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L’étude des modes de relations des sociétés contemporaines à leurs déchets s’est développée ces dernières années, jusqu’à donner lieu à l’émergence d’une expression dédiée, les waste studies[1]. Au sein de ce spectre, les relations aux urines et matières fécales sont encore à peine considérées. C’est en particulier le cas dans les régions riches et industrialisées de longue date telles que l’Europe, l’Amérique du Nord… En effet, les problèmes d’accès à l’eau et à l’assainissement y semblent résolus une bonne fois pour toutes. Alors, lorsque ces matières sont abordées, c’est implicitement, via les études sur les réseaux d’assainissement (égouts, stations d’épuration). Celles-ci concernent les modèles économiques et stratégies politiques qui prévalent à leur déploiement[2], les conditions de travail de ceux qui en assurent la maintenance[3], ou encore les questions d’appropriation citoyenne de la question des eaux usées (Projet ANR Egout).
Toilettes publiques à Bilbao. © Marine Legrand
C’est un autre point de départ qui a été choisi pour cette enquête exploratoire en anthropologie environnementale, initiée en 2018 par Marine Legrand - anthropologue et chargée d’animation et de recherche au Laboratoire Eau Environnement et Systèmes Urbains (Leesu, École des Ponts Paris Tech et Université Paris Est Créteil) - dans le cadre d’un programme de recherche-action d’abord ancré en écologie territoriale : OCAPI, pour « organisation des cycles Azote, Phosphore dans les Territoires »[4]. Ce programme porte sur la gestion des excrétats humains dans un contexte de transition écologique. Autrement dit, sur le retour aux terres cultivées des ressources fertilisantes que les excrétats humains contiennent, à l’instar des fumiers, lisiers et autres fientes. Retour au sol largement abandonné depuis l’avènement du tout-à-l’égout[5].
L’enquête coordonnée par Marine Legrand a comme point de départ une commande : quid de la dimension culturelle de la gestion des urines et matières fécales ? La demande consistait à étudier les relations que nos contemporains entretiennent, ou n’entretiennent pas, justement, avec leurs excréments, dans un contexte où le tout-à-l’égout fait apparaître leur prise en charge comme une boîte noire. Apporter une réponse générale à cette question était bien sûr impossible.
Toilettes sèches de la Fondation pour le Progrès de l’Homme, Paris. © Fabien Esculier
Aux toilettes…et après ?
Une fois le thème posé, il fallait choisir un positionnement. Ainsi, le titre du projet, « Aux toilettes… et après ? » est une énigme volontaire, avec plusieurs interprétations possibles. La première est factuelle : qui sait au juste ce qui se passe après qu’il a tiré la chasse ? Façon de signaler que la chasse d’eau conduit à un « système d’oubli » matériel et symbolique vis-à-vis des déchets corporels[6]. La deuxième est une invitation à dédramatiser. En effet, les fonctions corporelles font l’objet d’un tabou, largement répandu, sans être universel. En Europe, il s’est accentué au fil des siècles sous l’effet d’un processus de civilisation des mœurs, conduisant au refoulement de tout ce qui ramène les humains à leur condition animale (les poils, les odeurs du corps, la sexualité… et la mort elle-même). Or ce tabou est partagé par de nombreux ingénieurs. Quand la question des usages liés aux toilettes arrive sur la table, l’expression « c’est très culturel » revient fréquemment, ainsi que celle de « l’acceptabilité » des innovations techniques en la matière. Et puis, bizarrement… la conversation s’arrête-là ! C’est à ce « après », après le silence qui entoure la sphère excrémentielle, que Marine Legrand s’intéresse ici. La troisième dimension est prospective. Comment raconter ce qui vient ? Non seulement les risques systémiques auxquels les infrastructures actuelles sont confrontées, mais aussi les alternatives qui pourraient se dessiner dans les années à venir ? Entre enquête, création et action collective, il est question d’assumer la capacité de la recherche à participer d’un engagement et donc, à transformer le réel.
Urinoir portable domestique. © Fabien Esculier
Alternatives au tout-à-l’égout : partir des pratiques existantes
Une fois reformulé, l’objectif de cette recherche est donc le suivant : s’intéresser aux modalités pratiques de la remise en question actuelle de l’hégémonie du tout-à-l’égout[7] en France. Pour ce faire, la stratégie consiste à se tourner vers les marges, là où des pratiques alternatives se déploient, parfois de longue date. Là où il est question très concrètement de « s’occuper de nos affaires » ou de « prendre notre merde en main »[8]. Quels imaginaires et savoirs nouveaux se construisent là ? Avec un tel point de départ, il devient possible d’enquêter auprès d’une diversité d’acteurs, pour rendre compte de ce paysage.
Ce travail, mené dans l’axe Dynamiques Sociales d’OCAPI, s‘appuie sur un dialogue entre anthropologie, sociologie, géographie, urbanisme et design. Les recherches y sont souvent collectives[9]. Au fil des enquêtes, se dévoile un jeu d’échos entre mondes urbains et ruraux autour de la question des « engrais humains ». En France, le retour au sol des matières organiques urbaines a été une pratique importante, développée de manière industrielle au xixesiècle[10]. Aujourd’hui c’est d’abord à la campagne que la pratique des toilettes sèches s’est déployée, depuis les années 1960-1970, portée par un mouvement social, porteur d’une critique des infrastructures d’assainissement : celui de l’assainissement écologique. Pourtant il a fallu la médiatisation récente de travaux scientifiques mettant le doigt sur le « gisement »[11] urbain d’engrais perdu dans les toilettes, et l’horizon d’une reprise en main du sujet à grande échelle, pour défaire le discrédit associé aux toilettes sèches. Pour donner, de façon paradoxale, une légitimité à ces pratiques. Finalement, à l’heure où l’économie circulaire vient se nicher jusqu’au petit coin, la chasse d’eau serait-elle en train de passer de mode ?
Pour en savoir plus : https://auxtoilettes.hypotheses.org
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du journal CNRS