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Sylvie Rétaux, une biologiste tout-terrain

Sylvie Rétaux, une biologiste tout-terrain

19.07.2024, par
Sylvie Rétaux pose devant un aquarium où nagent des Tétras mexicains aveugles, à l'animalerie aquatique de l'Institut des neurosciences Paris-Saclay (juillet 2024).
Depuis vingt ans, cette spécialiste de biologie du développement et de l’évolution s’est prise de passion pour un petit poisson qui vit dans les eaux d’Amérique centrale. Au point de se mettre à la spéléologie pour explorer de profondes grottes au Mexique, et l’observer dans son milieu naturel.

Astyanax mexicanus. C’est le nom de l’animal qui obsède la neurobiologiste de l’évolution Sylvie Rétaux, directrice de recherche à l’Institut des neurosciences Paris-Saclay1, depuis près de vingt ans. Aussi appelé Tétra mexicain, ce petit poisson mesure entre 8 et 9 centimètres, vit dans les eaux douces d’Amérique centrale et ressemble à un petit piranha. Il est aujourd’hui reconnu par les scientifiques comme un excellent modèle pour étudier la biologie de l’évolution. Il n’y a aujourd’hui qu’une centaine de chercheurs dans le monde qui étudient Astyanax mexicanus, dont Sylvie Rétaux, et qui soient capables de descendre dans des grottes de plusieurs centaines de mètres de profondeur pour le voir évoluer dans son milieu naturel.

À la découverte d'Astyanax mexicanus

La rencontre entre la chercheuse et son sujet d’étude a lieu en 2004. « À l’époque, pour expliquer les variations entre espèces au cours du développement et de l’évolution, je m’appuyais sur différents modèles de vertébrés. On observait des différences notables entre espèces à des macro-échelles en comparant des mammifères, des amphibiens ou des vertébrés sans mâchoires (en l’occurrence ici des lamproies, Ndlr). Mais nous étions incapables de prouver nos hypothèses et nos scénarii évolutifs », explique-t-elle.

Dans la grotte Piedras, l’équipe descend jusqu’à la mare la plus profonde pour procéder à l'échantillonnage génétique de quelques poissons et mesurer des paramètres physico-chimiques de l’eau.
Dans la grotte Piedras, l’équipe descend jusqu’à la mare la plus profonde pour procéder à l'échantillonnage génétique de quelques poissons et mesurer des paramètres physico-chimiques de l’eau.

William Jeffery, un collègue américain, fait alors une découverte qui va changer la carrière de la biologiste. Il démontre qu’une modification d’expression du gène Sonic hedgehog, qui joue un rôle clé dans la régulation de la formation des organes des vertébrés et en particulier sur l'organisation du cerveau, est à l’origine de modifications morphologiques chez l’Astyanax mexicanus. « Cela signifiait que nous disposions d’un modèle de microévolution vivant, en chair et en os, pour tester nos hypothèses », s’émerveille Sylvie Rétaux. 

Je n’étais jamais rentrée dans une grotte jusque-là. Cela a été une expérience initiatique. Voir ce poisson évoluer dans son lieu de vie a donné du sens à mes recherches en laboratoire.

En 2009, elle a l’occasion, avec un petit groupe de congressistes, de visiter une grotte dans l’État de San Luis Potosí, au Mexique, et d’observer l’animal dans son milieu naturel. « Je n’étais jamais rentrée dans une grotte jusque-là. Cela été une expérience initiatique. Voir ce poisson évoluer dans son lieu de vie a donné du sens à mes recherches en laboratoire », assure-t-elle.

Astyanax mexicanus attire tellement l’attention de la communauté scientifique qu’il fait désormais l’objet de mesures de conservation au Mexique. Comment expliquer qu’en l’espace d’une décennie, ce petit poisson soit devenu si prisé pour les travaux en biologie de l’évolution ? Sa particularité réside dans le fait que l’espèce existe sous deux apparences, ou morphes : un poisson ordinaire qui nage dans les rivières, et un poisson cavernicole, aveugle et dépigmenté, qui s’est adapté à la vie dans l’obscurité totale et permanente des grottes. « L’Astyanax mexicanus des rivières est argenté et pigmenté, il arbore une longue bande noire le long de son flanc. Il a un comportement social, est très agressif, il observe une hiérarchie dans son banc. Sous sa forme courante, ce poisson est endémique », décrit Sylvie Rétaux.

Particularité d'"Astyanax mexicanus", l'espèce existe sous deux apparences différentes, ou morphes. A gauche, le morphe des rivières, à droite le morphe cavernicole.
Particularité d'"Astyanax mexicanus", l'espèce existe sous deux apparences différentes, ou morphes. A gauche, le morphe des rivières, à droite le morphe cavernicole.

Le morphe cavernicole de la même espèce, qui évolue dans des grottes de la région de San Luis Potosí, est quasiment son opposé. « Les adultes sont aveugles et dépigmentés, nagent de manière isolée et non plus en banc, ont perdu toute leur agressivité et ils dorment très peu », poursuit la chercheuse. Or, ce changement radical de comportement entre deux morphes d’une même espèce s’est effectué en l’espace de seulement 20 000 ans – autrement dit un temps éclair à l’échelle de l’évolution, et une mine d’or pour un biologiste de l’évolution. C’est ce dernier, le cavernicole, dont il n’existe que quelques milliers de spécimens sur Terre, que Sylvie Rétaux part observer sur le terrain.

Du laboratoire au terrain

Autant de spécificités qui font de Sylvie Rétaux non seulement une scientifique reconnue dans son domaine, mais aussi une aventurière hors pair. « La plupart des chercheurs qui travaillent sur les comportements cantonnent leurs études dans des laboratoires. En général, c’est assez éloigné des conditions naturelles, au risque que les comportements observés soient artificiels. Sylvie, elle, pousse l’idée d’étudier les comportements dans le milieu naturel à l’extrême. Ce savant mélange entre expérience de laboratoire et de terrain n’est pas facile à obtenir : il faut une détermination de fer et être doté d’une grande capacité d’organisation », salue François Rouyer, son directeur d’unité. « Nous apportons chacun nos compétences lors des expéditions, mais Sylvie c’est notre chef d’orchestre. Elle arrive à voir les points forts de chacun et à les utiliser : elle sait où elle va, ce qu’elle veut et comment orienter le projet. Et elle possède une très bonne capacité d’adaptation », commente Laurent Legendre, ingénieur en biologie au laboratoire Évolution, génomes, comportement et écologie2, et un de ses compagnons d’expéditions depuis une dizaine d’années.
 

Sylvie Rétaux, devenue spéléologue confirmée, descend au coeur de la grotte Piedras (février 2024).
Sylvie Rétaux, devenue spéléologue confirmée, descend au coeur de la grotte Piedras (février 2024).

Ces explorations fournissent des données précieuses et uniques, et sont à l’origine de découvertes souvent inattendues. Par exemple, que les « cavefish » sauvages se développent et grandissent aussi bien que les poissons de rivières, ce qui remet en question le dogme selon lequel le milieu souterrain est pauvre en ressources trophiques et ses habitants souvent en jeûne forcé. Les réactions comportementales à des stimulations olfactives sont aussi très différentes chez ceux qui vivent dans des grottes riches en ressources alimentaires et chez ceux qui vivent en milieu plus pauvre. Enfin, ces poissons, qui communiquent entre eux grâce à des sons qu’ils émettent, n’ont pas le même accent ou la même signature acoustique dans différentes grottes – un peu comme un Marseillais et un Ch’ti.

Un prélèvement d’ADN est effectué par écouvillonnage sur un tétra cavernicole. Les opérations sont effectuées au-dessus d’une piscine remplie d’eau, puis le poisson est relâché.
Un prélèvement d’ADN est effectué par écouvillonnage sur un tétra cavernicole. Les opérations sont effectuées au-dessus d’une piscine remplie d’eau, puis le poisson est relâché.

« Astyanax mexicanus est un concentré de la boîte à outils de l’évolution développementale. Il peut nous servir à mieux comprendre l’évolution de certains systèmes neurosensoriels. Par exemple, comprendre pourquoi certains animaux ont un odorat très développé comme le requin marteau ou le chien, et d’autres pas », explique la chercheuse. En laboratoire, l’équipe de Sylvie Rétaux a ainsi montré que si l’espèce des rivières pouvait détecter des acides aminés à des concentrations de 10-4 mol/L, son congénère vivant dans les grottes dispose d’un odorat décuplé : ce dernier peut détecter des odeurs à des concentrations de 10-9 mol/L – soit autant que le requin marteau, capable de détecter une goutte de sang dans l’océan.

Des heures d'exploration et d'observation souterraines

À chaque expédition, une nouvelle grotte est explorée parmi la trentaine où le poisson a élu domicile. Les scientifiques de son équipe se contentent d’observer les populations, ils ne capturent jamais de poissons et ne réalisent pas de prélèvements invasifs. Ils peuvent en revanche laisser leur matériel sur place pendant une année. « Une fois sur place, on descend sous terre pendant huit à douze heures sans remonter à la surface. Nous n’avons pas de moyen de communication avec l’extérieur. On est équipés de masques pour nous protéger de certaines maladies comme l’histoplasmose, provoquée par un champignon présent en grandes quantités dans les grottes et dont l’inhalation des spores peut provoquer de graves problèmes respiratoires », décrit Sylvie Rétaux. Et malgré tout le temps de préparation, les choses se passent rarement comme prévu : « Parfois, le niveau d’eau est trop bas pour pouvoir faire les enregistrements sonores, parfois il faut nager pour aller installer des équipements, souvent patauger dans la gadoue. Au début je ne connaissais rien à la spéléologie, mais il a bien fallu que je m’y mette ! », plaisante la chercheuse.

vidéo_Poissons mexicains

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2024

Outre leur intérêt fondamental, les recherches de la biologiste pourraient aussi avoir des répercussions dans le domaine biomédical pour comprendre des phénomènes comme les dégénérescences rétiniennes, alors que seules 30 % des causes génétiques à l’origine de ce phénomène sont connues chez l’humain. Chez les poissons cavernicoles, l’œil commence à se former mais il leur manque la partie ventrale de la rétine. Les embryons pourraient être utilisés pour modéliser la formation du colobome, une malformation de la rétine d’incidence 1/100 000 chez l’humain. Il faut en effet seulement 24 heures pour qu’un œil d’Astyanax mexicanus se forme, ce qui rend possible l’observation in vivo de la formation de cet organe alors que c’est inimaginable pour l’humain. « Nous commençons à peine à comprendre que la formation et l’évolution des organes commencent dès la fécondation. Par exemple, les ovocytes des poissons de surface et ceux des cavernicoles sont très différents dans leur composition moléculaire. Nous ne sommes qu’aux prémices des découvertes dans ce domaine », est convaincue la scientifique.♦

 

Notes
  • 1. Unité CNRS/Université Paris-Saclay.
  • 2. Unité CNRS/IRD/Université Paris-Saclay.

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