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Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
Alors que le taux de chômage est à son niveau le plus bas en France depuis 15 ans (7,2% au quatrième trimestre de 2022), on constate d’importantes disparités territoriales sur le marché de l’emploi. Certaines régions voient leur nombre d’emplois vacants augmenter, alors que d’autres sont toujours confrontées à un taux de chômage élevé.
En théorie, la cause de ce constat paradoxal réside dans la faible mobilité des travailleurs français. La mobilité désigne la capacité d’un individu à quitter une zone géographique pour une autre dans le but d’accéder à un nouvel emploi. Elle apparaît ainsi comme un facteur d’ajustement essentiel sur le marché du travail dans la mesure où elle permet d’adapter l’offre à la demande d’emploi, et donc de réduire les disparités entre les territoires.
Dans une étude publiée en 2021, les chercheurs en économie Benoît Schmutz, Modibo Sidibé et Élie Vidal-Naquet ont cherché à comprendre les causes de cette faible mobilité en France, mais surtout à expliquer les différences de mobilité entre les différents secteurs d’activité. Quels sont les déterminants de la mobilité sur le marché du travail ? Certaines professions sont-elles plus mobiles que d’autres ? L’État a-t-il les moyens d’agir sur la mobilité des travailleurs ?
Photo par Eric Isselée sur Adobe Stock
Les ouvriers moins mobiles que les cadres
Si la capacité d’un individu à tirer parti des offres d’emploi à distance est l’un des moteurs d’une carrière réussie, force est de constater qu’elle varie beaucoup en fonction des compétences et des secteurs d’activité. Pour illustrer cette idée, les chercheurs se sont focalisés sur les 30 plus grandes villes françaises et se sont focalisés sur deux catégories professionnelles : les cadres, dits « cols blancs », et les ouvriers, dits « cols bleus », qui représentent respectivement 21,6% et 19,1% de la population active en 20211.
Ces catégories socio-professionnelles sont marquées par de fortes divergences sur le marché du travail : les ouvriers sont deux fois plus touchés par le chômage que les cadres (15,6% contre 7,5%) et leurs salaires sont 2,3 fois inférieurs à ceux-ci. Cette observation laisse à penser que les ouvriers, étant davantage touchés par le chômage, seraient les plus mobiles car plus enclins à déménager pour accéder à un emploi. Néanmoins, la réalité est tout autre : les cols bleus sont presque trois fois moins mobiles que les cols blancs (0,29% par an contre 0,8%)2. Cette différence est d’autant plus marquée chez les chômeurs, qui sont quatre fois moins mobiles. De plus, la mobilité des ouvriers se réduit d’autant plus que la distance entre leur domicile et l’emploi proposé est grande, ce qui n’est pas le cas chez les cadres.
Dès lors, comment expliquer ces différences de mobilité entre les professions ? Deux paramètres agissent comme des obstacles aux migrations sur le marché du travail, et à plus forte raison chez les cols bleus : les coûts de mobilité et les frictions spatiales.
Le coût de la mobilité
Quitter sa ville ou sa région pour un travail peut être envisagée comme un investissement dont le rendement dépend des coûts occasionnés. Ils peuvent être aussi bien matériels, comme les frais liés au déménagement, que psychologiques et sociaux à travers les conséquences du changement d’environnement.
Les chercheurs révèlent dans leur étude que ces coûts de mobilité varient faiblement entre les catégories socio-professionnelles : ils s’élèvent à 14 938€ chez les cadres, contre 14 635€ chez les ouvriers. Néanmoins, cette valeur nominale ne prend pas en considération les disparités entre les secteurs d’activité : comme expliqué plus haut, les cols bleus bénéficient d’un niveau de salaire nettement inférieur à celui des cols blancs et ils sont davantage confrontés au chômage. Ce faisant, l’importance relative des coûts de mobilité par rapport au revenu traduit une différence significative entre les professions : les coûts de mobilité sont relativement trois fois plus élevés pour les ouvriers que pour les cadres.
À ce constat s’ajoute une forte inégalité sur le marché du logement en fonction des secteurs d’activité, qui est associée à différents coûts en matière de logement. D’un côté, les cols blancs sont plus enclins à être propriétaires de leur logement, ce qui occasionne des coûts de relocalisation importants. D’un autre, les cols bleus sont plus susceptibles de vivre dans des logements publics, dont le processus d’attribution peut être long et fastidieux. En 2011, Benoît Schmutz montrait d’ailleurs que l’existence de discriminations à l’encontre des immigrés d’origine africaine sur le marché locatif privé et leur surreprésentation dans le parc HLM, notamment dans les quartiers les plus pauvres, expliquait en partie le surcroît de chômage frappant cette population3.
À ces coûts de mobilité viennent s’ajouter les frictions spatiales, qui désignent la difficulté pour les travailleurs de connaître les offres d’emploi à distance. En d’autres termes, une personne résidant à Marseille aura plus difficilement accès aux offres d’emploi de Paris qu’un habitant de la capitale.
Une fois encore, on constate que la plus ou moins bonne connexion d’un individu aux autres villes varie en fonction de sa profession. Les chercheurs montrent en effet que les frictions spatiales sont deux à trois fois plus élevées pour les ouvriers que pour les cadres. Autrement dit, les cols blancs sont mieux connectés aux autres villes que les cols bleus, et ils ont davantage accès aux offres d’emplois émises en dehors de leur région.
Déjà en 1973, Aba Schwartz mettait en avant le rôle du niveau d’éducation dans l’appariement spatial des individus. Il montrait notamment que, grâce à leur bagage éducatif plus conséquent, les cadres disposaient de moyens plus sophistiqués pour accéder à l’information et étaient par conséquent moins affectés par la distance géographique dans leurs recherches d’emploi. À l’inverse, les ouvriers s’appuient davantage sur un réseau local informel pour trouver du travail, ce qui les conduit à privilégier les offres d’emploi internes à leur région.
Photo par Ron Lach sur Pexels
Comment agir sur la mobilité ?
Les coûts de mobilité et les frictions spatiales apparaissent ainsi comme les deux obstacles majeurs à la mobilité des travailleurs, et ce d’autant plus que leur niveau de qualification est faible. Dès lors, on peut envisager une politique publique qui agirait sur ces deux facteurs pour dynamiser la mobilité des ouvriers.
L’aide à la réinstallation apparaît comme un moyen d’effacer les disparités entre les professions en termes de coûts de mobilité. Pour évaluer l’impact d’une telle mesure, les chercheurs ont calculé le taux de mobilité des ouvriers dans l’hypothèse où leur coûts relatifs seraient égaux à ceux des cadres. Le résultat de cette politique s’avère décevant : si l’on constate une hausse de la mobilité au bout de cinq ans (+10%), celle-ci se dégrade avec le temps, jusqu’à atteindre un taux négatif au bout de 20 ans. En outre, cette augmentation du taux de mobilité se fait au détriment des chômeurs, qui souffrent de la concurrence des travailleurs salariés plus mobiles. Ce type d’aides améliore certes la mobilité des ouvriers, mais les conduit également à s’installer dans des villes moins connectées aux autres, et dont il leur sera plus difficile de sortir par la suite.
Mais qu’en est-il d’une politique qui chercherait à alléger les frictions spatiales ? Pour réduire l’écart de mobilité entre les professions, les pouvoirs publics pourraient chercher à égaliser la connexion des individus aux autres villes, en permettant aux cols bleus d’accéder au même niveau d’information sur les différents marchés du travail que les cols blancs. Dans ces conditions, l’effet sur la mobilité des ouvriers se révèle très efficace : leur mobilité augmente de 10% au bout de 5 ans, de 25% au bout de 10 ans et de 51% au bout de 20 ans.
Agir sur les frictions spatiales plutôt que sur les coûts de mobilité apparaît donc plus efficace pour dynamiser la mobilité des ouvriers. Une explication tient au fait que les coûts de mobilité varient très peu entre les villes dans la mesure où l'essentiel du coût est une composante fixe, ce qui n'est pas le cas des frictions spatiales qui sont très différentes selon les villes.
Toutefois, la mobilité n'est pas un objectif en soi. Ce qui importe fondamentalement, c'est de savoir si une politique de mobilité peut, ou non, contribuer à améliorer les performances des cols bleus sur le marché du travail. Or, on constate que les deux politiques envisagées ci-dessus n’ont presque aucun impact sur le niveau de chômage, voire un effet négatif à long terme. La mobilité n’est donc pas une variable d’ajustement magique qui permettrait de gommer les disparités entre les différents marchés du travail.
Ce constat amène un regard nouveau sur les conséquences des écarts de mobilité entre ouvriers et cadres. En effet, c’est un contributeur important de l’augmentation des disparités entre des marchés du travail dynamiques et ceux des anciennes régions industrielles en déclin, comme aux États-Unis où la mobilité géographique y est plus grande.
Notes
1. Le capital humain peut être défini comme l’ensemble des capacités productives qu'un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc.
2. Schmutz B., Sidibé M., Vidal-Naquet É., 2021, "Why Are Low-Skilled Workers Less Mobile? The Role of Mobility Costs and Spatial Frictions", Annals of Economics and Statistics, 142, 283‑304.
3. Schmutz B.,2011, "Les immigrés Africains face au marché du logement en france : Ségrégation,discrimination et mobilité" These de doctorat, Aix-Marseille 2
Références
Schmutz B., Sidibé M., Vidal-Naquet É., 2021, "Why Are Low-Skilled Workers Less Mobile? The Role of Mobility Costs and Spatial Frictions", Annals of Economics and Statistics, 142, 283‑304.
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