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Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
À chaque meeting de l’ancien président des États-Unis Donald J. Trump, impossible de louper la casquette Make America Great Again, vissée sur sa tête et celles de ses partisans. Quelle importance a cette phrase ? Que raconte-t-elle ? Cette glorification du passé est une bonne entrée en matière pour comprendre la « théorie de la renaissance culturelle » proposée par les économistes Murat Iyigun, Avner Seror et Jared Rubin. Elle soutient que si le candidat républicain a pu se retrouver sur le devant de la scène et même à la Maison-Blanche, c’est avant tout le résultat de décennies de changements culturels conservateurs qui portent aujourd’hui leurs fruits, bien qu’allant à l’encontre de la trajectoire institutionnelle et culturelle dominante dans le pays.
On retrouve l’émergence de mouvements similaires à travers le monde. La Turquie est dirigée par Recep Erdoğan. Le Brésil a eu Jair Bolsonaro. En France, Marine Le Pen n’en finit plus de se rapprocher de la présidence alors qu’Éric Zemmour a alimenté les débats avec des idées ultraconservatrices tout au long de l’élection présidentielle de 2022. Pour notre trio d’économistes, ces événements ont une origine. Il propose une explication.
Selon eux, lorsque les élites disposent d’un pouvoir institutionnel limité pour bloquer des politiques à l’encontre de leurs intérêts, elles agissent de manière indirecte en influençant les citoyens et leur culture. Pourquoi le Royaume-Uni est-il sorti de l’Union européenne malgré les bénéfices du libre-échange ? Pourquoi des États mettent-ils en œuvre des innovations et des politiques publiques qui ne bénéficient pas au bien-être du plus grand nombre ? Pourquoi les États arrêtent-ils d’utiliser des technologies qui paraissent importantes sans même que la société en elle-même ne mette des contraintes à l’usage ? Il n’est finalement pas toujours utile de faire de la répression si les citoyens sont conditionnés à ne plus utiliser ces technologies. Quand une société se développe, il existe des forces opposées, avec des gens qui ne veulent pas voir le développement arriver. Si ces forces-là n’ont pas l’autorité pour bloquer directement les changements, elles peuvent changer la culture, notamment en proposant des biens publics et des innovations aux citoyens qui partagent leur trait culturel.
Photo par Shocky [Marc Chesneau] sur Adobe Stock
À contre-courant, mais dans le sens des croyances culturelles
De nombreuses études d’économie politique arguent que ce sont les intérêts acquis par les élites qui freinent les changements. Mais comment expliquer les cas récents, où à l’image de l’accession au pouvoir de Trump, les élites ne disposent pas du pouvoir et de l’influence nécessaire pour empêcher les modes de production les plus performants de prendre le dessus ? Selon la théorie développée par les économistes, les élites peuvent tenter de cibler la fourniture de biens publics à ceux qui ont le « capital culturel » complémentaire aux innovations ou politiques publiques qui leur profitent. Dans une sorte de fonctionnement circulaire, cette fourniture de biens favorise la transmission de valeurs culturelles compatibles avec des innovations et des politiques publiques inefficaces.
Pour fonder leur modèle, les chercheurs se sont d’abord intéressés au sud des États-Unis durant la période de la Reconstruction (1865 - 1877). Vaincues et minoritaires, il n’était nullement évident que les élites blanches de planteurs maintiendraient leur pouvoir politique et économique. Les Blancs sans ressources et les Noirs libérés étaient largement plus nombreux, et avaient en commun de vivre dans la pauvreté. Des changements politiques favorables à cette majorité auraient certainement amélioré les perspectives économiques de la plupart des habitants des territoires du sud. Ouvrir des écoles pour tous aurait été plus bénéfique économiquement à travers l’accès à l’éducation. Cependant, les élites planteuses blanches auraient pu perdre leur pouvoir politique au profit de groupes tentant d’unir les plus pauvres, indépendamment de leurs couleurs de peau, en un bloc électoral. Au contraire, c’est à cette époque que sont mises en place les lois ségrégationnistes Jim Crow. Elles établissent des distinctions raciales dans les transports, le logement, l’emploi, l’éducation ou la santé. La stratégie des élites blanches de fournir des biens publics favorisant les Blancs a permis d’exalter une « identité blanche » et proposer une organisation de la société autour de traits raciaux plutôt que de conditions économiques. Cela a finalement permis aux élites blanches de renforcer leur emprise sur l’économie et la politique du sud du pays. Pour l’expliquer à travers le modèle, une renaissance culturelle des valeurs racistes a encouragé les Blancs pauvres à s’aligner sur les élites économiques blanches, ce qui a ainsi facilité les changements politiques renforçant les anciennes structures économiques et politiques.
Noir américain devant une fontaine à eau réservée aux gens de couleurs (« Colored »), Oklahoma © Russell Lee, juillet 1939 / Library of Congress
La culture, un outil pour se maintenir au pouvoir
Le second cas cité dans l’étude permet de comprendre comment les élites usent de cette complémentarité de traits culturels pour se maintenir au pouvoir. Le président turc Recep Erdoğan a été élu en 2002 sur la promesse d’être un islamiste modéré. Il a cependant entamé un virage plus religieux en 2010, alors même que son pouvoir se faisait plus autoritaire. La « théorie des renaissances culturelles » peut expliquer ce virage. Cette fois encore, ce sont des changements culturels de longue haleine, qui ont imprégné la société et permis au président turc de renforcer son pouvoir. Erdoğan a profité de décennies d’investissement dans l’enseignement religieux, à travers notamment le mouvement Gülen, qui a lentement érodé les fondements laïques de la République turque.
La République turque, née en 1923, s’est longtemps structurée autour d’une laïcité stricte « à la française » et des élites œuvrant en ce sens. Elle a mis en place de nombreuses réformes, motivées par le fait que le rendement de l’éducation laïque et du capital humain a augmenté de manière significative après la révolution industrielle, alors que la productivité économique de la société ottomane conservatrice avait longtemps stagné. Mais de façon sous-jacente, des mouvements islamistes ont pris racine. Les graines de ce renouveau culturel furent semées à la fin de l’ère du parti unique en Turquie en 1950, lorsque les groupes islamistes ont intensifié leur activisme social et politique. Progressivement, sous l’impulsion de Fethullah Gülen, les madrasas et écoles islamiques ont regagné du terrain. Les écoles gülenistes ont permis d’exalter le conservatisme turc et la culture islamiste a progressé jusqu’à devenir très importante après les années 1990. Le « virage religieux », la fourniture de services correspondant aux attentes des citoyens qui partagent leur trait culturel, a permis au président Recep Erdoğan de se maintenir au pouvoir et même de le renforcer, alors même que s’est opéré un changement dans l’équilibre politique.
La France, fidèle au modèle ?
Selon le modèle, la montée des conservatismes en Occident est le symptôme d’évolutions culturelles profondes qui ont lieu depuis quelques dizaines d’années. En France, la place de plus en plus importante prise par Marine Le Pen et le Rassemblement National, tout comme l’émergence très commentée du candidat Éric Zemmour montre la montée en puissance d’une culture identitaire forte depuis de nombreuses années, dans la lignée de la trajectoire politique et l’obsession nationale de Jean-Marie Le Pen.
Les deux participants à l’élection présidentielle de 2022 proposent de se réaffilier à un héritage du passé, « une certaine idée de la France » qui s’est construite très progressivement dans les milieux conservateurs. Au-delà de ces deux figures, la théorie des renouveaux culturels peut aider à comprendre les dynamiques qui les amènent aux portes du pouvoir et à peser de plus en plus dans le débat national.
À travers des rappels au passé, ils parlent aux citoyens qui se reconnaissent de moins en moins dans l’évolution de la société, malgré le caractère inéluctable de celle-ci. Pour conforter ce conservatisme, les propositions des deux candidats vont dans le sens de ce repli sur soi du pays, que l’on peut considérer comme moins efficace, comme la sortie de l’Union européenne ou la fermeture du territoire et la limitation de l’immigration alors qu’il est démontré que celle-ci est bénéfique au développement économique. Progressivement, la proportion de la société favorable à ces idées grimpe. Le modèle explique que la répartition du pouvoir politique suit la répartition des normes culturelles. Si une société est constituée à 50 % de citoyens qui sont pour un repli sur elle-même, alors le pouvoir va le refléter. Mais à partir du moment où la culture est influencée, à partir du moment où il y a une renaissance conservatrice, alors forcément, les politiciens, eux même issus de la population, vont suivre. Ceci explique aussi potentiellement la présence plus affirmée de thématiques jusqu’ici réservées à l’extrême droite telles que la sécurité ou l’immigration, pour s’accorder avec les traits culturels de la société.
On peut alors se questionner sur l’institution démocratique en elle-même. Porte-t-elle quoi qu’il arrive les germes du conservatisme en elle ? Et alors que les changements technologiques sont de plus en plus importants avec le développement de l’intelligence artificielle, des technologies de surveillance, par exemple, ceux-ci renforceront-ils les pouvoirs en place ou créeront-ils de nouvelles fractures culturelles ?
Référence
Iyigun M., Rubin J., Seror A., 2021. « A theory of cultural revivals », European Economic Review, 135, 103734.
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