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Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
Le 25 novembre, à cinq heures du matin, six hommes s’introduisent dans le musée de Dresde (Allemagne) et neutralisent l’alarme. Ils s’emparent en quelques minutes de plusieurs joyaux du XVIIIe siècle d’une valeur de 113 millions d’euros. La police, prévenue par deux vigiles, arrive trop tard sur les lieux du crime. Le butin n’a jamais été retrouvé.
À quoi sert une alarme, si d’une manière ou d’une autre son déclenchement n’amène pas la police à intervenir ? Si l’on imagine souvent les forces de l’ordre comme seules garantes de la sécurité de toutes et tous, elles s’appuient parfois sur des dispositifs de sécurité privée pour effectuer leur mission de manière optimale, et vice versa. C’est cette symbiose singulière qui a attiré l’attention des économistes Tanguy van Ypersele, Steeve Mongrain, Joanne Roberts, et Ross Hickey.
Modéliser le crime
En France, un cambrioleur passe environ six à dix minutes dans l’enceinte du bâtiment. Plus le temps passé à l’intérieur d’une maison est grand, plus le bénéfice tiré du crime augmente. Ce bénéfice et le risque encouru par le voleur, au-delà du temps passé à l’intérieur de la maison, sont aussi liés à la présence ou non de protection privée. Dans le cas des cambriolages avec vol dans les territoires du Grand Paris, le montant moyen du préjudice matériel estimé s’élève à 6 400 euros1 .
Le marché de la sécurité privée se porte bien. Alarmes, détecteurs, agents de sécurité, barreaux, vidéosurveillance, objets connectés… Selon l’Insee, en France, le secteur de la sécurité privée a réalisé 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019, avec une augmentation annuelle de 3,6 % en moyenne entre 2010 et 2019. Pour la surveillance et les alarmes concernant les particuliers, le chiffre d’affaires s’élève à 466 millions d’euros. Pour autant, cet équipement ne réduit pas forcément le nombre d’effractions et de vols, selon les chercheurs. Cela dépend notamment des différentes conséquences produites par l’utilisation de ces protections.
Pour mieux comprendre les effets des dispositifs de sécurité accessibles aux particuliers, les trois chercheurs se sont intéressés à une activité illégale : les cambriolages. Leur plongée dans le monde de la cambriole et des monte-en-l’air s’est faite grâce à un modèle sur les comportements des ménages et des criminels.
Dans ce modèle, trois acteurs peuvent être identifiés. Les potentiels artistes de la cambriole, les ménages qui investissent dans la protection privée et les forces de sécurité publique. Tous sont supposés rationnels, c'est-à-dire qu’ils agissent de manière logique, raisonnable et conforme au bon sens. Un potentiel malfaiteur franchira le pas si les gains potentiels supplantent les risques encourus alors qu’une potentielle victime investira dans un dispositif de sécurité si cela réduit suffisamment les risques d’effractions et de vols.
Plans d'une habitation privée avec des dispositifs de sécurité.
© Photo par Pixel Shot /Stock.Adobe.com
La sécurité, un bien public ?
Les protections privées peuvent provoquer une diversion : s’équiper d’une alarme peut reporter l’attention du cambrioleur sur la maison du voisin, dépourvue d’alarme. Ce ménage non équipé pourrait alors pâtir de l’investissement de son voisin dans la sécurité privée, ce que les économistes qualifient d’externalité négative. Un autre effet est possible ! L’équipement de sécurité rendant plus risqué un cambriolage, cela réduirait l’intérêt de se lancer dans ce type d’activité et aurait un effet protecteur. Le nombre d’activités illégales diminuerait alors de manière homogène. Au contraire de la situation précédente, le matériel provoque alors une externalité positive.
Des travaux précédents soutiennent ces hypothèses de « déplacement des méfaits »2. Du fait d’une vague de criminalité dans les années 1990 à Buenos Aires (Argentine), les plus aisées se sont mieux équipés contre les cambriolages. En conséquence, l’attention et l’activité des gredins se sont déplacées vers la population la plus pauvre, moins bien protégée.
Des dispositifs de protection détectables par les éventuels voleurs peuvent inciter un particulier à se protéger. Si la protection est non perceptible par le cambrioleur, l’effet de diversion disparaît et donc l’incitation à se protéger est moindre. De même, les différents types de protection peuvent compléter ou se substituer à l’action de la police nationale ou municipale. Des barreaux ou des cadenas ne nécessitent pas l’intervention de la police, ce sont des substituts. En revanche, les alarmes sont complémentaires car elles nécessitent l’intervention des forces de l’ordre pour être efficaces.
Forts de ces constats, les chercheurs arguent que l’augmentation en matière de protection publique produit un bien public en diminuant les cambriolages, mais produit également un bien privé en faveur des ménages équipés d’alarmes. À l’inverse, l’équipement privé en sécurité produit du bien privé, mais également du bien public en diminuant le gain du vol par l’effet de dissuasion. Ainsi, dans ce modèle, toutes les variables sont liées. Par exemple, le gain d’un cambriolage est affecté par l’investissement public et par la protection privée. Ou encore, le bénéfice des ménages à se protéger dépend du coût fixe de la protection privée et de l’investissement public dans la protection.
Deux policiers vus de dos avec une caméra au premier plan.
© Photo par Goodpics /Stock.Adobe.com
La police partout, les voleurs aussi ?
Depuis 2008, le nombre de cambriolages de logements privés a augmenté de 37 % en France, selon la base de crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie3. Or le budget alloué par l’État aux forces de l’ordre, gendarmerie et police nationale cumulée, a augmenté de 26 % sur la même période selon les documents budgétaires de l’État. Est-ce que l’allocation budgétaire aux services de police augmente car le crime augmente, ou est-ce qu’il y a plus de crimes enregistrés car les forces de l'ordre sont plus nombreuse pour constater des flagrants délits et les déclarer ? La causalité va clairement dans les deux sens et donc mesurer l’impact de l’investissement dans la police sur la criminalité peut s’avérer ardu.
Pourtant, la sécurité est un thème récurrent au sein des récents débats publics. Récemment réélu, le président Emmanuel Macron a annoncé dans le projet de loi présenté en Conseil des ministres vouloir augmenter le nombre de policiers et de gendarmes sur la voie publique, pour le doubler sur les dix prochaines années. Cette augmentation représenterait un budget supplémentaire de 20 milliards d’euros d’ici à 2030. Cependant, l’efficacité d’une telle mesure sur la diminution du crime n’a jamais été réellement prouvée.
Une opératrice répond au téléphone dans un poste de sécurité.
© Photo par Qunica /Stock.Adobe.com
En France, les données manquent sur le lien entre les activités criminelles et les politiques publiques de lutte. Aux États-Unis, où les services publics sont plus friands de ce genre de retours, une expérience avait été menée à Kansas City par le service de police en 19724. L’un des districts avait été divisé en trois zones. La police doublait ses patrouilles dans une première zone, gardait le même nombre de patrouilles dans une deuxième, et supprimait complètement ses patrouilles dans la troisième, et ce, pendant une année entière. Résultat de l’opération : aucune conséquence ni sur la délinquance, ni sur le nombre d’affaires connues de services de police, ni même sur le sentiment d’insécurité des habitants. Face à ce constat sur l’inefficacité des patrouilles préventives, les auteurs de l’étude proposèrent de concentrer les ressources des forces de l’ordre sur des actions de prévention spécifiques à des activités illégales.
Des facteurs pluriels et très complexes
En 1994, Rudolph Giuliani devient maire de New York avec pour promesse phare de nettoyer la ville du crime. À l’époque, la pauvreté et la drogue ravagent la mégalopole qui connaît environ 2 000 meurtres par an. Partisan d’une doctrine baptisée « tolérance zéro », il appliqua une politique particulièrement répressive envers tous les délits ou crimes. Entre 1994 et 2000, la criminalité de la ville de New York baissera de 57 %, succès qu’il s’attribuera tout modestement. Dans ce cas non plus, aucune recherche ne prouve un lien de causalité, selon le chercheur Tanguy van Ypersele.
Le chercheur Steve Levitt, connu pour son livre Freakonomics, avait fait paraître une recherche controversée qui liait le taux de criminalité et l’avortement. Suite aux lois promulguées dans le sens de la légalisation de l'avortement, il avait constaté que les crimes diminuaient les années d’après. Si le lien ne paraît pas évident, celui-ci avance comme argument que les enfants non désirés étaient plus susceptibles de devenir des criminels. Ici, un véritable effort d’identification d’un lien de causalité a été fait. Si la corrélation existe, la causalité existe-t-elle ?
Car en matière de crime, les causes sont surtout multifactorielles. Selon le chercheur Tanguy van Ypersele et sur la base de ses résultats, une politique publique d’augmentation de la protection publique ne peut se faire sans prendre en compte la protection privée et inversement.
Référence
Hickey, Ross, Steeve Mongrain, Joanne Roberts, and Tanguy van Ypersele. 2021. “Private Protection and Public Policing.” Journal of Public Economic Theory 23 (1): 5–28.
Notes
1. Données issues de l’étude de l’Observatoire national de la délinquance (ONDRP) de en 2019 sur la criminalité
2. Rafael Di Tella & Sebastian Galiani & Ernesto Schargrodsky, 2010. "Crime Distribution and Victim Behavior during a Crime Wave," NBER Chapters, in: The Economics of Crime: Lessons for and from Latin America, pages 175-204, National Bureau of Economic Research, Inc.
3. Donnée Insee
4. Kelling, G., Pate, T., Diekcman, D., & Brown, C. (s. d.). Kansas City Preventive Patrol Experiment : A Technical Report | Office of Justice Programs.
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