. A., Andrews A., Henderson M., 2017, “Swimming Against the Tide: Primary Care Physicians’ Views on Deprescribing in Everyday Practice”, The Annals of Family Medicine, 15 (4), 341-34

 

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