A la une
Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
Présidentielles, législatives, régionales, départementales, municipales ou encore européennes… Les élections sont fréquentes. Pourtant, beaucoup de citoyens ne vont pas voter et le taux d’abstention bat de nouveaux records. Ainsi, lors des élections régionales et départementales de 2021, celui-ci dépasse, pour la première fois dans la Ve République, les 60 %. Pour expliquer cette faible implication, les théories sont nombreuses : manque d’intérêt pour la politique, sentiment de lassitude, absence d’information sur les domaines de compétence des régions ou des départements…
En 1957, le politologue et économiste américain Anthony Downs avait évoqué le paradoxe du vote : la probabilité que la voix d’un électeur change le résultat d’une élection étant minime, le coût d’aller voter (en déplacement, démarches administratives, réflexion…) est plus élevé que le bénéfice, et il serait rationnel de ne pas aller voter. Si ce paradoxe ne prend pas en compte le fait que voter est une rétribution en soi, car cela permet de marquer son appartenance à des groupes sociaux ou même de se sentir citoyen, il reste intéressant de se pencher sur les mécanismes du vote. À cet effet, les chercheurs Sacha Bourgeois-Gironde et João V. Ferreira proposent de regarder le cas particulier d’une élection à deux partis.
Entre deux chaises
Dans le fabuleux pays des États-Unis d’Armorique1, les élections approchent : les électeurs vont élire comme président le candidat d’un des deux partis en lice. D’un côté, ils ont le choix du parti du pouvoir du peuple, qui propose Hildegarde Clinteau, et le parti de la chose publique avec à sa tête Dominique Tronc.
Les idéologies des deux partis sont très différentes, et, entre les électeurs fidèles au pouvoir du peuple et les adeptes de la chose publique, leurs bases électorales sont fortes et la nation est divisée. Mais la réalité est rarement binaire et un troisième type de citoyen existe : il partage des idées des deux partis à la fois. On parle d’électeur dissonant.
La dissonance politique a notamment été étudiée aux États-Unis d’Amérique, en France et au Canada. Ainsi, aux États-Unis, quand on pose 10 questions politiques, environ 39 % des électeurs adoptent autant de positions associées au parti démocrate que républicain. Cela les rendrait moins susceptibles d’aller voter que les partisans convaincus de l’une ou l’autre des idéologies2. En France, une étude de Pascal Perrineau en 2007 a montré qu’une autre forme de dissonance politique toucherait près de 10 % de l’électorat français inscrit3. C’est à ces personnes divisées entre deux idéologies que s’intéressent Sacha Bourgeois-Gironde et João V. Ferreira.
En cas de doute, faut-il s’abstenir ?
Dans le modèle proposé par Sacha Bourgeois-Gironde et João V. Ferreira, si les idéologies des partis du pouvoir du peuple et de la chose publique ne se rejoignent pas (c’est-à-dire qu’il y a une forte polarisation des idéologies des partis), alors les électeurs dissonants s’abstiendront de voter. Cela reste le cas même si ces citoyens sont une majorité ou pourraient avoir un impact significatif sur le résultat. Évidemment, le modèle étant une représentation simplifiée de la réalité, il exclut d’autres causes d’abstentions probables, comme celles qui ont dû pousser 60 % de la population française à choisir de ne pas voter pour les élections régionales. Néanmoins, le modèle montre que des idées communes entre les partis (donc une polarisation moindre) peuvent être nécessaires à une plus grande participation politique des électeurs dissonants.
Mais l’influence des partis sur les électeurs n’est pas la seule à rentrer en jeu. À l’instar de la physique newtonienne où l’action est toujours égale à la réaction4, les électeurs potentiels ont aussi un effet sur les candidats et les partis. En effet, si l’on considère que l’unique but des candidats est de gagner l’élection, ils vont vouloir aller piocher dans la réserve d’électeurs dissonants, particulièrement si leur effectif leur permet d’avoir une influence sur le vote et que les deux partis partagent des idées. Cela reste le cas même si les candidats tiennent à garder une cohérence idéologique en plus de chercher la victoire.
Ainsi, si les électeurs dissonants sont nombreux et que les idéologies des partis divergent peu (en d’autres termes elles se rejoignent sur certains points), les candidats vont converger vers un terrain commun au centre de l’échiquier politique. Aux États-Unis d’Armorique, si l’on suppose des points de convergences entre les partis du pouvoir du peuple et de la chose publique, Clinteau et Tronc vont s’y retrouver pour séduire l’électorat dissonant. Mais si cet électorat dissonant est peu nombreux, alors la candidate du pouvoir du peuple, si elle détient la majorité d’intentions de vote, aura peu de raison de se placer dans une telle position et peut prendre, selon sa préférence, une position plus modérée ou plus extrême. Dans ce cas-là, c’est seulement le candidat de l’opposition qui aura tendance à aller vers une posture plus centrale pour attirer l’électorat dissonant.
Enfin, si les deux partis ont des idées qui ne convergent pas, et que les candidats se préoccupent de la victoire et de la cohérence idéologique, ils adoptent la position de leur choix, tant qu’elle n’est pas trop éloignée de l’idéologie de leur parti. Il peut en résulter un comportement peu prévisible des candidats en cas de forte polarisation idéologique.
Enrichir les débats
L’importance des électeurs dissonants a été peu abordée dans la littérature et l’étude de Sacha Bourgeois-Gironde et João V. Ferreira montre leur influence dans le processus électoral. Évidemment, la réalité est bien plus nuancée que le monde fictif des États-Unis d’Armorique. Par exemple, en France, il existe bien plus de deux partis et les électeurs peuvent se reconnaitre dans plusieurs d’entre eux, mais aussi dans aucun. De plus, tous les acteurs des élections agissent pour des raisons complexes et multiples.
Alors que les élections présidentielles de 2022 commencent à s’annoncer en France, les tensions sont élevées. Différents partisans de divers bords politiques ont fait l’objet d’actes de violence, les idéologies changent, et de nombreuses polémiques agitent une société qui a de moins en moins confiance en sa classe politique. Dans ce contexte, prendre un peu de distance et réfléchir aux mécanismes derrière les élections peut permettre d’enrichir notre pensée, et nos débats, éléments essentiels à la démocratie.
Référence
Bourgeois-Gironde S., Ferreira J. V., 2020, "Conflicted voters: A spatial voting model with multiple party identifications", Journal of Economic Behavior & Organization, 174, 360–379
- 1. Cette situation étant hypothétique, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé est purement fortuite.
- 2. Ce nombre d’électeurs dissonants ne cesse de baisser à mesure que les idéologies des partis se polarisent. Source : Pew Reserch Center, 2014, "Political Polarization in the American Public"
- 3. Dans ce cas-là, la dissonance électorale s’exprime par des électeurs proches d’un parti qui votent pour un candidat d’une famille politique opposée. Par exemple, des personnes traditionnellement à gauche qui vont voter au premier tour pour un candidat de droite. Perrineau P., 2007, "Électeurs Dissonants et Électeurs Fidèles", Revue française de science politique, 57, 343–352
- 4. La troisième loi de Newton : Tout corps A exerçant une force sur un corps B subit une force d'intensité égale, de même direction mais de sens opposé, exercée par le corps B.
Commentaires
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS