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Des mesures hors système

Des mesures hors système

17.10.2018, par
Plus concrète que le joule ou le watt, la tonne-équivalent-pétrole reste l’unité privilégiée pour évaluer la consommation énergétique annuelle d’une personne.
Miles, pouces, calories… Pourquoi, et comment, des unités en dehors du Système international peuvent-elles encore faire autorité ?

Combien de pas ai-je fait aujourd’hui ? Pourquoi le GPS de la voiture m’indique-t-il des distances en miles lorsque je conduis en Angleterre ? Ce dessert n’est-il pas trop calorique ? Pourquoi les chaussures italiennes taillent-elles plus petit que les modèles français de même pointure ? Quelle différence de taille entre un écran d’ordinateur 21 et 27 pouces ? Ces exemples reflètent le même souci de disposer d’une mesure fiable à l’aune de nos besoins quotidiens. Leur point commun est également d’exprimer ces mesures dans des unités illégales, en tous cas non reconnues par la seule autorité mondiale en la matière : le Système international (SI).

Dès lors, pourquoi continuer à calculer des distances en miles ou à parler d’écran 27 pouces, ou encore de pointures pour les chaussures, qui de surcroît, à valeur égale, diffèrent d’une taille entre la France et l’Italie ? Ne devrions-nous pas nous référer, pour toutes ces mesures de distance, à la seule unité reconnue, le mètre ? Pourquoi ne pas suivre en cela l’exemple des scientifiques ?

« Le tiraillement entre les besoins des scientifiques et ceux des populations traverse l’histoire des unités de mesures, souligne l’historienne des sciences Nadine de Courtenay, du laboratoire Sciences, philosophie, histoire (Sphere)1, à l’Université Paris Diderot. Le cas de l’électricité est exemplaire sur ce point. D’un côté, les ingénieurs ont très tôt construit leurs propres étalons et leurs propres outils de mesure de l’électricité pour bâtir les réseaux électriques et assurer les besoins en alimentation de nos sociétés. De l’autre, les savants avaient des visées plus fondamentales. »

Résultat : l’énergie électrique s’exprime aussi bien en termes d’électron-volt (eV), de erg (erg), de calorie (cal), de British thermal unit (Btu), de kilowattheure (kWh) ou encore de tonne d’équivalent pétrole (tep). Or seuls l’eV et le kWh dérivent du SI via le joule (l’unité de l’énergie) et sont donc officiellement tolérés. « Ce foisonnement d’unités est source de beaucoup de confusions », déplore Sylvain David, de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3).

De l’intérêt des unités hors SI

Car l’exigence en matière de mesures et d’unités n’est pas seulement l’affaire d’esprits scientifiques vétilleux. Les unes comme les autres abondent désormais dans les débats publics. Ne serait-ce qu’en matière de transition énergétique : l’urgence du réchauffement climatique requiert des citoyens et de leurs gouvernements qu’ils interprètent au mieux le chiffrage de différents scénarios en vue de prendre les bonnes décisions. « La tep, couramment utilisée pour orienter les décisions en matière de transport, est emblématique du risque de confusion dès qu’on s’éloigne trop du SI », souligne Sylvain David.

Extraction de pétrole près de la ville de McKittrick, en Californie.
Extraction de pétrole près de la ville de McKittrick, en Californie.

Quel problème pose alors cette unité « illégale » ? Pour le comprendre, il faut revenir à sa définition. Une tep correspond au pouvoir calorifique moyen d’une tonne de pétrole, autrement dit à l’énergie totale que peut fournir la combustion de 1 000 kilos de pétrole, c’est-à-dire 42 gigajoules (GJ). « Mais transformer cette chaleur en électricité ne se fait pas sans perte, et en prenant un rendement moyen estimé à 38,7 % d’une centrale électrique à pétrole, explique le physicien. Une tep correspond alors à 4,515 mégawattheures (MWh) électriques. Or pour produire de l’électricité, plusieurs sources sont possibles : le nucléaire, l’éolien, le solaire, l’hydraulique ou encore le charbon. Lorsqu’on transforme la chaleur en électricité, la tep représente l’énergie thermique produite, mais pour l’éolien ou le photovoltaïque, la tep correspond à l’électricité produite. Ainsi, la conversion du MWh électrique en tep dépend de la source considérée (1 MWh nucléaire = 0,26 tep et 1 MWh photovoltaïque = 0,086 tep). Dès lors, lorsqu’on traduit ces autres sources de production en tep, on compare des choses qui n’ont rien à voir entre elles et on introduit des biais qui rendent le débat délicat. »

Pourquoi alors une unité comme la tep, en dehors du SI, continue-t-elle d’exister ? « Changer d’unité est toujours compliqué, avance Sylvain David. La tep reste l’unité typique pour évaluer la consommation annuelle d’une personne (13 Gtep pour 7 milliards d’habitants, soit 1,8 tep par an et par habitant). Cela permet de se représenter cette grandeur via une masse ou un volume de combustible. C’est concret, contrairement à des joules ou des watts. » De plus, il n’existe pas de proposition alternative claire et qui fasse l’unanimité.

Or les questions d’énergie électrique ne sont pas les seules à souffrir de ce biais. D’autres besoins de mesure s’aventurent aussi allègrement en dehors du SI : pêle-mêle, on peut évoquer un simple diagnostic clinique, l’évaluation de l’exposition aux risques chimiques, celle de la biodiversité ou encore la multitude d’indicateurs économiques qui jalonnent désormais le débat public. Comment assurer un débat équitable si l’on ne dispose pas d’unités et de mesures comparables et intelligibles par tous ?

Le PIB ou la croissance sont très utilisés pour mesurer la richesse d'un pays, bien que leur légitimité et leur fiabilité soient de plus en plus contestées.
Le PIB ou la croissance sont très utilisés pour mesurer la richesse d'un pays, bien que leur légitimité et leur fiabilité soient de plus en plus contestées.

C’est précisément ce besoin de disposer d’un « langage universel » qui a présidé à l’élaboration de l’ancêtre du SI, le système métrique. « À la veille de la Révolution de 1789, la France était l’un des pays les plus en retard sur le plan de l’unification des systèmes de mesure », explique Nadine de Courtenay.
 

Comment assurer un débat équitable si l’on ne dispose pas d’unités et de mesures comparables et intelligibles par tous ?

Cette dispersion favorisait alors les fraudes et les abus en faveur de ceux qui avaient le privilège de pouvoir imposer aux autres leur propre étalon de mesure. « Avant la Révolution, les cahiers de doléances témoignaient du ressentiment et de la méfiance des paysans envers les mesures seigneuriales utilisées pour prélever les taxes », rappelle l’historienne.

Soucieux d’améliorer les échanges économiques intérieurs et d’assurer la paix sociale, le nouveau gouvernement révolutionnaire va s’appuyer sur les scientifiques pour mettre en place un système d’unité ancré dans le monde immuable et abstrait des invariants physiques.

 

 « Les nouvelles unités n’ont plus de lien avec les hommes et leurs usages économiques. Mais c’est le prix à payer pour établir un langage universel dans lequel tout le monde va pouvoir échanger, calculer et réfléchir. » Nous voilà tous égaux devant la mesure !

Des choix scientifiques... et politiques

Et pourtant, le système est loin de rallier les foules : « Il a eu beaucoup de mal à s’implanter même en France », atteste l’historienne. D’inspiration française, mais offert « à tous les peuples, à tous les temps », ce système bute sur le mépris des savants anglais et le refus de leur gouvernement de l’adopter. C’est pour cela que le système impérial, avec son lot de distances en miles, en pieds ou en pouces, a perduré outre-Manche et dans les anciennes colonies britanniques. Il faut attendre la création de la Convention du mètre, en 1875, pour voir s’imposer peu à peu le système métrique de par le monde.

Ce détour historique montre en outre combien la mise en place d’un système d’unités requiert aussi bien la mobilisation massive des scientifiques et celle des pouvoirs publics ; et du même coup, combien il peut être difficile de faire évoluer les pratiques, et ce même si ce changement est porteur d’un véritable progrès tant sur le plan scientifique que socio-économique. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles coexistent encore des dizaines et des dizaines d’unités en parallèle des sept unités de base du SI. Une grande partie d’entre elles peuvent toutefois y être reliées par de simples formules de conversion, à l’image du système impérial.

Des unités spécialisées plus pratiques

À vrai dire, les scientifiques eux-mêmes participent à la multiplication des unités. Le SI étant par principe universel, indifférent aux intérêts particuliers des uns et des autres, qu’ils soient scientifiques, industriels ou nationaux, ses unités ne sont pas toujours à l’échelle des objets ou des phénomènes considérés. Il est en effet peu pratique de parler en kilomètres lorsque l’on est astronome et que ses objets d’étude se trouvent ne serait-ce qu’à une petite année-lumière de soi (soit 9,461 milliers de milliards de kilomètres !). C’est pourquoi certaines disciplines scientifiques préfèrent utiliser des unités dérivées du SI mieux à même de mesurer et de se représenter, sans une encombrante série de zéros, les phénomènes infiniment grands ou petits.

 

Il est peu pratique de parler en kilomètres lorsque l’on est astronome et que ses objets d’étude se trouvent ne serait-ce qu’à une petite année-lumière de soi

C’est aussi le cas dans notre quotidien pour la température, par exemple, dont l’échelle en degrés Celsius est plus « parlante » à nos sens que celle en kelvins. Mais tant que ces unités restent adossées et tolérées par le SI, elles demeurent sous l’autorité et sous le contrôle collectif, s’assurant ainsi une portée universelle. Aujourd’hui, fort heureusement, la grande majorité des unités et des mesures associées que nous employons ou que nous lisons portent en elle, directement ou indirectement, une référence au SI.

Pour toutes les autres unités, si l’on veut préserver la confiance dans la mesure, une autre autorité doit prendre la relève. En médecine par exemple, de nombreux tests de diagnostic se basent sur des dosages établis avec des unités du SI

 

(le mètre, le kilogramme et la mole permettent de définir des concentrations) mais dont le rendu est parfois sans grandeur physique (par exemple, lorsque le test consiste en un ratio de quantité de deux protéines dans le sang). L’Organisation mondiale de la santé, en lien avec le Bureau international des poids et mesures, a dans ce sens tâché d’adosser certains effets biologiques à des unités physiques.

Mais en médecine, la mesure seule informe rarement sur la nature du problème. Par exemple, la tension artérielle d’un individu ne dit rien en soi, si l’on ne rapporte pas cette mesure à une échelle clinique permettant de donner un sens médical à cette valeur.
Implicitement, ces mesures requièrent l’usage de seuils, en dessous ou au-delà desquels la valeur prend tout son sens. Ce sont ces seuils qui vont servir de « référents » pour les praticiens. L’autorité de la mesure dès lors se dédouble : celle du SI pour la mesure de base et celle des institutions médicales et réglementaires pour leur interprétation.

En médecine, la mesure ne dit souvent rien en soi, si l’on ne la rapporte pas à une échelle clinique permettant de donner un sens à cette valeur.
En médecine, la mesure ne dit souvent rien en soi, si l’on ne la rapporte pas à une échelle clinique permettant de donner un sens à cette valeur.

C’est aussi le cas d’autres types de mesures, comme celle des risques chimiques ou de la pollution environnementale : au-delà de quel seuil considère-t-on que les valeurs ont une signification ? Pour des raisons scientifiques, historiques voire politiques, ces autorités tierces possèdent rarement la légitimité du SI. À titre d’exemple, la mesure des risques chimiques est confrontée aux critiques de nos sociétés : glyphosate, perturbateurs endocriniens, néonicotinoïdes en sont des illustrations récentes. « C’est le modèle d’exposition à ces substances chimiques qui fait le pont entre la mesure du danger, autrement dit le dosage d’une substance chimique dans le cadre du SI, et le risque associé. L’évaluation de ce risque est alors dépendante de l’interprétation socio-économique et sanitaire de la mesure », souligne la toxicologue Anne-Christine Macherey, directrice de l’unité Prévention du risque chimique au CNRS.

C’est en fonction du niveau de risque toléré par la réglementation qu’un seuil maximal d’exposition est déterminé. Mais l’évaluation de ce qui est « toléré » ou non ne fait pas toujours consensus : « Même les experts en toxicologie peuvent avoir du mal à s’accorder entre eux », reconnaît Anne-Christine Macherey. C’est précisément ces désaccords entre scientifiques, parfois relayés par des mobilisations citoyennes, qui sapent l’autorité et la légitimité de ces mesures. À la différence des unités de base et dérivées du SI, les mesures en matière de risque chimique ne peuvent guère s’abstraire du corps social et demeurent donc intrinsèquement subjectives : « Qu’est-ce qu’on considère acceptable ou pas ?, résume la toxicologue. Ce n’est plus une question de mesure mais d’interprétation. »

Quid de la mesure en sciences humaines ?

Risques chimiques ou médicaux, toutes ces mesures se retrouvent de fait à cheval entre le monde physique objectif des unités de base et celui plus incertain des « choses humaines », dépendantes d’interprétations subjectives et de choix politiques. C’est notamment le cas des indicateurs économiques mesurant la performance d’un pays, tels que le PIB ou la croissance, qui sont très utilisés bien que leur légitimité et leur fiabilité soient de plus en plus contestées.

Manifestation d’apiculteurs contre l’usage des pesticides, sur l'esplanade des Invalides en juin 2018.
Manifestation d’apiculteurs contre l’usage des pesticides, sur l'esplanade des Invalides en juin 2018.

Ce qui n’empêche pas les décideurs d’y recourir et de s’en prévaloir. « Le désir des gouvernements de disposer d’une arithmétique politique s’est très vite développé de concert avec l’essor de la mesure scientifique », rappelle l’historien Patrice Bourdelais, spécialiste de l’histoire quantitative à l’École des hautes études en sciences sociales. Si les gouvernements souhaitaient avant tout évaluer les forces en présence au sein de leurs frontières à l’aide d’indicateurs démographiques et économiques, les ressources se sont multipliées et ont gagné en complexité. Le chiffrage économique de la biodiversité en est aujourd’hui un exemple éloquent. La pollinisation naturelle des cultures agricoles, par exemple, a été évaluée récemment à plus de 150 milliards d’euros à l’échelle mondiale par l’économiste Jean-Michel Salles du Centre d’économie de l’environnement à Montpellier2 : « Même si ces indicateurs sont encore fragiles du point de vue méthodologique, souligne-t-il, ils ont le mérite de traduire les services rendus par les systèmes écologiques en une valeur compréhensible par tous, et en particulier par les décisionnaires. »

Si personne n’imagine que la valeur économique intègre le SI, ces nouvelles manières de mesurer nos vies et la nature, reflètent une même intention : projeter la réalité sur une échelle commune et intelligible. Reste bien sûr en suspens, à la différence du SI, la question de la légitimité et de l’autorité scientifique et publique sur laquelle ces nouvelles mesures prennent appui. Quelle que soit notre opinion à ce sujet et quel que soit ce point d’appui, une chose est certaine : véritable trait d’union entre les avancées scientifiques et les besoins de nos sociétés, la mesure invite chaque citoyen à s’intéresser sans mesure aux sciences.

 

Notes
  • 1. Unité CNRS/Université Paris Diderot/Université Panthéon-Sorbonne.
  • 2. Unité CNRS/Institut national de recherche agronomique/Montpellier SupAgro/Université Montpellier.

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