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Eric Karsenti, le biologiste et la mer
À bord du Beagle, Charles Darwin avait étudié les espèces terrestres et marines et mis au point la théorie de l’évolution. À bord du voilier Tara, Eric Karsenti et ses équipes ont mené une étude d’ampleur inédite sur le plancton. Entre 2009 et 2013, au cours d’un périple de 140 000 kilomètres, l’expédition Tara Oceans a collecté 35 000 échantillons. Seuls de 20 à 30 % d’entre eux ont à ce jour été exploités, mais leur analyse bouleverse déjà l’état de nos connaissances sur cette population d’organismes dérivants (virus, bactéries, protozoaires, microcrustacés…) qui stocke 50 % de tout le CO2 de la planète et est à la base de toute la chaîne alimentaire marine.
« C’est la lecture, vers 1995, du voyage extraordinaire du Beagle qui m’a donné envie de monter une expédition à travers les mers du globe », raconte aujourd’hui le directeur de recherche émérite au CNRS, qui a le look (boucles et barbe argent sur visage doré) de son profil : un biologiste navigateur, accro à la mer depuis son enfance passée à Cayeux-sur-Mer, dans la Somme.
Une carrière démarrée sur les chapeaux de roue
Si excitant soit-il, l’épisode Tara n’est qu’une éclatante parenthèse dans la brillante carrière de ce chercheur, lauréat 2015 de la médaille d’or du CNRS. Une carrière passée à comprendre les mécanismes qui régulent le cycle de la division cellulaire. Au sein de ce cycle, la mitose est à la base du vivant : toutes les cellules d’un organisme doivent se diviser, intensément, durant la croissance, mais aussi à l’âge adulte, pour le renouvellement des tissus.
Après une thèse de doctorat menée à l’Institut Pasteur dans le laboratoire du docteur Stratis Avrameas (en parallèle de laquelle il dispense des cours de voile en Bretagne trois à quatre mois par an), Eric Karsenti est détaché à l’université de Californie, à San Francisco (UCSF), dans l’équipe de Marc Kirschner, de 1981 à 1984. « À l’époque, on ne connaissait pas grand-chose sur les facteurs qui, telles des horloges, règlent le cycle cellulaire (d’une division à l’autre) et déclenchent la mitose, explique le scientifique. Nous savions que les microtubules, ces petits tubes protéiques qui forment le squelette de la cellule, ont la faculté de s’organiser juste avant la division cellulaire en une structure, appelée fuseau mitotique. En tirant sur les chromosomes, au préalable dupliqués, ce fuseau les sépare en deux moitiés égales et les attire chacune vers les deux pôles du fuseau, formant ainsi deux cellules filles. La communauté pensait alors qu’une structure cellulaire particulière, le centriole, induisait l’assemblage des microtubules. Avec Marc Kirschner, nous avons isolé des centrioles en tube à essai et avons découvert que, même sans leur concours, ledit assemblage avait lieu. Nous en avons déduit que ce dernier était provoqué non par les centrioles, mais par les chromosomes eux-mêmes. C’était une telle surprise qu’au début personne ne nous a crus ! » Le scepticisme sera de courte durée.
Des recherches au cœur de la cellule
Fort de cette première découverte importante, alors qu’il n’est que post-doctorant, Eric Karsenti s’envole pour Heidelberg, en Allemagne, au département de biologie cellulaire de l’EMBL1. Nous sommes en 1985 et une autre question le taraude : quel est le facteur qui enclenche la condensation des chromosomes, étape indispensable à la mitose ? C’est que, en dehors de cette phase fugace qu’est la division cellulaire, l’ADN ne se trouve pas sous la forme des chromosomes de forme bien définie que l’on représente souvent (des bâtonnets ou des X, suivant que l’on se trouve avant ou après leur duplication). La plupart du temps, les brins d’ADN sont totalement déroulés. Pour vous faire une idée du capharnaüm, imaginez des milliers de bobines de fil totalement déroulées sur un immense tapis. Imaginez maintenant que vous vouliez partager tous ces fils en deux quantités strictement égales : il vous faudra d’abord enrouler toutes les bobines. Au cœur de la cellule, c’est la même chose : avant d’être partagé en deux lots, l’ADN des chromosomes doit être rembobiné. Mais quelle protéine tient le rôle de chef d’orchestre de ce fastidieux rangement ?
microscopique
émerge
une structure
ordonnée, quasi
macroscopique,
c’est fascinant !
À l’époque, Paul Nurse vient de comprendre qu’il s’agit en fait d’un couple de protéines : une kinase (enzyme activant d’autres protéines en leur ajoutant du phosphate) et une cycline qui active cette dernière. Une fois activée, la kinase active à son tour une autre protéine, l’histone H1, responsable de la condensation de l’ADN au sein des chromosomes. Pour cette découverte, Paul Nurse obtiendra le prix Nobel en 2001. « Au même moment, Marcel Dorée, avait commencé à purifier la kinase à partir d’œufs de xénope à l’EMBL dans mon laboratoire, travail qu’il termina avec un étudiant à Montpellier. Selon moi, il aurait dû être associé à ce prix Nobel », remarque le biologiste.
Avec lui, à Heidelberg, Eric Karsenti poursuit le travail de Paul Nurse et précise comment la kinase entre en action. Les deux chercheurs démontrent qu’elle reste inhibée jusqu’à ce que la concentration de cycline atteigne un certain seuil, mais aussi qu’elle se désactive elle-même après dix minutes.
« Avec cette kinase qui s’auto-inhibe, j’ai commencé à réfléchir aux phénomènes d’auto-organisation en biologie, raconte le chercheur. En travaillant sur le fuseau mitotique, pendant la même période, j’ai compris, avec mes étudiants, qu’un phénomène de ce type se mettait en place : à un moment du cycle cellulaire, des sortes de moteurs, liés aux microtubules, adoptent un comportement collectif et organisent ces petites briques en fuseau. Du chaos microscopique émerge une structure ordonnée, quasi macroscopique, c’est fascinant ! »
Des découvertes majeures sur le plancton
Peu après, au milieu des années 1990, Eric Karsenti fait évoluer le Département de biologie cellulaire (« un peu trop XXe siècle »), dont il prend la direction à la suite de Kai Simons. Il encourage la transdisciplinarité en le renommant Département de biologie cellulaire et de biophysique. « Si l’on veut vraiment saisir un phénomène, comme l’auto-organisation dans la cellule, il nous faut travailler avec des physiciens et des statisticiens, pour le quantifier, ou encore avec des spécialistes de l’imagerie, pour mieux l’observer. Il est essentiel de croiser les compétences ! », insiste Eric Karsenti.
Sur l’océan, même consigne : à bord de Tara, les biologistes croisaient des ingénieurs, des informaticiens, des océanographes, des experts en imagerie quantitative. « C’est la force de l’expédition. » Ce qui a permis à ses acteurs de faire des découvertes majeures sur le plancton : grâce aux échantillons récoltés avec Tara, les chercheurs sont parvenus à caractériser l’ensemble de la diversité des virus, des bactéries et des petits eucaryotes. De ces derniers, ils ont comptabilisé 150 000 genres différents, alors que seuls 10 000 étaient connus. Contrairement à ce que l’on pensait, leur population est beaucoup plus diverse que celle des bactéries. Un groupe de l’EMBL a également caractérisé 40 millions de gènes bactériens. Il s’agit du recensement le plus exhaustif établi à ce jour.
« Nous avons aussi découvert qu’un tourbillon énorme de 400 kilomètres de diamètre et 4 000 mètres de profondeur – les anneaux d’Agulhas –, qui traverse l’Atlantique d’est en ouest en emprisonnant des organismes, forme au fil du temps un seul et même écosystème, qui évolue indépendamment de l’environnement extérieur, ajoute le chercheur. Encore un phénomène d’auto-organisation où de petites entités adoptent un comportement collectif et forment ainsi une structure de plus grande échelle. » Et encore un épisode au cours duquel le biologiste navigateur a uni sa passion pour le vivant à celle de l’océan.
À lire : « Tara boucle son tour du monde », notre interview croisée d’Eric Karsenti et d’Etienne Bourgeois, publiée en mars 2012 à l’issue de l’expédition Tara Oceans
- 1. European Molecular Biology Laboratory.