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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
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Chez l’abeille, le « canalome » sous le feu des pesticides
24.09.2025, par Romain Loury
Mis à jour le 24.09.2025

Les insecticides, dont les fameux néonicotinoïdes, constituent un facteur important du déclin des pollinisateurs. A Montpellier, l’équipe de Pierre Charnet étudie leur impact sur les canaux ioniques, protéines impliquées dans la propagation du signal nerveux.

Publiée à l’automne 2017, une grande étude allemande faisait état d’une chute de 76% du nombre d’insectes observés dans les aires protégés, depuis 19891. Parmi les plus affectés, les pollinisateurs, dont le déclin menace la santé des écosystèmes, et par conséquent la production agricole. Dans la province chinoise du Sichuan, la situation est telle que des ouvriers agricoles, surnommés ‘hommes-abeilles’, se voient obligés  de polliniser les arbres fruitiers à la main !

Cause majeure de ce phénomène, l’agriculture intensive : outre la monoculture, qui appauvrit les ressources en fleurs, les intrants chimiques, en particulier les insecticides, intoxiquent les pollinisateurs. Interdits en France depuis 2018, les néonicotinoïdes demeurent les plus connus du grand public. Ces derniers mois, l’un d’entre eux, l’acétamipride, a bien failli être réautorisé par la « loi Duplomb ». Suite à une pétition ayant mobilisé plus de deux millions de citoyens, le Conseil constitutionnel a finalement censuré cette mesure de réintroduction.

Comme les néonicotinoïdes, d’autres insecticides, dont les pyréthrinoïdes, les diamides et les phénylpyrazoles, constituent des agents neurotoxiques. Aux doses utilisées au champ, ces insecticides causent la mort des insectes exposés par aspersion ou absorption. Aux faibles doses qui imprègnent l’environnement, ils semblent aussi affecter plusieurs processus clés, tels que la locomotion, l’apprentissage et la mémoire.

Et pour cause : ces insecticides ciblent les canaux ioniques. Ces protéines transmembranaires permettent le transfert d’ions (sodium, potassium, calcium, selon le récepteur) entre l’intérieur et l’extérieur de la cellule, notamment les cellules nerveuses et musculaires, et jouent ainsi un rôle primordial dans la propagation du signal nerveux chez l’insecte.

Deux familles de canaux ioniques

Alors que la sécurité des insecticides vis-à-vis des pollinisateurs, dont l’abeille domestique Apis mellifera, est évaluée par des tests de mortalité, leurs effets à faible dose sur les canaux ioniques demeurent mal connus. C’est à ce travail collaboratif qu’a participé l’équipe de Pierre Charnet, à l’Institut des biomolécules Max Mousseron2, dans le cadre des programmes de recherche ANR « Bee-Channels » et « Synaptic Bee »3, qui visent à mieux connaître l’effet des pesticides sur le « canalome » (ensemble des canaux ioniques) de l’abeille4.
 Abeille butinant une lavande où une araignée Synama Globosum est à l’affut © Pierre CharnetAbeille butinant une lavande où une araignée Synama Globosum est à l’affut © Pierre Charnet

« Parmi les canaux ioniques, on distingue deux grandes familles. D’une part, les voltage-dépendants : lorsqu’un potentiel d’action parvient au canal, celui-ci s’ouvre, les ions entrent dans la cellule ou en sortent, selon le canal », ce qui permet la transmission du potentiel d’action le long de la fibre nerveuse, explique Pierre Charnet. D’autre part, ceux activés par des neurotransmetteurs, tels que l’acétylcholine, le GABA ou le glutamate, qui permettent la transmission du signal nerveux au niveau des synapses séparant deux neurones. « Notre équipe a ainsi isolé et caractérisé plus de 80% des gènes de canaux ioniques identifiés chez l’abeille », travail rendu possible grâce au séquençage du génome d’Apis mellifera, en 2006.

Avec leurs collègues du consortium « Synaptic Bee », les chercheurs ont ensuite fait exprimer ces gènes par des ovocytes de xénope, grenouille africaine largement utilisée en laboratoire. En raison de leur grande taille (entre 1 et 2 mm), ces cellules constituent un outil idéal pour les expériences d’électrophysiologie : elles permettent de caractériser l’activité électrique de ces canaux, et les effets in vitro des insecticides sur cette activité. Cette étape est essentielle car elle permet de comparer, dans des conditions identiques, la sélectivité des insecticides sur les mêmes canaux, mais issus d’espèces différentes, tels qu’insectes ravageurs ou bénéfiques, ou encore mammifères. « Plusieurs de ces gènes se sont révélé avoir des propriétés étonnantes », constate Pierre Charnet.

« Cette caractérisation, aussi utile qu’elle puisse être, ne suffit pas à elle seule. Il faut également s’assurer du rôle que jouent ces canaux in vivo, pour mieux comprendre la sélectivité des molécules. Le modèle que nous utilisons, Apis mellifera, animal semi-domestique circulant librement dans l’environnement, est idéal pour cela », ajoute Pierre Charnet. Le consortium « Synaptic Bee » a ainsi étendu ses travaux à des neurones et des cellules musculaires isolés de l’abeille, des travaux pionniers initiés par l’équipe de Claude Collet, de l’unité de recherche « Abeilles et environnement » à Avignon (INRAE). « Nous avons par exemple été les premiers à analyser, sur l’abeille, les effets des pyréthrinoïdes sur les canaux sodiques des neurones des antennes, ainsi que ceux des diamides sur les canaux calciques cardiaques. Ces résultats n’ont pu être obtenus que grâce à la collaboration entre nos équipes, facilitée par l’ANR », explique Pierre Charnet.

Un impact sur la locomotion et la mémoire

En complément de leurs travaux sur le canalome, les équipes du consortium évaluent l’impact des pesticides sur diverses propriétés essentielles à la vie de l’abeille et de la ruche. Par exemple, la locomotion : les chercheurs disposent des abeilles dans des boîtes de Petri équipées de nourrisseurs, dans lesquelles chaque insecte est filmé par une caméra.
Arène de 25 boîtes de Pétri permettant de mesurer les effets de drogues, insecticides, toxines sur la locomotion, avec le trajet parcouru sur une boîte en 10 minutes © Pierre Charnet Arène de 25 boîtes de Pétri permettant de mesurer les effets de drogues, insecticides, toxines sur la locomotion, avec le trajet parcouru sur une boîte en 10 minutes © Pierre Charnet

« L’équipe de Claude Collet enregistre leurs mouvements sur une période de 24 heures, et mesure l’effet de l’exposition à des insecticides sur plusieurs paramètres, comme la distance parcourue, la vitesse de déplacement, l’exploration de l’espace, le nombre de prises de nourriture ou la présence de tremblements. Cette méthodologie a été reprise, ici à Montpellier, pour analyser les effets de toxines et de ligands synthétiques produits par IA », explique Pierre Charnet.

L’équipe avignonnaise mesure également les déplacements en milieu naturel, grâce à des abeilles équipées de micro QR-codes et à des ruches équipées de détecteurs. Grâce à ce système, il est possible d’évaluer les déplacements individuels des abeilles, notamment le nombre de sorties et la durée des vols de butinage.
Montage illustrant une abeille butinant, la présence d’un insecticide et des enregistrements électrophysiologiques © Pierre Charnet Montage illustrant une abeille butinant, la présence d’un insecticide et des enregistrements électrophysiologiques © Pierre Charnet

Quant à l’équipe de Jean-Christophe Sandoz, du Laboratoire « Evolution, génomes, comportement, écologie »5, elle teste l’impact des pesticides sur l’apprentissage et la mémoire de l’abeille, capacités qui jouent un rôle primordial dans la récolte de nourriture. Pour cela, les chercheurs recourent au conditionnement de ‘l’extension du proboscis’ (langue de l’abeille), au cours duquel le chercheur apprend à l’abeille à associer une odeur particulière à une récompense. Lors de ce test, l’insecte est maintenu en contention face à un « canon à odeurs » : pour une odeur particulière, il se voit gratifier d’une solution sucrée, déposé sur ses antennes et son proboscis à l’aide d’un bâtonnet.

« Cet apprentissage est rapide : trois répétitions suffisent pour que l’abeille mémorise l’odeur pendant plusieurs jours. Exposées à certains pesticides, les abeilles peuvent être plus lentes à associer l’odeur à la récompense, ou bien perdre la mémoire plus rapidement. Ce qui, en milieu naturel, impacte l’efficacité du butinage, et donc la survie de la colonie », explique Pierre Charnet.

L’équipe s’apprête aussi à publier, en collaboration avec l’équipe de Hugues Nury de l’Institut de biologie structurale6, la première structure moléculaire d’un canal-récepteur d’abeille, à savoir le récepteur au GABA (cible des insecticides fipronil et fluranaler), un travail mené dans le cadre du projet ANR « Pesti-Penta »7. Elle va désormais poursuivre ses travaux sur des récepteurs au glutamate, essentiels pour la contraction des muscles impliqués dans le vol et la locomotion8.

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre de l'ANR Synaptic-Bee - AAPG2020. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Science Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2020 (SAPS-CSTI JCJC et PRC AAPG 20).

Notes
  • 1. More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas, Hallmann et al., PLoS One. 2017 Oct 18;12(10):e0185809. doi: 10.1371/journal.pone.0185809
  • 2. IBMM – Unité CNRS / Université de Montpellier / ENSCM
  • 3. Ces projets ont regroupé les chercheurs de cinq équipes, à savoir Thierry Cens, Alain Chavanieu, Sébastien Estaran, Claudine Ménard et Matthieu Rousset (IBMM, Montpellier), Claude Collet, Aklesso Kadala et Mercedes Charreton (unité de recherche « Abeilles et environnement », INRAE, Avignon), Jean-Christophe Sandoz et Loïc Colin-Duchevet (laboratoire « Evolution, génomes, comportement, écologie » (EGCE, Gif-sur-Yvette, Essonne), Patrick Bois (laboratoire « Physiopathologie et régulation des transports ioniques », PRéTI, université de Poitiers) et Mohamed Chahine (centre de recherche CERVO, université de Laval, Québec)
  • 4. Ces travaux ont notamment fait l’objet de l’ouvrage « Les abeilles face au risque toxique », publié en 2022 par CNRS Editions, sous la direction de Claude Collet, Jean-Christophe Sandoz et Pierre Charnet, tous trois partenaires du projet ANR Synaptic Bee (https://anr.fr/Projet-ANR-20-CE34-0017)
  • 5. EGCE – Unité CNRS / IRD / université Paris-Saclay
  • 6. IBS – Unité CNRS / CEA / Université Grenoble Alpes
  • 7. Structures of the honeybee GABAA RDL receptor illuminate allosteric modulation, Labouré et al., bioRxiv, https://www.biorxiv.org/content/10.1101/2025.03.24.644576v1
  • 8. Dans le cadre d’un nouveau projet ANR, « ParaGluRsite », porté par Matthieu Rousset (IBMM, Montpellier)