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Edgar Morin, centenaire, poursuit sa voie
« Ma vie, c’est un cheminement intellectuel au travers duquel ma pensée n’a cessé de se construire. Mais ce chemin n’a jamais été tracé et jamais ma pensée ne s’est trouvée achevée. Même encore aujourd'hui, elle reste inachevée. » Son regard gourmand parle pour lui : au moment de fêter ses 100 ans, Edgar Morin reste plus curieux et impatient que jamais de découvrir l’événement qui, demain, viendra le surprendre. Le 2 juillet dernier, en guise d’ouverture à une intense semaine d’hommages et de cérémonies, le directeur de recherche émérite au CNRS a donné, à l’Unesco, une magistrale démonstration de son cheminement complexe, où l’on croise à la fois Kant et Staline, le football et l’écologie, la biologie et les faits divers…
Graine d'« humanologue »
La méthode Morin s’est dessinée, raconte-t-il, dès son adolescence, à l’époque où il s’appelle encore Nahoum. Entre la crise des démocraties et celle du capitalisme, l’arrivée d’Hitler au pouvoir et les procès de Moscou « toutes les alternatives apparaissaient monstrueuses et, selon la formule de Kant, moi je me demandais : “que puis-je savoir, que puis-je croire, que puis-je espérer ?” » C’est pour répondre à ces questions que le jeune bachelier, déjà engagé dans la politique par son soutien aux républicains espagnols, entre en 1939 à l’université où il étudie la philosophie, la psychologie, la sociologie, mais aussi l’histoire de la science politique à la faculté de droit. Transdisciplinaire déjà, avec l’ambition de devenir ce qu’il appelle un « humanologue », c'est-à-dire un penseur capable de comprendre ce qu’est l’humain en rassemblant tous ces savoirs.
Influencé aussi par Marx et sa volonté de comprendre les sociétés, leur histoire, leur développement économique et leur avenir, l’étudiant Nahoum devient le résistant Morin avant d’entreprendre sa première enquête dans l’Allemagne occupée. Comme il l’évoque dans son récent livre de souvenirs, Leçons d’un siècle de vie, c’est un étonnement face à un phénomène complexe qui le conduit à faire ce travail : comment la nation la plus cultivée d’Europe a-t-elle pu devenir la plus barbare de toutes ? L’interrogation deviendra un livre, le premier d’une longue série, une bonne centaine aussi, L’An zéro de l’Allemagne (Éditions de la Cité Universelle, 1946), où le sociologue en herbe cherche à comprendre ce qui se passe dans la tête de ces gens qui ont cru en Hitler et ne croient plus désormais en rien.
Mais ce n’est pas encore tout à fait le début d’une carrière, puisque c’est un Edgar Morin au chômage qui passera deux années dans les bibliothèques à rassembler du matériel de connaissance pour écrire L’Homme et la Mort (Corréa, 1951), qui reste, à ce jour, son ouvrage le plus vendu dans le monde. Pour le sociologue Claude Fischler, directeur de recherche au CNRS, « ce livre apparaît comme un modèle, comme le prototype du travail de Morin, avec son côté interdisciplinaire fondamental, puisqu’il s’intéresse à la biologie, à l’histoire, aux mythes, etc. et interroge en même temps toute la complexité face à la mort ».
Comment comprendre, s’interroge en effet Edgar Morin, que la mort puisse inspirer l’horreur, mais que nous soyons prêts à donner notre vie pour nos enfants, notre famille, notre patrie... ? Il explique, dans sa conférence, comment cette longue recherche lui a fait prendre ses distances par rapport à Marx en découvrant que « l’imaginaire, le mythe, les croyances ou les religions ont autant de réalité que le monde matériel et économique. En réalité, la dialectique est comme une roue qui passe de la matière et de l’économie à l’esprit et à l’imagination ou au mythe… »
Alors qu'il travaille à cet ouvrage, en 1950, le CNRS lui propose un poste. « Une chance formidable », insiste-t-il lors d’un récent échange, car l’institution, si elle le met dans la case sociologie, lui laisse une entière liberté. Tout de suite, Edgar Morin navigue entre plusieurs disciplines. Aucun sujet d’étude n’est méprisable, chaque enquête engendre sa propre méthode. Totalement libre de ses mouvements, il devient le marcheur chanté par le poète espagnol Antonio Machado pour qui « le chemin se fait en marchant ».
Penseur complexe et visionnaire
La voie n’est pas tracée d’avance, mais elle s’organise autour de quelques pratiques qui, toute sa vie, guideront le chercheur dans l’élaboration de sa pensée complexe. À commencer par le pas de côté. « Le pas de côté, c’est ce changement de point de vue sur le monde complexe, qui enrichit votre perception des choses , commente Jérémi Sauvage, maître de conférences HDR en sciences du langage à l’université Paul-Valéry de Montpellier (laboratoire Lhumain) et membre du groupe Reliance et complexité. L’objet de mes recherches est l’acquisition du langage chez l’enfant, explique-t-il. C’est un fait complexe, que je dois aborder comme tel, sans chercher à le rendre binaire, même si cela ne m’arrange pas. Comment ? En faisant ce pas de côté, c'est-à-dire en changeant de point de vue, en prenant en compte les sciences du comportement, la psychanalyse… en un mot, en sortant de ses propres données. »
Pour Edgar Morin, cette confrontation des points de vue passe beaucoup par la réunion de chercheurs et de scientifiques venus de disciplines multiples, où tous s’entre-éduquent les uns les autres. Dans sa biographie intellectuelle, il épingle ainsi comme une date décisive le colloque de Royaumont, en 1972, autour de « l’Unité de l’homme ». Cette année-là, il réunit avec Jacques Monod une trentaine de biologistes, médecins, anthropologues, historiens et psychologues pour réfléchir sur les « invariants biologiques et universaux culturels ».
Quelques années plus tôt, il avait aussi pris part à un Groupe des Dix, fondé sur le même principe de réunion transdisciplinaire, où, au contact de cybernéticiens, il avait découvert la notion de boucle rétroactive, fondamentale à ses yeux puisqu’elle remet en cause le principe, considéré longtemps comme irréductible, de cause à effet.
Royaumont, c’est aussi une période où la paléontologie recule de manière spectaculaire les origines de l’Homme et où le fossé, qu’on estimait abyssal entre le monde animal et le monde humain, se réduit considérablement : présents au colloque, les époux Gardner décrivent comment ils ont réussi à faire parler à des chimpanzés le langage des sourds-muets.
De Royaumont naîtra le livre Le Paradigme perdu : la nature humaine (Seuil, 1973), où Edgar Morin développe sa conception trinitaire de l’humain, où l’individu, l’espèce et la société sont les trois éléments qui constituent celui-ci de manière inséparable : l’individu lui-même est à la fois à l’intérieur de la société, mais la société, avec sa culture, avec son langage, est à l’intérieur de l’individu ; l’individu est à l’intérieur de l’espèce, mais l’espèce avec l’ADN est présente dans l’individu. Au passage, il n’hésite pas à remettre en cause le dogme darwinien de l’évolution par la seule sélection naturelle, attaché qu’il est à comprendre comment d’autres mécanismes, la culture par exemple, peuvent interagir dans ce processus d’évolution.
Le biophysicien Massimo Piatelli-Palmarini, devenu biolinguiste et professeur en sciences cognitives à l’université de Tucson, en Arizona, était présent à Royaumont et s’est trouvé, par la suite, au cœur des débats, parfois très violents, sur le néodarwinisme. Il rend aujourd'hui justice à Edgar Morin, car « dès cette époque, il avait non seulement entrevu comment la biologie allait se développer, mais il avait aussi parfaitement raison de nous mettre en garde contre ce principe darwinien de sélection naturelle du meilleur. Il avait raison en soutenant que l’évolution n’est pas liée exclusivement à la sélection, que d’autres mécanismes y sont à l’œuvre. »
Audace et sujets « illégitimes »
À demi-mot, le chercheur italien salue aussi son courage, que tous n’ont pas eu, de s’attaquer à des principes aussi consensuels. Mais l’audace, c’est un autre trait qui a toujours guidé le marcheur Edgar Morin. « Il a toujours eu le courage d’aller au bout de ses apprentissages et de ses ruptures, jusqu’à pouvoir les conceptualiser en une expérience transformatrice, applaudit Anne Lieutaud, chercheuse au Centre d’études et de recherches appliquée en psychopédagogie perceptive, au Portugal. Cette audace m’a donné l’assurance et l'enthousiasme de l'aventure, lorsque je suis moi-même passée des sciences exactes – les sciences de l'environnement et de l'ingénieur – aux science qualitatives. »
L’audace de transgresser les frontières entre des disciplines cloisonnées, mais aussi celle d’aller sur tous les terrains – le cinéma, pour commencer, avec Le Cinéma ou l’homme imaginaire (Éditions de Minuit, 1956), à une époque où les intellectuels le méprisaient, n’y voyant qu’une une pure aliénation, et la culture de masse en général.
Claude Fischler, qui a participé à plusieurs enquêtes avec lui, n’en revient toujours pas. « Jeune étudiant, j’étais absolument ravi et même fasciné qu’il puisse se passionner pour le football ou pour les jeux télévisés, se souvient-il. Et quand je lui faisais remarquer qu’il ne fallait pas trop raconter aux collègues qu’on regardait la Coupe d’Europe, il me répondait : pour comprendre la culture de masse, il faut vraiment la vivre soi-même. »
D’autres sujets « illégitimes » aux yeux de la recherche académique suivront : le film Chronique d’un été, avec Jean Rouch, en 1961 ; La Métamorphose de Plozévet (Fayard, 1967), livre où l’observation minutieuse de cette petite commune bretonne sert à révéler les métamorphoses profondes de toute la société française d’après-guerre ; ou encore, deux ans plus tard, La Rumeur d’Orléans (Seuil, 1969) – une rumeur, nourrie d'antisémitisme, avait couru dans la ville sur des enlèvements de jeunes filles dans des magasins de vêtements par un réseau juif de prostitution internationale). Atypiques, ces enquêtes n’en ont pas moins été dirigées de manière très rigoureuse, témoigne encore Claude Fischler. « À Plozévet, Morin est sur le terrain pendant des mois, c’est lui qui mène les interviews et qui pousse les gens, de manière même un peu directive. À Orléans, il donne des consignes très strictes aux chercheurs qui l’accompagnent, comme l’année suivante, pour La Rumeur d’Amiens… »
Éloge de la critique
Parmi ces directives : l’obligation pour chacun de tenir un journal d’enquête. Car c’est l’une des autres idées clés du travail d’Edgar Morin : la nécessité de prendre en compte la subjectivité. « Tenir un journal d’enquête, poursuit Claude Fischler, c’était fondé sur l’idée que, loin de tenir à l’écart la subjectivité pour pouvoir soi-disant observer objectivement les phénomènes, il fallait au contraire l’intégrer à la réalité via ce journal, pour mieux prendre conscience, par l’autoexamen, par l’autocritique, de la manière dont elle pouvait interférer sur notre vision du réel. » Cette exigence d’autocritique restera attachée à toute la vie et l’œuvre du penseur. De manière factuelle, d’abord, quand il publie un ouvrage sous ce titre (Autocritique, Seuil, 1959) dans lequel il rompt officiellement avec le communisme mais, surtout, s’interroge sur les raisons qui l’ont poussé à se tromper pendant ses six années d’adhésion au parti. Dans la foulée, il fait de cet autoexamen un exercice permanent de ses propres recherches et en appelle à tous les chercheurs pour qu'ils en fassent autant.
Le politologue et directeur de recherche à Sciences Po Paris, Gil Delannoi, est l’un de ceux qui l’ont entendu : « Morin a non seulement sauvé l’idée même d’autocritique, dans le sens où il l’a délivrée de l’abjection attachée à ce terme depuis les dictatures communistes, souligne-t-il. L’autocritique, ce n’est pas l’auto-accusation qui a cours dans des régimes totalitaires. Mais il l’a aussi portée, et je lui en suis reconnaissant, dans un sens poppérien – Popper a posé le principe de réfutabilité comme la condition de toute théorie scientifique – et dans son rapport à double nature, solide parce que fragile, à la science. »
Gil Delannoi explique encore comment cette notion d’autocritique conduira Edgar Morin à distinguer la doctrine, qui est une sorte de blindage ne laissant aucune place à la contradiction, de la théorie, toujours ouverte à de nouveaux arguments. « On peut exiger de tout intellectuel qu’il soit intelligent, conclut le politologue, mais il faudrait exiger aussi qu’il soit curieux, comme Morin peut l’être de manière insatiable pour toutes les données. Il se dit sous-marrane comme Montaigne, avide de connaissances, mais toujours critique. Je dirais qu’il est aussi fils de Rabelais, avec un désir de s’enivrer littéralement de connaissances. »
Fils de Rabelais, Edgar Morin pourrait l’être aussi par son amour de la vie et des autres. Cette notion a beau ne figurer dans aucun traité d’épistémologie ou de sociologie, sans la fraternité, son œuvre ne serait pas tout à fait pareille. Travailler, discuter, même polémiquer avec lui, c’est aussi être touché par sa bienveillance et glisser, souvent, dans l’admiration, voire l’adoration, pour certains de ses suiveurs – pour ne pas dire de ses « fans ». C’est particulièrement vrai en Amérique latine où le penseur français jouit d’une très grande popularité. Au point, selon certains, de gêner toute approche critique de son œuvre. En Argentine, Leonardo Rodriguez Zoya enseigne la méthodologie de la recherche à l’université de Buenos Aires, et s’agace de cette « morinolâtrie » : « Bien sûr, il faut embrasser Edgar et célébrer la vie, lance-t-il, mais il faut aussi critiquer ses idées pour les faire avancer ! Et c’est difficile, parce que l’Edgar ami nous fait souvent oublier le Morin penseur. »
La voie de l'humain « amélioré »
Le maître lui-même, qu’en pense-t-il ? Même s’il reconnaît et apprécie tous ces témoignages d’admiration et d’affection, il peut aussi se montrer assez désabusé sur l’influence de ce qu’il considère comme son œuvre majeure, La Méthode (Seuil, 1977-2004, 6 vol.). Dans cet opus de près 2 000 pages, qui lui a demandé trente années de travail, Edgar Morin formalise ce qu’il estime être la bonne manière d’acquérir les connaissances, sonde en quelque sorte la connaissance de la connaissance, loin de la pensée binaire, du réductionnisme et de la compartimentation des sciences. En 1982, il a aussi publié Science avec conscience (Fayard) pour faire mieux connaître des philosophes des sciences comme Gaston Bachelard, Karl Popper ou Michel Serres que, dit-il, tous les chercheurs devraient lire. « En vain », regrette-t-il…
En clôture de sa conférence à l’Unesco, il rappelle que « déjà dans les années 1930, Husserl avait montré que les sciences sont aveugles à elles-mêmes. Cela reste malheureusement d’actualité : les sciences ne réfléchissent pas sur elles-mêmes, elles ne voient que des objets isolés. » Pire, de nouveaux mythes apparaissent. Le transhumanisme nous promet une immortalité illusoire, l’intelligence de s’occuper de tout, alimentant ainsi de nouveaux mythes. Au service de qui ? « D’un homme augmenté, regrette Edgar Morin, à la recherche de toujours davantage de puissance, de profit et de contrôle, au détriment de la créativité et de la liberté. » Mais une autre voie, forcément, est possible, celle d’un sursaut qui créerait une conscience de communauté de destin et utiliserait les possibilités merveilleuses des techniques pour améliorer nos vies, les relations humaines, l’éducation et la culture ou préserver notre environnement.
Non à l’humain augmenté, donc, vive l’humain amélioré. « Mais attention, il ne s’agit pas de rêver à une autre société, il s’agit de savoir que nous sommes dans l’aventure humaine, où chaque chemin individuel se trouve dans un immense chemin commun, dont on ne peut pas prédire toutes les interactions. » Edgar Morin a beau avoir fait preuve depuis des décennies d’un sens aigu de l’anticipation, il se refuse aux prophéties et voit toujours dans l’avenir une aventure incertaine – ce qui n’empêche pas les mises en garde. ♦
À lire
Edgar Morin, en suivant la voie, par Francis Lecompte, éditions de l'Archipel, février 2023, 304 p.
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