A la une
Une expédition c’est un peu un saut dans le vide. On ne maîtrise pas tous les paramètres et il y a des surprises, bonnes ou mauvaises. Depuis quelques jours nous courrons après le temps. La crique Emérillon était bouchée plus en aval que nous ne l’espérions et le haut Approuague plus en amont. De ce fait nous avons perdu quelques journées que nous aurions aimé consacrer à plus d’explorations du moyen Approuague. Au lieu de cela nous devons avancer le plus vite possible pour respecter notre date d’arrivée (et ne pas tomber à cours de vivres…).
Obstacles surmontés
Cette course contre la montre et la fatigue qui s’accumule expliquent les incidents d’hier et aujourd’hui. Un manque de vigilance de quelques secondes au passage des principaux sauts, et c’est un canoë qui se plie… et cela nous est maintenant arrivé deux fois (la seconde de ma responsabilité…!). Le matériel que nous utilisons a beaucoup de qualités, il est versatile et facilement transportable, il permet aussi l’emport de lourdes charges, mais sa structure n’est pas faite pour résister au courant quand les canoës se renversent ou quand ils se coincent contre un obstacle. Bien que nous prenions toutes les précautions et que nous passions par terre le plus possible, il y a parfois des surprises désagréables.
Ces difficultés nous mettent finalement bien en syntonie avec les grandes expéditions du passé. Combien, comme la deuxième expédition de Patris, celle de Lavaud, le second d’Henri Coudreau reparti chasser de l’or sur le haut Maroni, ou plus proche de nous celle d’Alain Gheerbrandt entre Orénoque et Amazone, se sont achevées par des naufrages, entraînant la perte des échantillons collectés, celle des instruments scientifiques et parfois des morts tragiques ? Heureusement, rien de si grave nous concernant. Nous n’avons perdu aucun matériel embarqué sur les canoës et tout le monde est sain et sauf. Mais il nous faudra maintenant un peu d’aide pour terminer notre trajet, et seule une partie d’entre nous finira notre parcours à la rame sur les trois canoës qui nous restent. Les principales difficultés sont derrière nous et nous ne sommes plus qu’à une soixantaine de kilomètres de Regina à vol d’oiseau. Cela devrait aller.
Malgré ces obstacles, et peut-être justement à cause d’eux, nous pouvons désormais comprendre bien des choses. L’ampleur de l’expédition de Grillet et Béchamel, tout d’abord. Les deux pères firent ce parcours non seulement dans le sens que nous avons pris, mais ils l’avaient aussi fait en sens inverse pour parvenir sur la Camopi ! Certes dans leur cas, ce sont surtout leurs hôtes amérindiens qu’il faut féliciter puisque ce sont eux, les experts de cette navigation fluviale, qui leur ont permis de relier des points aussi distants.
Nous comprenons aussi pourquoi sur les principaux sauts qui nous ont posé problème on trouve encore des traces d’habitations du temps des orpailleurs créoles (en gros la première moitié du XXe siècle). Ces points d’appui étaient nécessaires pour passer les marchandises en haut des sauts et ravitailler les villages situés à proximité des placers. Sur le saut Kanouri, on trouve encore force manguiers et la base de quelques constructions qui témoignent de cette présence. Sur le saut Machicou on trouve aussi la base de fours destinés probablement à torréfier le manioc. Les zones riches en or et les goulots d’étranglement de la logistique expliquent beaucoup du peuplement de la Guyane entre la fin du XIXe siècle et les années 1960.
Organisation d’hier et d’aujourd'hui
Et nous comprenons finalement comment la même logique s’applique aujourd’hui aux orpailleurs clandestins. Ceux-ci doivent faire passer leur ravitaillement par les mêmes difficultés que les anciens et, eux aussi, ont besoin de points d’appui. Pour eux, l’Approuague se divise en deux tronçons, séparés par le saut Grand Kanouri. Sur le saut lui-même on trouve des carbets qui abritent les passeurs de charge (qui gagnent 0,5 g d’or par passage de 50 kg) mais aussi les voyageurs qui vont vers les zones d’extraction ou ceux qui en reviennent et rentrent au Brésil. Les pirogues venant d’Oiapoque (et parfois même du Suriname) parviennent jusqu’en bas du saut et délivrent marchandises et personnels. Celles qui sont en haut du saut effectuent alors des livraisons vers les régions de la Sapokaï, du Kwata et du haut Approuague. Bien huilée et synchronisée par radio et téléphone satellite, leur logistique vaut bien celle d’UPS ou de Fedex…
Le tout est clandestin et illégal, bien sûr, et les opérations se succèdent pour les en retirer. Mais la persistance des orpailleurs, que j’ai soulignée dans un billet précédent, est grande. Nous avons pu voir un début de restructuration de leur activité alors qu’ils venaient de subir une opération Harpie. Le business n’attend pas et les chantiers situés en amont veulent toujours plus de carburant et de ravitaillement.
Mais les sauts ont aussi été des points de fixation avant les ruées vers l’or, comme en témoigne la localisation du village des aïeux de Lucien et Patricia. Le poisson y est souvent abondant, les pierres et le sable utiles pour polir des haches, et… eh bien l’esthétique y a aussi certainement sa part et on comprend l’enchantement qu’il peut y avoir à vivre auprès de cascades aussi magnifiques (bien que traîtresses). Notre bivouac de ce soir en témoigne.
Et à partir de demain commence notre sprint final jusqu’à Regina ! ♦
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Un court rapport quotidien et quelques photos sont postés chaque jour sur la page Facebook du Raid des 7 bornes et sur le fil twitter @7bornes ; les étapes sont à suivre en direct sur cette carte.
Commentaires
selva
Adam Lancero le 6 Juillet 2019 à 16h15Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS