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Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
En l’espace de dix ans, Berlin et ses quatre millions d’habitants ont vu leur loyer doubler. Avec l’augmentation de la densité, l’écart entre l’offre et la demande de logements à louer s’est creusé et a conduit à une pénurie. Il devient de plus en plus difficile de se loger : pour un appartement d’une chambre en centre-ville, comptez un budget allant de 800 à 1200 euros. La hausse des loyers est un véritable enjeu de crispation pour les grandes métropoles européennes. La question des stratégies à adopter est l’objet de nombreuses discussions gouvernementales. C’est précisément ce qui explique l’engouement qu’a suscité l’annonce, dès février 2020, de la nouvelle mesure berlinoise. Il s’agit en effet d’un cas d’étude particulier puisque la mairie a ressorti du placard une politique pourtant tombée en désuétude : le gel des loyers. Au moment de son annonce, tous les regards étaient donc tournés vers cette mesure, aussi audacieuse qu’éphémère. À peine a-t-elle été promulguée qu’elle a été immédiatement soupçonnée d’inconstitutionnalité. Du haut de ses treize mois d’application, elle a pourtant eu des effets non négligeables sur le marché locatif berlinois, et c’est ce que les économistes Anja Hahn, Konstantin Kholodilin, Sofie Waltl et Marco Fongoni se sont appliqués à montrer dans un article récent et pionnier sur le sujet.
Folie des loyers
Si les loyers sont plus abordables qu’à Paris ou à Londres, l’état du marché locatif berlinois s’est toutefois dégradé cette dernière décennie. Le problème est de taille dans une capitale où 80 % de la population est locataire. En outre, le coût du logement occupe une part toujours plus importante dans les dépenses des ménages, allant parfois jusqu’à 50 %.
La pression démographique, la gentrification et le manque de logements vacants ont conduit plus de 25 000 Berlinois à manifester, début avril 2019, pour lutter contre la spéculation immobilière et cette « folie des loyers ». En parallèle, une pétition réunissant plus de 77 000 signatures a circulé pour dénoncer le monopole de grands groupes immobiliers qui possèdent plus de 3000 logements.
« À louer », photo par Jose Alonso sur Unsplash
Une solution miracle ?
Cette situation a poussé l’autorité municipale à prendre une décision pour le moins radicale en déclarant le gel des loyers berlinois et leur plafond durant cinq ans. Une nouvelle loi a été rédigée, aux côtés d’associations comme la Berliner Mieterverein, puis promulguée le 23 février 2020. Elle a annoncé la fixation des loyers se trouvant à l’intérieur des frontières administratives de Berlin, a posteriori au niveau de juin 2018, pendant cinq ans. La loi définissait un loyer « valable », compris entre 3,92 et 9,80 EUR/m2 par mois, et dépendant de l’année de construction, des équipements fournis et de l’emplacement. Grâce à cette loi, les locataires dont le loyer était trop élevé pouvaient le faire vérifier en déposant un recours. Par ailleurs, les nouveaux locataires étaient protégés puisque toute infraction à la loi était passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 500 000 euros.
En Europe, les grandes métropoles ont regardé cette annonce avec attention, puisqu’elles font face au même défi. Non seulement l’idée a-t-elle été reprise dans d’autres régions allemandes, comme en Bavière, où un référendum a été lancé par l’État fédéral, mais elle a aussi été sur la table des discussions européennes, comme à Londres, où le maire Sadiq Khan s’exclamait : « Si Berlin peut geler les loyers pendant cinq ans, il n’y a pas de raison que Londres ne puisse pas le faire pendant deux ans en ces temps exceptionnels ».
Une loi sur la sellette
La mise en place de cette politique n’a pas suscité que de l’enthousiasme. Elle a aussi été source de critiques, car considérée comme périlleuse si l’on s’en tient au consensus économique. En effet, le plafonnement des loyers peut susciter un contrecoup pour le moins négatif en réduisant la quantité et la qualité des logements sur le marché. Par exemple, les propriétaires peuvent être poussés à occuper leur logement plutôt qu’à le louer. C’est dans ce contexte que les économistes ont décidé d’étudier ses impacts à court terme.
La loi a aussi fait l’objet d’un recours posé devant la Cour constitutionnelle par les partis conservateurs d’opposition. Aussi, après seulement treize mois de promulgation, elle a été déclarée inconstitutionnelle et par conséquent retirée. En effet, la Cour a estimé que le gouvernement local avait outrepassé ses fonctions en légiférant sur un domaine dont la compétence relevait de l’État fédéral.
Mais dès sa soumission par la mairie berlinoise, la loi était déjà suspectée d’inconstitutionnalité par les propriétaires. De ce fait, une drôle de pratique locative s’était mise en place consistant à proposer un « double tarif » dans les annonces. Ce double tarif incluait le prix obligé par la loi, et le véritable coût du loyer dans le cas où la loi serait retirée pour inconstitutionnalité. Ainsi, en février 2020, on comptait 11 % d’annonces disposant d’un double tarif, chiffre qui n’a cessé d’augmenter tout au long de l’année, allant de 34 % en mars 2020 jusqu’à 45-50 % en mars 2021, selon les économistes. Une telle pratique permettait aux propriétaires de prévenir les pertes financières en imposant une clause afin que le locataire rembourse la différence, dans le cas où le gel locatif serait aboli.
Mauerpark, photo par Vidar Nordil-Mathisen sur Unsplash
Un gel plutôt dévastateur
Malgré son inconstitutionnalité, la loi était-elle efficace ? L’équipe de chercheurs est l’une des premières à explorer les conséquences à court terme et immédiates de cette politique sur le marché locatif berlinois. En tant que politique radicale et peu courante, le gel des loyers a représenté une occasion unique d’étudier les effets d’un tel choc sur le marché. Les conclusions des scientifiques sont plutôt claires : malgré ses bonnes intentions, la politique a eu des conséquences plutôt désastreuses.
Certes, elle a engendré une baisse immédiate des loyers, de l’ordre de 7 à 11 %. Mais les économistes montrent que les prix des logements ont parallèlement augmenté dans les municipalités voisines et à Potsdam, la ville satellite de Berlin. En effet, les auteurs ont élargi l’étude à l’ensemble de l’agglomération métropolitaine en prenant en compte la région frontalière qui n’était pas soumise au gel des loyers. La loi s’appliquait de fait seulement aux unités immobilières situées à l’intérieur des limites administratives de la ville de Berlin. Tout au long de cette frontière, les deux marchés locatifs ont évolué de façon contraire. Tandis que les loyers à Berlin étaient gelés, ceux des biens situés juste de l’autre côté des limites de la ville montaient en flèche, ce qui suggère un effet de substitution. Par ailleurs, un certain nombre de propriétaires ont retiré leur logement du marché, ce qui a réduit considérablement les possibilités de se loger à Berlin, poussant une partie de la population berlinoise à se tourner vers les villes voisines. La croissance de la demande dans ces zones frontalières a donc engendré une hausse des loyers.
Aussi, la conséquence la plus importante de la loi n’a pas été dans l’évolution des prix, mais dans le nombre de logements disponibles. La loi a découragé la mise en location d’appartements neufs. Au contraire, elle a poussé la majeure partie des propriétaires à occuper leur logement plutôt qu’à le louer, ou bien à réaliser des travaux de modernisation afin de ne pas être soumis à la réglementation sur le gel des loyers locatifs. Par exemple, Vonovia, un des grands fonds d’investissement et propriétaire de 40 000 unités locatives à Berlin, a estimé sa perte financière à 10 millions d’euros et a menacé de ne plus rénover son parc de logement en conséquence. Puisque la loi ne s’appliquait pas aux logements bâtis après 2014, l’idée était de se concentrer sur la construction à long terme et non plus l’offre à court terme.
De ce fait, de moins en moins de logements ont été disponibles sur le marché berlinois, ce qui a été particulièrement préjudiciable pour les nouveaux arrivants. La population des 18-35 ans aurait été la plus affectée par ces bouleversements, en peinant à trouver un logement convenable. Enfin, les auteurs montrent que les effets de la loi risquent de perdurer, puisqu’une bonne part des biens locatifs a quitté le marché.
Favoriser des mesures plus « tièdes »
Si une telle politique, malgré son objectif initial, n’est finalement pas des plus bénéfiques pour les locataires, comment répondre à la crise du logement ?
L’étude permet aux auteurs d’affirmer que le gel des loyers n’a pas correctement répondu aux besoins des locataires. D’autres politiques offrent des outils plus efficaces pour contrôler la hausse des loyers. Il peut s’agir de stratégies pour protéger les locataires en limitant les augmentations de loyer dans le temps, ou de stratégies pour augmenter le parc locatif, en taxant, par exemple, les logements vacants ou en encourageant la construction de nouveaux logements. Enfin, d’autres mesures indirectes peuvent aussi être envisagées comme celles qui proposent d’augmenter le salaire minimum pour faciliter l’accès au marché locatif.
Références
Hahn A. M., Kholodilin K. A., Waltl S.R., Fongoni M., Forthcoming « Forward to the Past: Short-Term Effects of the Rent Freeze in Berlin » Management Science
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du journal CNRS