Donner du sens à la science

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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
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Par le réseau de communicants du CNRS

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L’IA pour mieux comprendre les mandrills
18.09.2025, par Simon Pierrefixe
Mis à jour le 18.09.2025

Chez beaucoup d’animaux, la communication entre individus repose sur des signaux visuels. Le mandrill, un singe d’Afrique centrale, ne fait pas exception. L’IA peut aider à révéler le sens de leur communication non verbale.

Des plumes de paon aux écailles pigmentées des caméléons, des rayures blanches et oranges du poisson-clown aux ailes de papillon, le monde animal regorge de couleurs, de formes et de motifs divers et variés. Ces traits sont autant de signaux qui permettent aux animaux de faire passer des messages à leurs congénères ou à d’autres espèces. Pour comprendre comment ces informations visuelles influencent les comportements des animaux, les neuroscientifiques analysent le traitement de ces signaux de communication par le cerveau. Toutefois les méthodes habituelles d’imagerie cérébrale ne sont pas adaptées pour étudier les comportements des animaux dans leur environnement. Afin de pallier ce problème, Julien Renoult du Centre d'écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier1 a recours à l’intelligence artificielle. « Certains modèles d’IA, comme les réseaux de neurones convolutifs profonds, peuvent modéliser comment le cerveau traite ces signaux de communication visuelle. Il est alors possible d’étudier les liens entre traitement de l’information et comportement hors des laboratoires », précise le chercheur montpelliérain qui espère à terme découvrir comment le fonctionnement du cerveau influence l’évolution du design de ces signaux.

Des milliers de visages de mandrills encodés

Pour réaliser ce travail au carrefour des neurosciences, de l’écologie comportementale et de la biologie de l’évolution, Julien Renoult étudie en particulier une espèce de primate d’Afrique centrale : le mandrill. Mais pourquoi s’intéresser à la communication visuelle chez le mandrill ? D’abord, parce que ces singes arborent sur différentes parties du corps des couleurs vives qui jouent un rôle dans leurs rapports sociaux. Les mâles, notamment, sont connus pour leur museau rouge vif et bleu électrique. Ces couleurs permettent d’indiquer leur position sociale ou encore leur état de santé à leurs semblables. Ensuite, « les mandrills perçoivent les formes et les couleurs comme nous. Il est donc possible d’appliquer aux mandrills des modèles d’IA développés pour les humains », ajoute le chercheur. Enfin, l’équipe de Julien Renoult a constitué à une base de données regroupant des dizaines de milliers de portraits de mandrills. Le chercheur montpelliérain collabore en effet de longue date avec Marie Charpentier, écologue du comportement à l’Institut des sciences de l'évolution de Montpellier2 et responsable du projet Mandrillus. Initiée en 2012, cette initiative recueille quotidiennement des photos et des données sur le comportement et l’écologie de plus de 350 mandrills qui vivent en liberté dans le parc de la Lékédi, dans le sud du Gabon. « À partir des portraits recueillis et des données associées, nous avons pu entraîner nos modèles d’IA à reconnaitre différentes caractéristiques des mandrills comme leur genre ou leur âge et à établir des ressemblances entre individus », explique Julien Renoult.

Femelle toilettant un mâle. © Paul Amblard-Rambert.Femelle toilettant un mâle. © Paul Amblard-Rambert.

Révéler les liens paternels cachés des mandrills

Cette collaboration a permis de mieux comprendre comment les mandrills perçoivent leurs congénères et identifient les membres de leur famille paternelle. En effet, les mandrills évoluent dans des sociétés matriarcales où les pères brillent par leur absence. Pourtant, des relations sociales privilégiées sont observées entre demi-sœurs et demi-frères paternels alors qu’ils ne partagent pas la même mère. Comment ces enfants mandrills se reconnaissent-ils en l’absence de père ? « Grâce à notre modèle d’IA, nous avons montré qu’il existe une plus grande ressemblance faciale entre ces demi-frères et demi-sœurs paternels qu’entre les enfants mandrills qui partagent la même mère », explique Julien Renoult. Et qui se ressemble, s’assemble. Fort de ce premier succès, Julien Renoult a monté le projet WildCom-AI3 pour poursuivre ces travaux et la collaboration avec Marie Charpentier. Ils ont alors observé comment les mères mandrills participent à la reconnaissance de ces liens de parenté paternelle. Celles-ci associent en effet leur progéniture, dès leur plus jeune âge, à leurs demi-frères et demi-sœurs paternels, ceux-là même qui leur ressemble le plus. Cette ressemblance accrue entre enfants issus d’un même père, ainsi que ces comportements maternels qui favorisent les liens familiaux apporteraient à ces mères mandrills un avantage évolutif en étant bénéfiques pour leur descendance. Ces résultats et les explications proposées élargissent le cadre théorique établi de la sélection de parentèle. Décrite il y a plus de 60 ans, celle-ci explique les comportements altruistes chez des animaux proches du point de vue génétique.

Mâle adolescent de quatre ans et son demi-frère maternel deux fois plus jeune. © Berta Roura Torres. Mâle adolescent de quatre ans et son demi-frère maternel deux fois plus jeune. © Berta Roura Torres.

De la féminité des mandrills

Au-delà de ces questions de liens de parenté, Julien Renoult et ses collaborateurs se sont aussi intéressés au choix des partenaires sexuels. « À partir de l’encodage de 50 000 visages par notre modèle d’IA, nous avons établi un score de féminité des femelles. Nous avons analysé les corrélations entre ce score et les comportements mesurés chez les mandrills. Contrairement à ce qui est observé chez l’homme, ce sont les femelles mandrills les moins féminines qui sont les plus convoitées par les mâles. Elles sont aussi plus centrales dans le groupe matriarcal, recevant plus de toilettages de la part des autres femelles », rapporte le chercheur. Outre l’IA prédictive pour reconnaître des ressemblances et établir des prédictions, Julien Renoult s’intéresse aussi à l’IA générative : « ce type d’intelligence artificielle peut être utilisée pour générer des stimuli visuels afin de réaliser des expériences comportementales. » Avec l’aide de William Puech, spécialiste en traitement des images du Laboratoire d'informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier4, Julien Renoult a supervisé la mise au point d’un générateur de portraits de mandrills qui permet de modifier le caractère masculin ou féminin de ces visages. L’objectif est de valider, par des expériences en conditions contrôlées avec des mandrills semi-captifs du Centre international de recherches médicales de Franceville (CIRMF), l’existence d’une préférence pour des femelles peu féminines. « Une première série d’expériences a été conduite avec succès mais d’autres sont nécessaires pour enrichir le jeu de données », confie le scientifique.

Modification de la féminité d’un visage grâce à l’intelligence artificielle générative. © Nicolas Dibot.Modification de la féminité d’un visage grâce à l’intelligence artificielle générative. © Nicolas Dibot.

Affaire à suivre donc. Mais en attendant, Julien Renoult s’attache également à étudier le traitement cérébral de ces informations visuelles grâce à l’IA. Le chercheur aimerait notamment tester la théorie dite de la fluence dans le monde animal : « les sciences cognitives montrent qu’un signal facile à traiter par le cerveau humain sera jugé plus attirant par le récepteur et induira une évaluation positive de l’émetteur. Un visage de mandrill traité efficacement augmente-t-il son attractivité auprès de ses pairs ? » Les données accumulées ces dernières années sur les liens de parenté ou le choix de partenaires chez le mandrill devraient aider à répondre à ces questions. Ce qui pourrait non seulement rationaliser certains comportements des mandrills mais aussi ceux de notre propre espèce.

Pour en savoir + :

- Sur les résultats du projet WildCom-AI : https://www.inee.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/les-mamans-mandrills-poussent-leurs-bebes-vers-des-enfants-qui-leur-ressemblent
- Sur le projet Mandrillus : https://evoanth.cnrs.fr/wp-portfolio/mandrillus/
- Diaporama sur les mandrills : https://lejournal.cnrs.fr/diaporamas/sur-la-piste-des-mandrills

Références :

Charpentier MJE, Poirotte C, Roura-Torres B, Amblard-Rambert P, Willaume E, Kappeler PM, Rousset F, Renoult JP. 2022. Mandrill mothers associate with infants who look like their own offspring using phenotype matching. eLife.

Tieo S, Restrepo-Ortiz CX, Roura-Torres B, Sauvadet L, Harté M, Charpentier MJE, Renoult JP. 2023. The Mandrillus face database : a portrait image database for individual and sex recognition, and age prediction in a non-human primate. Data in Brief.

Tieo S, Dezeure J, Cryer A, Lepou P, Charpentier MJE, Renoult JP. 2023. Social and sexual consequences of facial feminity in a non-human primate. iScience.

Dibot NM, Renoult JP, Puech W. 2025. Generation and editing of mandrill faces : application to sex editing and assessment. ACM Journals.

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre de l'ANR WildCom-AI - AAPG2020. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Science Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2020 (SAPS-CSTI JCJC et PRC AAPG 20).

Notes
  • 1. CEFE – Unité CNRS / Université de Montpellier / EPHE-PSL / IRD
  • 2. ISEM – Unité CNRS / Université de Montpellier / IRD
  • 3. Projet ANR WildCom-AI « L’intelligence artificielle pour étudier la communication animale dans la Nature » : https://anr.fr/Projet-ANR-20-CE02-0005
  • 4. LIRMM – Unité CNRS / Université de Montpellier