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Figures migratoires, au-delà des frontières
15.04.2020, par Claire Lapique
Mis à jour le 15.04.2020

Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.

Dans l’ombre du migrant, se glissent les failles d’un système étatique coercitif peu respectueux des droits humains et de la dignité des individus. Jean-Pierre Cassarino nous rappelle que la réadmission n’est pas aux frontières de nos regards mais s’inscrit bien au-delà des seules questions migratoires. 

Cet article a été écrit sur la base d’un entretien réalisé avec Jean-Pierre Cassarino, titulaire de la Chaire « Études migratoires à l’IMéRA et enseignant politologue au Collège d’Europe (Varsovie)​

« Pays sûrs », « retour volontaire », « réadmission », les institutions internationales et États ne sont certainement pas dupes des réalités que ces mots viennent voiler. Jusqu’en 2017, le formulaire de retour volontaire que faisait signer l’OIM aux migrants irréguliers avant de les renvoyer vers leur pays d’origine, indiquait : « Je reconnais, pour moi-même, comme pour mes tiers, héritiers ou biens, que dans l’éventualité d’un dommage personnel ou d’un décès pendant ou après ma participation aux procédures de l’OIM, ni l’OIM, ni aucune autre agence participante ou gouvernement ne peut en être tenu responsable »1.

De leur côté, les États européens ont constitué des listes de pays « d’origine sûrs » à géométrie variable car chaque État adopte sa propre définition en la matière. Cette notion permet de gérer l’accès au droit d’asile. Mais cela ne les empêche pas de négocier parfois avec des États tiers peu scrupuleux des règles démocratiques et des droits humains, alors même qu’ils sont considérés comme « sûrs ». En signant des partenariats ou des accords de réadmission avec ces derniers, ils facilitent le renvoi des migrants dans leur pays d’origine en fermant les yeux sur les menaces dont ils peuvent être la cible. 

Les tendances liberticides des procédures de renvoi migratoire posent des questions éthiques, démocratiques et de justice. En l’occurrence, l’arrêt N.A. c/ Finlande rendu le 14 novembre 2019 par la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) de Strasbourg a condamné la Finlande pour violation des articles 2 et 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. 

Photo d'une manifestation pour l'accueil des migrants

Droits humains en question 

Dans cette affaire, la Finlande avait débouté un Irakien du droit d’asile en 2017, en dépit des menaces qui planaient sur lui en Irak et justifiaient sa demande. Il lui restait alors deux solutions. Un choix, intégré aux accords de réadmission et laissé aux migrants irréguliers : le retour forcé ou le retour volontaire. Dans le premier cas, il reste en détention jusqu’à être rapatrié, menotté et escorté de force jusqu’en Irak. Dans le second, il signe un formulaire de retour volontaire et on lui paye généralement le billet pour repartir. Alors qu’il est sérieusement menacé par les autorités irakiennes, il opte par défaut pour ledit « retour volontaire » en Irak afin d’éviter d’alerter les autorités et de rentrer le plus discrètement possible. C’est un « choix » qui n’en est pas un, lorsque la survie guide la décision. En effet, les menaces dont il faisait l’objet étaient loin d’être improbables puisqu’un mois après son retour en Irak, il est exécuté. 

Interpellée par la fille de la victime, la Cour conclut que le retour de l’Irakien n’était en rien un retour « volontaire », mais bien la conséquence « d’une décision déjà prise par les autorités finlandaises, visant son expulsion et que la mort du père de la requérante était due aux risques auxquels les autorités finlandaises l’avaient exposé »2

Cette décision vient remettre en question la dialectique du retour forcé ou volontaire, tout comme les pratiques extralégales des États européens en matière de réadmission. L’exemple finlandais n’est certainement pas unique en son genre. Les États ont mis en œuvre un système de réadmission qui fait parfois fi des libertés fondamentales des migrants et des réelles menaces qui pèsent sur eux. 

Coercition et renforcement de l’autorité de l’État 

La jurisprudence de la CEDH semble indiquer qu’un nouveau vent d’espoir souffle sur une meilleure prise en compte des obligations des États en matière de protection des droits fondamentaux. Mais il est trop tôt pour affirmer que les modes opératoires propres à la réadmission des étrangers en situation irrégulière changeront. Pour l’heure, ils semblent pratiquement indéboulonnables. Malgré les efforts de l’Union européenne pour reprendre la main sur les processus bilatéraux, la multiplication des procédures de renvois à échelle intergouvernementale n’a pas cessé. 

Car le recours généralisé aux accords de réadmission est également symptomatique du renforcement de la posture et de l’autorité de l’État dans un contexte où ce dernier s’est progressivement retiré de la gestion directe de l’économie, à l’heure de la mondialisation. Vis-à-vis des médias et de l’opinion publique, les États ne manquent jamais d’afficher leur rôle central dans la lutte contre l’immigration clandestine. C’est un moyen de signaler aux citoyens que l’État se saisit de la « crise migratoire », d’une situation d’urgence. Les accords s’intègrent dans un dispositif coercitif mis en place par les pouvoirs publics, impliquant des sanctions et des obligations à remplir par les migrants (comme la menace du retour forcé notamment). Pour Jean Pierre Cassarino, l’État réaffirme d’autant plus sa fonction coercitive et régulatrice qu’il s’est désengagé de la sphère économique. Pour lui, la réadmission est indissociable d’un raisonnement plus approfondi sur le sens même du travail temporaire, sur les rapports altérés entre État et citoyens, ainsi que sur la notion de participation et les inégalités sociales dans nos sociétés contemporaines. 

Photos d'ombres
 
Un destin commun

Le système de réadmission s’est renforcé parallèlement à la flexibilisation des programmes d’accueil temporaire de la main-d’œuvre étrangère. En associant coopération en matière de réadmission et mobilité de la main-d’œuvre étrangère, les États membres entendent garantir la durée éminemment temporaire du séjour des travailleurs migrants. L’embauche de ces derniers a progressivement pris une tournure « temporaire et sécuritaire »3. Dans une étude sur le retour des migrants tunisiens4, Jean-Pierre Cassarino démontre que les cycles migratoires, au fil des générations, se sont de plus en plus contractés, qu’ils soient interrompus ou incomplets. En se référant au cas des travailleurs migrants réguliers, il observe que les jeunes tunisiens ont moins de possibilité d’acquérir une formation professionnelle à l’étranger, de s’intégrer au sein de l’entreprise et de développer des savoir-faire, contrairement à leurs ainés. Cette fonction « régulatrice » de la durée du séjour migratoire reproduit de fait des formes d'incertitudes professionnelles et de vulnérabilités déjà à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines.

Étrangement, ces tendances sont allées de pair avec la déréglementation accrue du marché du travail et l’exposition croissante des travailleurs nationaux à des formes de précarité professionnelle. 

Y aurait-il finalement, derrière l’apparent fossé des conditions de travail entre nationaux et migrants, un destin commun ? Jean Pierre Cassarino fait appel à « un continuum, entre les droits circonscrits des travailleurs migrants temporaires et ceux (tout aussi circonscrits) des travailleurs autochtones ». Cette ligne de continuité conduit à diverses formes d’expulsion sociale et économique5, de part et d’autre de la frontière.  

Par-delà le national 

Jean Pierre Cassarino appelle à décloisonner la « réadmission » des seules questions migratoires pour la réinsérer dans des enjeux globaux, liés au marché du travail, à l’accès aux droits, à l’heure de la mondialisation. Pour ce faire, il faut s’affranchir de la pensée dichotomique et dominante opposant le « national à étranger ». En pensant au-delà de deux groupes généralement opposés dans le discours politique, d’autres dynamiques se dessinent. La flexibilisation, les déficits démocratiques, les mesures liberticides concernent-elles alors seulement les étrangers non européens ? 

Les enseignements de l’histoire viennent en nombre. « Chaque fois qu’il y a au Vietnam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, (…), il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent ». Dans Discours sur le colonialisme, Césaire, en établissant un lien de continuité entre nazisme et colonisation, peut faire résonner encore ses mots : « C’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice : que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable ». 

Au-delà de la ligne de démarcation migratoire, se dessine une ligne de continuité entre migrants et non-migrants. En déformant les catégories de pensée préconçues, on peut placer la réadmission et le traitement réservé aux migrants au cœur de dynamiques économiques et politiques qui nous concernent tous. 

À lire aussi :
La fièvre de l’expulsion s’étend en Europe
Le système de réadmission de l'UE
Entre expulsion et retour volontaire, la frontière est fine

Références :
Cassarino, Jean Pierre, (2014), « A Reappraisal of the EU’s Expanding Readmission System », The International Spectator: Italian Journal of International Affairs, 49:4, 130-145.
Cassarino, Jean-Pierre, (2015),« Relire le lien entre migration de retour et entrepreneuriat, à la lumière de l’exemple tunisien », Méditerranée, 124, 67-72.

Notes :
 1.« I agree, for myself, as well as for my dependents, heirs and estate, that in the event of personal injury or death during and/or after my participation in the IOM project, neither OIM, nor any other participating agency or government can in any way be held liable or responsible. »
2.« The applicant in turn argues that her father’s return had not been genuinely voluntary but based on the decisions already taken by the Finnish authorities with a view to his expulsion, and that her father’s death had thus been a consequence of the risk to which he had been exposed by the actions of the Finnish authorities. »
3.Cf. Nouveaux enjeux du système euro-méditerranéen de la réadmission, Jean Pierre Cassarino dans Migrations en Méditerranée, Permanences et mutations à l’heure des révolutions et des crises, CNRS éditions, Sous la direction de Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Catherine Wihtol de Wenden. 
4.Relire le lien entre migration de retour et entrepreneuriat, à la lumière de l’exemple tunisien, Jean-Pierre Cassarino, Revue Méditerranée, n°124 – 2015. 
5.Cf Sassen, Saskia, Expulsions : Brutality and Complexity in the Global Economy, Cambridge, MA : the Belknap Press of Harvard University Press. 

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