Donner du sens à la science

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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
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Par le réseau de communicants du CNRS

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Un dialogue franco-chinois caché dans l’émail au siècle des Lumières
20.08.2025, par Anaïs Culot, Délégation Paris-Centre
Mis à jour le 20.08.2025

En croisant histoire et science des matériaux, une équipe de recherche dévoile les secrets d’un échange technique caché dans la matière d’objets d’art des XVIIe et XVIIIe siècles. Elle révèle comment des techniques d’émaillage engagent un dialogue subtil et longtemps ignoré entre l’Europe et la Chine.

À la cour de Louis XIV, l’Orient fascine. Objets en laque, porcelaine, étoffes chatoyantes inspirent artistes et artisans français. Mais derrière ces passions se cache une histoire moins connue, celle d’un échange scientifique, technique et esthétique plus équilibré qu’on ne l’imagine.

Pour la retracer, l’équipe de recherche internationale du projet EnamelFC1 a mené une enquête inédite en croisant l’histoire et la science des matériaux. « Grâce à la combinaison d’analyses physico-chimiques d’objets issus de collections muséales européennes et chinoises et de la lecture d’archives, nous avons dépassé une approche purement visuelle pour révéler une histoire matérielle et technique des échanges », précise Bing Zhao, historienne des techniques au Centre de recherche sur les civilisations de l'Asie orientale (CRCAO)2 et responsable du projet. Retour sur cette période faste pour la circulation des arts et des savoirs !

Les échanges sous Louis XIV et Kangxi

Depuis le XVIIe siècle, montres, horloges, instruments d’astronomie et autres objets européens séduisent la cour impériale. Louis XIV voit en ces cadeaux diplomatiques une opportunité de faire rayonner le savoir-faire de son royaume. En 1685, il envoie ainsi cinq jésuites français – dont quatre membres de l’Académie royale des sciences surnommés les « Mathématiciens du Roi » – à la cour de l’empereur de Chine. Leur mission ? Promouvoir les intérêts, les sciences et les arts français, en s’appuyant sur la diffusion du catholicisme.

Planisphère terrestre dressé par Jacques Cassini en 1696 à partir des données recueillies par les Mathématiciens du roi au Cap, au Siam et en Chine.Planisphère terrestre dressé par Jacques Cassini en 1696 à partir des données recueillies par les Mathématiciens du roi au Cap, au Siam et en Chine. Au siècle suivant, les expéditions de La Condamine en Amérique du Sud prolongeront ce travail scientifique pour préciser la figure de la Terre. © Bibliothèque nationale de France, inv. GE C. 8479 (photo Gallica).

« Contrairement aux idées reçues, la cour sino-mandchoue3 était cosmopolite à cette époque. Les missionnaires y apportent des objets notamment liés à la mesure du temps et de l’espace qui fascinent par leur technicité et leur rareté », explique Bing Zhao. Cet intérêt, que les chercheurs qualifient d’« Europeomania chinoise », est rapporté par les correspondances jésuites et par les archives impériales chinoises.

L’un des apports marquants des jésuites français est la technique d’émail peint européen. « Pour réaliser ces objets, il fallait combiner l’excellence d’un peintre miniaturiste avec la maîtrise d’un émailleur. Une compétition technique qu’on pourrait comparer à la course actuelle entre nations pour la fabrication de microprocesseurs », précise Philippe Colomban, physicien céramiste au laboratoire MONARIS4.

Issus de la minorité conquérante mandchoue, les premiers empereurs utilisent l’importation des arts et des techniques occidentaux pour asseoir et faire rayonner leur légitimité. Pour développer les arts du feu, une verrerie est donc créée dès la fin du XVIIe siècle dans l’enceinte de l’église française située à l’intérieur de la ville impériale, ainsi qu’un atelier d’émaux dans la Cité interdite, Pékin. Les objets produits sont réservés à la famille impériale. Ils font aussi l’objet de cadeaux pour les hauts dignitaires chinois et étrangers.

De l’apprentissage à la maîtrise

Les chercheurs soulignent que les règnes successifs des empereurs Kangxi (1662-1722), Yongzheng (1723-1735) et Qianlong (1736-1795) sont marqués par trois dynamiques prospères d’échanges et de collaboration entre la France et la Chine. 

Analyse par microscopie Raman mobile d’un bol impérial (règne de Kangxi). Analyse par microscopie Raman mobile d’un bol impérial (règne de Kangxi). Le jaune et le vert-jaune sont obtenus avec un Jaune de Naples (antimoniate-stannate de plomb) européen - Fondation Baur, Musée des arts d’Extrême-Orient, Genève, inv. CB.CC.1935.608. © Philippe Colomban / MONARIS / CNRS.

Kangxi, esprit scientifique, manifeste un intérêt particulier pour la polychromie – technique caractérisée par l’application de couleurs multiples sur un matériau – sur des supports très variés (métal, verre, grès, porcelaine). Il accueille des artisans européens qui apportent leur savoir-faire en Chine. De ces échanges naissent les premières productions impériales chinoises.

Détail d’un bol impérial (règne de Yongzheng) au décor floral.Détail d’un bol impérial (règne de Yongzheng) au décor floral réalisé sur un fond rouge de nanoparticules de cuivre, rehauts blancs d’arséniate de plomb, rose de nanoparticules d’or - Fondation Baur, Musée des arts d’Extrême-Orient, Genève, inv. CB.CC.1937.615. © Philippe Colomban / MONARIS / CNRS.

Yongzheng favorise le retour à l’esthétique chinoise traditionnelle avec l’apparition d’une large palette de pigments fabriqués sur place. L’émail peint sur porcelaine se développe aussi bien dans l’atelier impérial que dans la manufacture impériale de porcelaine à Jingdezhen.

Analyse d’une aiguière en or (règne de Qianlong) décorée d’émaux cloisonnés et peints.Analyse d’une aiguière en or (règne de Qianlong) décorée d’émaux cloisonnés et peints, offerte par l’Empereur Napoléon III à son épouse, venant probablement du Palais d’été - Musée de l’Impératrice Eugénie, Château de Fontainebleau, inv. F1467C. © Philippe Colomban / MONARIS / CNRS.

Sous Qianlong, le flux d’échanges croît fortement. Canton devient l’atelier du monde pour les marchés européens fabriquant aussi bien des objets d’apparat que de la vie quotidienne. Les marchands européens y passent des commandes accompagnées de modèles de formes et de décors souhaités. Quant à l’empereur, mécontent de la qualité de certaines productions chinoises, commande à son tour en France des objets émaillés en fournissant les objets-modèle à reproduire.

Quand la matière raconte l’Histoire

Dans le cadre d’EnamelFC, les chercheurs ont analysé pour la première fois 300 objets émaillés chinois et français selon les mêmes critères d’évaluation. Grâce à des techniques non destructives mobiles (fluorescence X, spectroscopie Raman), la composition des pigments et des émaux a été identifiée, révélant ainsi des signatures caractéristiques de chaque période de fabrication et des lieux de production.

Cartographie de la composition élémentaire par micro-fluorescence des rayons X au Musée national de la Céramique (Sèvres) d’un chandelier.Cartographie de la composition élémentaire par micro-fluorescence des rayons X au Musée national de la Céramique (Sèvres) d’un chandelier (Manufacture de Vincennes, XVIIIe siècle, inv. 26845) associant du bronze doré à un personnage et des fleurs de porcelaine, représentatif du savoir-faire européen. © Céline Lecomte.

« Conformément aux archives du Palais impérial et aux correspondances des jésuites, nous retrouvons dans les émaux chinois l’usage de recettes européennes ou d’ingrédients importés, notamment pour les blancs d’étain ou d’arsenic, les bleus au cobalt ou encore certains jaunes à base d’antimoine », précise Philippe Colomban. Les analyses révèlent aussi l’évolution des pratiques : certaines couleurs comme le rose et le violet, associées aux émaux de Canton sous Qianlong, témoignent d’une hybridation entre savoir-faire chinois et européens.

Théière en or à décor de chrysanthème en émaux peints commandée par l’empereur Qianlong en France. Théière en or à décor de chrysanthème en émaux peints commandée par l’empereur Qianlong en France. Elle porte les poinçons de jurande de charge de Paris de l’orfèvre Jean Daniel Doerffer et la signature de l’émailleur Joseph Coteau sur le bord de la base émaillée. © Musée du Palais de Pékin, inv. 116545. Images originales sous licence « Utilisation non commerciale – Pas d’œuvre dérivée 4.0 International » de Creative Commons.

Ce type d’échange démontre une adaptation réciproque plutôt qu’une simple transmission unilatérale. Les influences se sont d’ailleurs tant entremêlées que l’histoire a fini par s’y perdre ! Une théière présentant des motifs de chrysanthème sur fond jaune a par exemple été inventoriée comme une production chinoise jusqu’en 2019. Elle s’est finalement révélée comme une fabrication française remontant à 1784. Là où l’œil humain perçoit une simple évolution stylistique, la matière a dévoilé un dialogue technique caché entre deux mondes. Et si cette approche interdisciplinaire permettait de redécouvrir d’autres pans méconnus de l’histoire des échanges entre Orient et Occident ?

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-EnamelFC-AAPG2019. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 18/19).
 

Notes
  • 1. Global émail : Une histoire à parts égales des échanges culturels et technologiques entre la France et la Chine (milieu XVIIe-fin XVIIIe siècle).
  • 2. Unité CNRS/Collège de France/EPHE/Université Paris Cité.
  • 3. La Mandchourie est un territoire situé au nord-est de la Chine.
  • 4. De la Molécule aux nano-objets : réactivité, interactions et spectroscopies (CNRS/Sorbonne Université).