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Jean Dalibard, médaille d’or 2021 du CNRS
« Ce bâtiment a accueilli le premier cyclotron français, un accélérateur de particules qui fut construit dans le Laboratoire de chimie nucléaire dirigé par Frédéric Joliot-Curie. » Dans son bureau du Collège de France, situé à Paris en plein cœur du quartier latin, Jean Dalibard aime narrer les exploits de ses illustres prédécesseurs. Mais en ce beau jour de printemps, c’est bien son histoire que l’on est venu écouter. Physicien au Laboratoire Kastler Brossel1 (LKB), membre de l’Académie des sciences, ancien professeur à l’École polytechnique, et donc titulaire de la chaire Atomes et rayonnement depuis 2013, cet explorateur du monde quantique est le lauréat 2021 de la médaille d’or du CNRS. Une distinction qu’il accueille avec humilité : « il s’agit là d’une récompense unique, qui résulte du jugement de personnes avec qui je partage la même méthode, les mêmes valeurs : la démarche scientifique, le doute et la confiance qui la soutiennent ».
Chercheur et enseignant passionné, Jean Dalibard a contribué à l’émergence et au rayonnement d’une nouvelle discipline, les atomes froids. Durant toute sa carrière, dont trente années passées au CNRS, il s’est distingué par l’originalité de son approche mêlant théorie et expériences. Ses travaux pionniers ont permis des avancées considérables en physique atomique, là où la lumière peut agir sur la matière.
Il est à l’origine, entre autres, du développement de technologies quantiques tel le piège magnéto-optique pour atomes froids. On lui doit également les toutes premières expériences sur les tourbillons quantiques dans les gaz d’atomes froids, des objets qui défient l’intuition…
Au bon endroit au bon moment
D’autant qu’il se souvienne, Jean Dalibard a toujours voulu faire de la science. Né en 1958, il a baigné dans un environnement familial où les machines tenaient une place prépondérante. Son enfance sera particulièrement marquée par deux choses : le moulin de son grand-père meunier, dont aujourd’hui encore il se souviendrait presque de chaque engrenage ; et le jour où l’homme a posé un pied sur la Lune, le 20 juillet 1969. « J’aurais voulu être dans la salle de contrôle de la Nasa. Je rêvais moins de marcher sur la Lune que de construire ces machines qui y ont envoyé des hommes. »
Puis la vie et son lot de rencontres (illustres) l’ont mené vers une recherche un peu plus fondamentale. Ce sont d’abord ses professeurs de lycée, et leur manière de donner à comprendre le monde, qui lui ont transmis le goût de la physique. S’en est suivi un parcours « classique » : l’École normale supérieure et l’université Paris VI où il ira jusqu’à l’agrégation de physique, obtenue en 1981. À cette époque, il n’est pas encore tout à fait certain de vouloir se lancer dans une carrière académique. Mais, se souvient-il, « tout s’est pourtant déroulé de manière naturelle. Ma thèse d’État, sous la direction de Claude Cohen-Tannoudji2, mon entrée au CNRS en 1982, où il y avait déjà peu d’élus mais moins de postulants, mes premiers pas à l'Institut d'optique dans l'équipe d'Alain Aspect (médaille d'or du CNRS en 2005), un poste de chargé de cours à l’École polytechnique de 1989 à 2002, puis de professeur à partir de 2003. On peut dire que j’ai eu la chance d’être – souvent – au bon endroit au bon moment », s’amuse-t-il.
Ce froid qui vient de la lumière
Jean Dalibard a eu la chance d’assister – et de contribuer – à l’éclosion d’un tout nouveau champ de recherche : les atomes froids. Autrement dit, il s’agit de parvenir à manipuler et contrôler de manière très fine le mouvement des atomes – du gaz – avec de la lumière – des lasers. De manière contre-intuitive, la lumière se révèle ici une précieuse alliée : elle peut générer du froid, jusqu’au milliardième de degré au-dessus du zéro absolu, soit -273,15 °C. Comment ? En rendant les atomes quasi immobiles au sein de « mélasses optiques3 ». Chauds, les atomes sont agités et dégagent beaucoup d’énergie. Grâce à des lasers, lors du choc d’un photon avec un atome, ce dernier recule de la même manière qu’un tir de boulet fait reculer un canon. La vitesse de l’atome est légèrement modifiée, de quelques centimètres par seconde. En répétant l’opération 30 millions de fois par seconde grâce à un laser, voilà nos atomes ainsi refroidis. Des états exotiques de la matière apparaissent alors : « on fabrique ainsi une matière quantique aux propriétés radicalement différentes des fluides ou des solides que nous rencontrons au quotidien », explique le physicien.
Étudier certaines de ces propriétés exotiques, mesurer de manière ultra-précise le temps (en construisant des horloges atomiques), valider des théories physiques fondamentales qui n’étaient jusqu’alors que des expériences de pensée, sont quelques-unes des applications possibles du refroidissement des atomes. Mais à l’époque, c’est un champ de recherche encore balbutiant et qui n’intéresse que peu de chercheurs. La toute première observation d’un ion piégé et refroidi, puis une conférence de Claude Cohen-Tannoudji en 1979 (« Manipuler les atomes ») achèveront de le convaincre de s’engager dans cette nouvelle discipline.
« C’était une belle aventure scientifique à mener, pensait-on à l’époque, pour quelques années. Je me souviens d’un congrès, en 1985. On croyait alors que ce serait le dernier. A posteriori, on se rend bien compte qu’on ne connaissait qu’une infime partie de ce nouveau champ de recherche… »
Désordre quantique
L’idée que la lumière puisse ordonner la matière n’est pourtant pas nouvelle. En 1916, Albert Einstein établit les bases – théoriques – de l’interaction matière-rayonnement. En France, plus près de nous, c’est Alfred Kastler (prix Nobel de physique de 1966), et son effet lumino-frigorifique en 1950, qui va apporter sa pierre à l’édifice. Mais c’est surtout dans les années 1970 que l’avènement des sources laser accordables va venir ouvrir de nouvelles perspectives. Et ainsi permettre de voir apparaître des effets véritablement spectaculaires dans la manipulation d’atomes par de la lumière… Jean Dalibard va alors chercher, lui aussi, à domestiquer les atomes. En 1986, il pose, lors d’une conférence à Helsinki (Finlande) les principes du piège magnéto-optique – un dispositif devenu standard dans les laboratoires du monde entier pour piéger les atomes en les refroidissant à l’aide de paires de faisceaux laser.
Depuis, Jean Dalibard n’a jamais cessé de jouer avec la lumière et la matière, pour lui « l’essentiel du monde physique ». Sa chance est d’avoir su lier expérimentations et théorie, et d’avoir pu ainsi « assembler toutes les pièces d’un puzzle ». C’est au sein du LKB qu’il va s’y atteler. Là, dans des cages de lumière, il piège quelques atomes à l’aide de lasers, les refroidit par « effet Sisyphe ».
Les atomes sont placés dans la situation du malheureux héros grec, condamné à pousser sans cesse son rocher vers le sommet d’une montagne. Eux, ils gravissent sans cesse des collines – de potentiel. Rapidement, leur énergie diminue jusqu’à ce qu’elle soit trop faible pour atteindre le sommet suivant. « Nos particules terminent leur course quasiment immobiles, au fond des puits dessinés par l’onde lumineuse stationnaire », explique-t-il.
Pour aller (toujours) plus loin, dans les années 1990, il met au point avec ses collaborateurs une nouvelle approche, la méthode théorique des fonctions d’onde Monte Carlo, également appelées « trajectoires quantiques », qui est utilisée par de nombreux chercheurs pour simuler le comportement de systèmes d’atomes et de photons dans des situations expérimentales variées.
Modéliser des systèmes complexes
Mais le refroidissement d’atomes par laser a toutefois des limites. Jusque-là, les physiciens s’étaient essentiellement intéressés au comportement individuel des atomes froids. Le passage au comportement – quantique – collectif des gaz froids est rendu possible, au milieu des années 1990, par un nouvel outil : le refroidissement par évaporation. « Là, on élimine les particules qui ont le plus d’énergie pour ne garder que les plus lentes. La combinaison de ces deux refroidissements (le refroidissement d’atomes par laser et le refroidissement par évaporation, Ndlr) a permis d’atteindre en 1995 un nouvel état de la matière prédit là encore par Einstein, en 1925, le condensat gazeux de Bose-Einstein », souligne-t-il.
Dans ces milieux confinés, des millions d’atomes placés dans un même état d’énergie et devenus indiscernables les uns des autres se mettent à marcher au pas à la manière de petits soldats, et se comportent comme les photons dans les lasers. Certains gaz deviennent ainsi superfluides, acquérant l’étonnante capacité de s’écouler sans plus aucune viscosité.
Au début des années 2000, au sein du LKB, fasciné par les condensats gazeux, Jean Dalibard se lance avec son équipe dans l’étude de cette matière quantique, à travers l’observation des tourbillons quantiques dans les gaz d’atomes froids. Lorsque les gaz sont refroidis très vite, des trous ou plutôt des vortex se forment. Il étudie, encore aujourd’hui, ces vortex quantiques, leurs formes, leurs dynamiques. De la très belle physique selon lui. L’une de ses plus grandes joies est d’avoir été parmi les premiers à pouvoir observer ces tout nouveaux phénomènes.
Désormais, il s'intéresse à la simulation quantique de problèmes hors de portée des calculs actuels en utilisant des gaz quantiques ultra-froids. Du fait de leurs dimensions caractéristiques, les physiciens cherchent notamment, assure Jean Dalibard, à utiliser ces condensats de Bose-Einstein comme des simulateurs quantiques, à même de les aider à résoudre des problèmes d’une haute complexité. Ces derniers fournissent une plateforme pour créer et étudier des systèmes quantiques dans des conditions parfaitement contrôlées, en simulant des situations qui se rencontrent en physique de la matière condensée, en physique nucléaire ou en astrophysique. Pas simple mais élémentaire.
Notre échange s’achève dans l’un de ses laboratoires du Collège de France où à la manière d’un jeu de construction, ses étudiants installent minutieusement une toute nouvelle expérience. Signe qu’ici aussi l’activité a repris ses droits après une année difficile pour la recherche.
Et au-delà ?
Mais la pandémie du covid-19 fut aussi selon lui l’occasion de se consacrer pleinement à ses travaux. « Nous l’avons vécu comme un changement de temporalité : nous étions les maîtres des horloges (atomiques ?). Et si personne ne souhaite que cela se reproduise, ni même que la situation s’éternise, l’impact sur la recherche n’a pas été entièrement négatif. Le développement des conférences en ligne nous a permis par exemple de constituer une banque de données de connaissances scientifiques, accessible à tous et complètement inédite », insiste-t-il.
Enfin, cet éminent chercheur, qui a enseigné et communiqué au grand public sa passion de la physique pendant plus de trente ans, déplore la faible proportion de femmes dans sa discipline. Un phénomène qu’il ne s’explique pas. « Pourquoi ce manque ? On se prive d’un grand nombre de cerveaux dans nos laboratoires. N’écoutez pas ceux qui vous disent que les mathématiques, la physique, les sciences fondamentales ne sont pas faites pour les jeunes filles. » Il appelle à construire de nouveaux modèles féminins auxquels s’identifier, au-delà de l’iconique Marie Curie.
Un dernier point qui lui tient particulièrement à cœur : l’enseignement scientifique à l’école, « le parent pauvre de l’éducation, regrette-t-il. Pourquoi les gens ne se sentent-ils pas plus concernés ? » Car pour lui, au triptyque lire, écrire et compter, devrait s’ajouter « raisonner ». ♦
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- 1. Unité CNRS/Sorbonne Université/ENS Paris/Collège de France.
- 2. Claude Cohen-Tannoudji est lauréat de la médaille d’or du CNRS 1996 et du prix Nobel de physique 1997 avec ses collègues américains Steven Chu et William Daniel Phillips pour leurs recherches sur le refroidissement et le confinement d’atomes par laser.
- 3. On utilise le terme de mélasse optique pour décrire ce milieu visqueux créé par le faisceau laser, dans lequel le mouvement des atomes est freiné comme celui d’une cuillère dans un pot de miel.
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Auteur
Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.