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Retour vers le passé : quand l’économie rencontre l’archéologie
11.10.2023, par Federico Trionfetti, Rocco Rante, Aurore Basiuk
Mis à jour le 11.10.2023
Que peut bien nous apprendre une oasis ouzbèke au IXᵉ siècle sur l’économie moderne ? Isolée dans le temps et l’espace, Boukhara est un « laboratoire » idéal pour comprendre les relations entre économie et développement urbain au fil du temps, au cœur des recherches de Federico Trionfetti et Rocco Rante.

Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par Aix-Marseille School of Economics.

S’il fallait résumer les travaux de recherche menés par l’économiste Federico Trionfetti et l’archéologue Rocco Rante, ce serait aussi une histoire de rencontre. Une rencontre entre deux disciplines scientifiques. D’un côté l’archéologie, ses excavations sur site, ses données physiques, mesures de villes anciennes et découvertes d’objets. De l’autre, l’économie, ses modèles et son traitement des données. Ensuite, la rencontre avec un lieu, l’oasis de Boukhara, et de deux époques : le passé, rendu accessible par l’archéologie, et le présent, à travers les outils d’analyse de l’économie qui donnent un sens nouveau aux trouvailles archéologiques. Une rencontre enfin entre deux hommes, qui au détour d’une conférence scientifique et à la frontière de disciplines différentes ont fait dialoguer leurs domaines pour créer quelque chose d’inédit.
 

 

Entre sable et rivière

Au sud-ouest de l’Ouzbékistan, dans le delta du fleuve Zerafšan, l’oasis de Boukhara s’étend sur 5 100 km², soit l’équivalent du département des Bouches-du-Rhône. Les conditions y sont favorables à la vie, et l’homme s’y installe à partir du IIIe siècle avant notre ère. Mais quel est l’intérêt de cette oasis pour les scientifiques ? Pour les archéologues, c’est un trésor. Les vestiges des installations humaines permettent d’y reconstituer exhaustivement les villes, villages et sites occupés sur de vastes périodes de temps. Pour les économistes, c’est une source de données nombreuses et originales.

Dans leur étude, Federico Trionfetti et Rocco Rante s’intéressent à la période courant du IIIe siècle avant notre ère jusqu’au IXe-Xe siècle. Les données récoltées leur permettent de reconstituer l’évolution des villes de l’oasis et leur organisation au cours du temps. Ainsi, 623 sites ont pu être regroupés en 53 systèmes urbains. Chaque système est constitué d'une ville principale qui contient les activités commerciales et industrielles, et d'autres autres villes, plus petites, situées à proximité.

Vue aérienne du site archéologique de Paykend, quartier des potiers, IXᵉ-XIVᵉ siècle. © Rocco Rante
Vue aérienne du site archéologique de Paykend, Quartier des potiers, IXe-XIVe siècle
© Rocco Rante

Comment se représenter leurs évolutions ? Au IIIe siècle avant notre ère, les installations humaines étaient rudimentaires. Les maisons, basiques, étaient agglomérées sans fortifications, logeant une population attirée par des conditions propices et qui n’a pas à se soucier de défense, puisqu’il y a de la place pour tout nouvel arrivant. À partir des premiers siècles de notre ère, les choses changent : la présence de fortifications montre un besoin de protéger les populations, mais aussi les activités économiques comme l’agriculture. Une transformation économique se manifeste vers le IVe siècle av. J.-C. Des caravanes traversent l’oasis. L’arrivée de la route de la soie marque une production plus institutionnalisée de céramiques et d’autres matériaux. Les quartiers commerçants, alors accolés aux murs des villes, se développent. La population augmente jusqu’à atteindre son pic au Xe siècle, après l’arrivée de l’Islam, avec environ 360 000 habitants, ce qui est beaucoup pour l’époque. On assiste alors à des phénomènes de migration des petits villages vers les grandes villes. Mais toutes les villes n’évoluent pas de la même façon. Les chercheurs se penchent donc sur ces différences et leurs origines.

Entre passé et présent

Des données nombreuses et exhaustives, voici le rêve de tout chercheur. Ici, les auteurs analysent avec des modèles modernes le réseau urbain de l’oasis et son évolution. Les sites de production industrielle (principalement de la céramique) montrent qu’il y avait de grandes villes avec à la fois des quartiers commerçants et des sites de productions, et des réseaux de petites villes qui, ne produisant pas elles-mêmes d’objets de la vie courante, dépendent de la production de la grande ville et lui sont subordonnées. Cette interdépendance des systèmes urbains est typique d’une économie préindustrielle. Pourtant l’organisation urbaine qui en résulte n’est pas sans rappeler celle des États-Unis d’aujourd’hui. Étonnamment, celle-ci répond de façon très similaire au modèle utilisé par les chercheurs qui lie population et « rang » des villes, même si entre temps, le secteur industriel a laissé place au secteur tertiaire et la technologie a considérablement évolué.

Une question émerge alors. Pourquoi en onze siècles, certaines villes explosent, devenant de grands centres urbains et pas les autres ? On pourrait supposer que les mécanismes économiques fondamentaux derrière leur développement sont semblables, qu’on soit à Boukhara ou aux États-Unis. Or, à l’époque, sans la révolution industrielle, les avancées technologiques radicales ou des moyens de transport différenciés comme les avions ou les autoroutes, l’analyse est plus facile. Mieux encore, la culture est homogène. Les habitants partagent une même langue, de mêmes technologies (entendre le même type de fours ou de céramiques), cultivent les mêmes céréales… Le nombre de mécanismes à l’œuvre pouvant expliquer un développement différencié des villes est donc limité. Les chercheurs en mettent deux en évidence : d’une part la centralité géographique et d’autre part l’augmentation de la demande due à la route de la soie.

Vue aérienne de Paykend, Rabad est, caravansérail, IXᵉ-XIIᵉ siècle. © Rocco Rante
Vue aérienne de Paykend, Rabad est, caravansérail, IXe-XIIe siècle.
© Rocco Rante

Entre économie et archéologie

L’organisation des villes dépend donc, entre autres, de la géographie. Les villes s’organisent en systèmes urbains où une ville « manufacturière » est entourée de villes agricoles et de villages annexes, comme c’est parfois encore le cas aujourd’hui. La centralité géographique explique alors les différences de populations de ces systèmes urbains : ceux en position centrale sont plus grands que les périphériques. Cependant, dans l’oasis, un autre facteur important différencie les systèmes urbains : la route de la soie. Certaines villes traversées par les caravanes développent des lieux dédiés à leur accueil. La demande accrue par les marchands donne ainsi une impulsion à la production locale de biens et de services. Céramiques et autres artefacts archéologiques sont retrouvés dans les systèmes urbains servant d’arrêt aux caravanes où les quartiers commerçants sont plus développés : ils sont plus grands d’en moyenne 4,2 hectares soit 6 terrains de foot. Les villes simplement traversées par la route commerciale (où les caravanes ne s’arrêtent pas) ne sont pas touchées par le phénomène. Voici comment une oasis en Ouzbékistan, bien loin de rester une découverte anodine, permet de mieux comprendre des mécanismes économiques actuels. La qualité des données archéologiques trouvées permet l’application de modèles économiques au passé, qui eux mêmes éclairent un peu mieux l’histoire du lieu. Cette étude à la rencontre entre passé et présent, archéologie et économie montre les bienfaits d’une science d’échanges et de pluridisciplinarité.

Référence

R. Rante, F. Trionfetti, 2021. "Economic Aspects of Settlement in the Oasis of Bukhara, Uzbekistan : An Archaeo-Economic Approach ". Cambridge Archaeological Journal, 31(4), 581 596.

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