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Dans les coulisses d'une librairie-papeterie transformée en Scop
Familières dans le paysage économique, les sociétés coopératives demeurent pourtant un objet de curiosité. Comme une anomalie dans un univers dominé par le modèle de l’entreprise pyramidale où actionnaires et salariés vivent dans deux mondes ne partageant ni les bénéfices ni la même philosophie. La recherche de Valérie Billaudeau, enseignante-chercheuse à l’école d’ingénieurs Polytech d’Angers et membre du laboratoire Espaces et sociétés1, n’en a que plus d’intérêt : raconter comment une entreprise, la Sadel (Société angevine d’édition et de librairie), décide de se transformer en Scop (société coopérative et participative) pour préserver à la fois ses valeurs fondatrices et assurer son développement ; puis comment elle réussit, non sans aléas, une fusion aux antipodes des concentrations à l’œuvre dans l’économie de marché.
Librairie-papeterie spécialisée en fournitures scolaires, la Sadel est née en 1955 de la volonté de lutter contre l’intransigeance de l’Église qui fait alors « obstruction » à l’enseignement laïc, comme se souvient un des membres fondateurs. Nous sommes en Pays de la Loire et l’école catholique tient le haut du pavé. Institutrice en poste dans la région au début des années 1960, Nicole Reglin se souvient avoir découvert une armoire à fournitures « vide ». C’est la Sadel qui donne leur chance aux enfants scolarisés à l’école publique, pauvre et délaissée.
Une aventure sociale et économique
Mais cinquante ans plus tard, son statut de coopérative de consommateurs ne permet plus d’assurer la pérennité ni surtout le développement de la société. Entreprise florissante dans le secteur hyperconcurrentiel de la librairie-papeterie scolaire, la Sadel pourrait attirer des convoitises. Cette fragilité inquiète les dirigeants d’alors, soucieux de préserver à la fois l’outil de travail et les valeurs sur lesquelles il a été fondé.
« Après le temps des créateurs puis des développeurs, il ne faudrait pas qu’arrive celui des prédateurs », résume ainsi Étienne Brémond, qui fut son président de 2002 à 2018. La création d’une Scop s’impose dans l’esprit des dirigeants qui vont s’attacher à gagner l’ensemble des salariés à cette idée. La société coopérative naît en 2018 au terme d’un processus que Valérie Billaudeau désigne sous le néologisme de « transformission », la Sadel s’étant donné pour objectif de se transformer tout en gardant son ancrage historique2.
Le terrain est favorable dans une entreprise qui s’est forgée dans le combat laïc et qui compte au sein de son conseil d’administration des représentants du monde syndical et associatif. Cette volonté, loin d’être spécifique à l’entreprise angevine, est une des caractéristiques des Scop qui comme le souligne la chercheuse, « veulent que s’établisse une correspondance, une cohérence, entre l’objet de leur entreprise et le management de l’entreprise ».
La Sadel va ainsi se muer en une société détenue par ses salariés. En additionnant ses forces à celles d’une autre Scop basée dans l’Yonne, elle devient « SavoirsPlus » et compte désormais 220 salariés qui réalisent un chiffre d’affaires de 52 millions en 2020. En plein développement, SavoirsPlus rejoint un monde des Scop lui-même en expansion. En 2020, les effectifs des sociétés coopératives ont progressé de 6 % et leurs chiffres d’affaires de 8 % faisant de la France le premier pays coopératif avec 2 409 Scop. La confédération générale des Scop, « porte-parole » de 41 000 salariés au début des années 1980, parle désormais au nom de 67 000 personnes, témoignant de la progression lente mais réelle de l’univers coopératif.
« Scoper », un documentaire sur 3 ans de transformation
Elle-même membre active d’un réseau d’économie sociale et solidaire, Valérie Billaudeau possède une connaissance intime du monde qu’elle décrit, ce qui lui ouvre les portes et lui assure la confiance des interviewés qui livrent leurs espoirs et leurs doutes face caméra. Elle réalise un film-documentaire, « Scoper », qui concentre trois ans de tournage et décrit par le menu le « changement de posture » qu’implique une transformation en Scop, et les multiples interrogations qu’elle fait naître dans l’esprit des salariés.
L’idée séduit mais donne un peu le vertige. « C’est le rêve de tout le monde mais concrètement demain ? Je suis salarié, collaborateur, associé, je suis ton patron, c’est toi qui décides si je vais prendre mes congés ou pas… », pointe Georges Maximos, directeur des cinq magasins d’Angers. Tous les ingrédients du « projet coopératif » finement décrit par le sociologue Henri Desroche, dont les recherches, fruit de 40 ans d’observation ont été publiées dans les années 1970 et font référence dans le monde académique, sont présents dans cette histoire. Cette « tension entre la position du salarié, qui défend son intérêt propre et celle du sociétaire, qui défend l’intérêt collectif », fait partie des « difficultés récurrentes » des sociétés coopératives, explique Valérie Billaudeau.
Un exercice d'équilibre
Le vote, en 2018, en faveur du passage en Scop est obtenu dans l’euphorie. Mais tout le monde ne s’engage pas à la même hauteur : 96 des 141 salariés détiennent désormais 65 % du capital (91 450 euros) de leur entreprise (le statut Scop exige que le capital soit détenu par 51 % des salariés a minima) contre 115 pour un montant de 87 500 euros selon un sondage pour tester la faisabilité du projet réalisé quelques mois plus tôt. C’est, en termes financiers, plus qu’espéré, mais un peu décevant en termes humains.
Ces grands rendez-vous passés, les nouveaux sociétaires déchantent. Chacun reprend son poste qui à la librairie, qui au stockage ou au contrôle de gestion. Tout a changé mais rien n’a changé.
Le véritable bouleversement naîtra de la création en 2020 de SavoirsPlus, nouvelle Scop issue de la fusion de la Sadel avec une autre librairie-papeterie coopérative, la NLU. « Les salariés du comité de pilotage ont inventé leur gouvernance avec pour objectif une représentation équilibrée entre les salariés, les particuliers (anciens consommateurs) et les organisations fondatrices historiques de la coopérative », résume Valérie Billaudeau. Mode de répartition des bénéfices, composition du conseil d’administration, recrutement du directeur général, un comité représentatif de sociétaires prend en main le destin de leur entreprise et va décider de tout.
Valérie Billaudeau a choisi de filmer pendant trois ans, de 2018 à 2021, toutes les étapes de cette transformation, selon une option conforme à celle de nombreux chercheurs en sciences sociales. Plus que tout autre support, un film, estime-t-elle, « donne à voir la complexité » du sujet, en restituant l’enthousiasme mais aussi les doutes des protagonistes d’une expérience au parfum très années 1970, où l’on ose parler d’utopie. Une convention, signée avec la Scop, lui permet d’accéder à la totalité des comptes rendus des conseils d’administration, des assemblées générales et de réaliser des entretiens qualitatifs avec le personnel. Des travaux académiques suivent, permettant de tirer des enseignements conceptuels sur le management ainsi que sur l’information et la communication propres aux Scop.
Le temps long de la communication
De ses observations approfondies, Valérie Billaudeau tire des enseignements sur ce qui caractérise l'information, la communication et la pédagogie nécessaire dans un projet coopératif et particulièrement lors d'une transformation ou de conduite du changement. Dans un monde où la communication se fabrique, la recherche de Valérie Billaudeau en réévalue les ressorts : le dialogue, la confrontation des idées, le compromis. « Le cœur de la communication passe par l’humain », résume la chercheuse, s’excusant presque de ramener la communication à quelque chose à la fois aussi basique qu’essentiel. Elle invite du même coup à relativiser et même à minimiser la place occupée par les « outils » de communication.
À rebours d’une communication rapide, les Scop, de par leur volonté de partage de l’information et de transparence, sont plus lentes. Au fil de leurs réunions, les membres du comité de pilotage décident ainsi des sujets pouvant être transmis et laissaient de côté, pour un temps, d'autres sujets non assez réfléchis pour les consolider avant de les soumettre à discussion avec les équipes de salariés. « Les questions de la maturité des projets, du temps de réflexion et de concertation ont été très présentes. C'est d'ailleurs une critique faite à l'économie sociale et solidaire : sa réactivité parfois longue du fait de ce processus », explique la chercheuse.
Après le film, sorti en juin 2021, Valérie Billaudeau a prolongé son travail en s’attelant à la réalisation d’un web-documentaire qui ouvre la possibilité de consultations interactives et non linéaires. Elle en espère encore plus de débats sur le modèle coopératif qui n’a pas fini de se réinventer. ♦
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Auteur
Brigitte Perucca a été rédactrice en chef au Monde de l'éducation et directrice de la communication du CNRS de 2011 à 2020.
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