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Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
Le blé est un pilier de l’alimentation humaine depuis environ 8 000 av. J.-C. d’après les archéologues. Consommé sous diverses formes dont le pain, cette précieuse céréale est devenue un produit commercial et un enjeu stratégique. Les Romains, par exemple, ont colonisé l’Égypte pendant plus de six siècles en raison de sa production agricole, notamment en blé. Aujourd’hui, la dépendance en blé russe et ukrainien, deux des principaux producteurs, est un problème majeur pour de nombreux pays.
Les matières premières comme le blé, les métaux et les minéraux sont donc des composantes essentielles de l’économie mondiale et d’une partie de l’histoire de l’humanité. Le commerce international, la colonisation et les conflits tirent souvent leurs origines dans le besoin en ressources de certaines nations. Étudier ces marchés du point de vue de la théorie économique est donc crucial.
Analyser l’impact des relations sociales, des comportements et leurs interactions avec l’économie permet de comprendre leur impact sur l’efficacité économique. Malheureusement, la théorie économique ignore souvent l’interaction entre les deux sphères.
L’offre et la demande au cœur de l’économie
En 1954, Kenneth Arrow et Gérard Debreu prouvent l’existence d’un équilibre entre l’offre et la demande dans une économie de marché avec plusieurs produits : l’équilibre de « concurrence parfaite ». En d’autres termes, ils montrent que sous certaines conditions, il existe un ensemble de prix tel que l’offre et la demande de chaque bien sont à l’équilibre. Un postulat de cette approche est l’exclusion des interactions sociales à l’exception du commerce. Pourtant, le modèle Arrow-Debreu reste une clé de compréhension de la théorie de l’équilibre général en économie et a même valu un prix Nobel à ses auteurs.
Cette exclusion des interactions sociales conduit à une vision faussée du monde : l’économie réelle est comme observée à travers un prisme déformant. C’est ce que les trois économistes Marc Fleurbaey, Ravi Kanbur et Dennis Snower corrigent avec leur article "Efficiency and equity in a socially-embedded economy". Ils intègrent les interactions et normes sociales au modèle classique d’Arrow-Debreu et étudient les implications en termes d’efficacité et d’équité. En d’autres mots, ils analysent l’impact du comportement social sur la théorie conventionnelle et comment cela pourrait permettre une meilleure compréhension de l’économie.
© Photo par Ross Findon sur Unsplash
Amusons-nous !
Comme dans une partie de Monopoly, le résultat dépend des règles, mais aussi de la façon dont les joueurs réagissent aux règles et aux actions de leurs adversaires. Lorsqu’on atterrit sur une case, faut-il l’acheter ? Un joueur ne pense pas seulement à ses gains potentiels, fixés par les règles, si un autre joueur tombe dessus. Il doit également prendre en compte la fréquence à laquelle d’autres joueurs peuvent s’y arrêter, si quelqu’un possède déjà ou risque d’acheter des terrains de la même couleur, etc. Il faut donc considérer l’efficacité de l’action en elle-même et par rapport à la richesse et au pouvoir des autres joueurs.
En conséquence, les interactions hors prix entre joueurs impactent sur les stratégies de chacun, l’efficacité des stratégies, l’égalité des pouvoirs, et le résultat final du jeu, en termes d’efficacité et d’équité. C’est pourquoi il est important d’inclure un aspect non monétaire au jeu dans les mécanismes théoriques.
Plateau de Monopoly®
© Photo par PIxarno sur Adobe Stock / Jeu Hasbro
L’efficacité et l’équité sont deux notions essentielles de la théorie économique. Comment les définit-elle ? Imaginons que c’est Halloween. Vêtus de leurs effrayants costumes, Gunther et Sandra font la tournée des maisons. À la fin de la soirée, ils comparent leurs récoltes. Mauvaise surprise pour les deux, Gunther a reçu une sucette, il déteste ça ; et dans le sac de Sandra, il y a une barre de chocolat, et elle y est allergique. Mais, Sandra aimant les sucettes et Gunther le chocolat, ils peuvent donc échanger leur butin, pour le plus grand bonheur des deux. En regardant le reste de ses bonbons, Sandra est satisfaite. Cependant, Gunther, lui, remarque une boîte de Cachou, confiserie qu’il n’aime pas. Il essaie de convaincre Sandra de faire un nouvel échange, mais, aimant tous ses bonbons, elle refuse : tout échange la desservirait. Il s’agit d’une forme d’efficacité appelée « efficacité de Pareto ». Dans cette situation, l’allocation des biens pour chaque individu est telle que si nous changeons pour qu’un individu se sente mieux, cela nuira à l’autre.
En comptant leurs bonbons, Gunther et Sandra constatent que Gunther a deux bonbons de plus. Logique, car lorsque Sandra a fait une pause, Gunther en a profité pour taper à la porte d’une autre maison pour en récupérer plus. C’est l’inégalité économique, l’opposé de l’égalité économique que l’on peut définir comme l’égalité de la richesse et de l’accès à la richesse parmi les habitants d’une nation.
Couple déguisé selon la tradition du jour des morts
© Photo par Sandro Gonzalez sur Unplash
L’économie dans le grand jeu social
Dans leurs travaux, Marc Fleurbaey, Ravi kanbur et Dennis Snower ajoutent aux théories classiques toutes les idées mentionnées ci-dessus. Ils se penchent sur les interactions entre la sphère sociale et la sphère économique, leur impact sur l’efficacité et l’équité, et sur la marchandisation ou non des interactions sociales. En effet, il est possible de considérer ces dernières comme des biens, avec un prix et pouvant être échangés commercialement. Les économistes prennent aussi en compte l’hétérogénéité des préférences. Leur objectif est d’intégrer les interactions humaines dans la théorie en inscrivant l’économie dans un jeu social plus large.
Cette approche permet de voir comment l’intégration des normes et des interactions sociales peut affecter les résultats du modèle traditionnel d’Arrow-Debreu. En effet, l’approche orthodoxe tend à transformer les interactions humaines en marchandises en leur donnant un prix.
© Photo par Alexander Grey sur Unsplash
Cela est visible avec la sortie au parc de Bob et Charlie, deux amis qui s’y retrouvent régulièrement. Si, lors de leur dernière excursion, Bob s’est ennuyé très vite - il a atteint son temps de conversation optimal au bout d’une heure seulement -, Charlie, elle, voulait encore passer un peu de temps avec lui. Pour le convaincre de rester, elle lui verse de l’argent. Si, dans la théorie économique classique, ce type d’échange est possible, car tout est vu en termes monétaires, il est évident que cela ne marcherait pas dans le monde réel. En effet, même si Charlie obtient du temps supplémentaire avec Bob, elle pourrait avoir l’impression que Bob ne lui parle que parce qu’il est payé pour le faire. Se sentant mal, elle pourrait préférer ne l’avoir jamais payé ! Ou bien Bob pourrait être offensé de se voir offrir de l’argent pour continuer à parler. Leur amitié pourrait en prendre un coup ! Tout cela à cause de la marchandisation des interactions sociales.
Supposons maintenant qu’au lieu de payer Bob, Charlie lui offre une bonne tasse de thé au petit café du parc. Bob, étant poli, accepte l’offre de son amie et ils poursuivent leur conversation naturellement. L’ajout des normes sociales a donc modifié les résultats sans avoir introduit d’inefficacités.
Cette nouvelle approche devrait ouvrir de nouveaux horizons en matière d’analyses économiques. C’est ce que suggèrent nos trois économistes : tous les modèles devraient inclure le jeu social au sens large, sous peine de passer à côté de dimensions importantes d’efficacité et d’équité !
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du journal CNRS