Vous êtes ici
Le Moyen Âge selon Jacques Le Goff
« Mon Moyen Âge va de la fin du IIe siècle jusqu'au XIXe siècle ! »
(Entretien paru dans le Journal du CNRS en décembre 1991)
C’est la première fois que le CNRS attribue sa Médaille d’or à un historien. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?
Jacques Le Goff : De la joie, bien sûr. C'est tombé sur moi comme la grâce sur le fidèle qui ne s'attend pas à ce que Dieu s'intéresse à lui... Mais j'ai tout de suite pensé que c'était important pour les historiens, pour l'histoire. Et aussi pour l'ensemble des sciences humaines et sociales vis-à-vis des sciences de la nature, et contre cette très fâcheuse habitude qui distingue les sciences dites « dures » des autres. Qu'on ne désigne pas comme « molles », par politesse. Cette distinction est en quelque sorte une reconnaissance de l'histoire comme discipline scientifique à part entière. Ces derniers jours, j’ai reçu beaucoup de témoignages d'amitié provenant d'historiens : je vois comment chacun se sent – et c'est ce qui me fait plaisir – conforté à travers la distinction qui m’est accordée aujourd'hui.
Comment en êtes-vous arrivé à remettre en question la notion de « parenthèse de l’histoire » qui collait à la période médiévale ?
J. Le G. : Dès l'époque où j'étais étudiant, il m'est apparu que le Moyen Âge n'était pas une parenthèse, mais au contraire une période tout à fait positive et créatrice dans l'évolution historique. Une période qui me touchait profondément, car, plus que l'Antiquité, elle avait produit les racines – éthiques, culturelles, politiques – de notre société, et il était possible de l'étudier dans un bon équilibre entre documentation et imagination. Si on peut reconstituer un diplodocus à partir d'une simple vertèbre, reconstituer une société à partir d'un tesson m'a toujours semblé un tour de force. Inversement, l'histoire moderne et contemporaine croulait sous les documents de toutes sortes, difficiles à maîtriser. Et puis, je crois en un « long Moyen Age », même si j’ai surtout étudié la période allant de la fin du XIe siècle au début du XIVe.
C’est-à-dire…
J. Le G. : La notion de parenthèse est née de la volonté d'hommes en quête de rupture avec la scolastique et l'art gothique. Cette vision a amené ces hommes à méconnaître l'importance de la période médiévale. Hormis pour les lettres et les arts - qui ne peuvent à mon sens définir à eux seuls une société - presque rien n’a changé au moment de la Renaissance, les conditions de vie étant même parfois plus difficiles (famines, bûchers ... ). C’est pourquoi mon « long Moyen Âge » va de la fin du IIe siècle...jusqu'à la révolution industrielle du XIXe ! Mais j'admets que, pour des raisons de commodité pédagogique, nous conservions scolairement les vieilles – et artificielles – divisions.
En 1981, vous lanciez l’ « appel des 5 000 » scientifiques pour la Pologne. Dans quel but ?
J. Le G. : C'était un choix personnel. Dès les années 50, les fondateurs de l'école des Annales ont développé des relations avec des chercheurs étrangers. L'arrivée de Gomulka au pouvoir en Pologne, en 1956, a permis alors de penser que le rideau de fer se soulevait un peu, qu'il était désormais possible d'avoir des rapports avec au moins un pays de l'Est. En 1959, j'y ai été envoyé en mission par Fernand Braudel, qui avait établi ces relations. Le jeune historien chargé de m'accueillir, de me guider, s'appelait Geremek. Nous avons noué d'étroites relations et, lorsqu'en 1962 j'ai épousé une de ses compatriotes à Varsovie, Geremek a été l'un de mes témoins. J'avais donc des raisons personnelles d'aimer la Pologne, de m'intéresser à ce pays d'être en contact avec Solidarnösc. D'autre part, j'ai toujours pensé que l'historien devait être aussi un citoyen engagé dans la lutte pour les droits de l'homme. L'exemple de Geremek, historien-citoyen-résistant, était celui de Marc Bloch (co-fondateur, avec Lucien Febvre, des Annales, NDLR), mort sous les balles allemandes en 1944.
Que pense l’historien de l’œuvre d’autres historiens plus « publics » comme Jeanne Bourin ou Alain Decaux ?
J. Le G. : Je fais une grimace indulgente. Indulgente parce que je connais un peu ces deux personnes et que je les trouve sympathiques. Et parce qu'à travers leur façon – que je n'aime pas – de faire de l'histoire, ils ont donné à beaucoup de gens le goût de l'histoire. Mais cela se limite à ça. L'image du Moyen Âge donnée par Jeanne Bourin dans ses romans est fausse et Alain Decaux sacrifie à un type d'histoire – l'histoire-récit – qui est admissible mais qui me paraît aller contre ce que je crois être la vérité de l’Histoire. Et ce, bien qu'il faille user de la narration en histoire...
Propos recueillis par Yves Deguilhem
Le Moyen Âge selon Le Goff
(Portrait publié dans le Journal du CNRS en décembre 1991)
Historien, savant, enseignant, homme de communication... Jacques Le Goff est aussi l'homme qui révolutionna notre vision du Moyen Âge, période longtemps considérée comme une vaste parenthèse entre l'Antiquité et la Renaissance. Comme dans les plus belles histoires, l'œuvre de cet intellectuel pure souche est le fruit d'une passion, d'une vocation. Né à Toulon en 1924, de père brestois et de mère provençale, il découvre très tôt qu’une passion l'habite : « J'avais envie d'être, je ne dirais pas historien, mais professeur d'histoire. Le déclic eut lieu vers 13 ans, en classe de 4e. J'avais un excellent prof d'histoire qui nous enseignait cette année-là le Moyen Âge. Et puis, durant toute ma jeunesse, j'ai dévoré les romans historiques de Walter Scott. »
Jacques Le Goff sera donc professeur d'histoire. À Amiens, de 1950 à...1951. « Je garde un souvenir fugace et bon de cette courte période. Je me suis rendu compte, après coup, que si j'étais resté dans l'enseignement, je n'aurais sans doute jamais été historien. Il faut être un héros pour faire de la recherche lorsqu'on est enseignant dans le secondaire. » Ce choix décisif sera le coup d'envoi de sa carrière. (...)
« C'est en 1945 que j'ai lu les premiers numéros des Annales d'histoire économique et sociale, revue fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre. Pour la plupart de mes camarades, comme pour moi, cette découverte a été un choc qui a légitimé notre choix de faire de l'histoire. » La nouveauté ? L'interdisciplinarité, l'idée que l'histoire doit entrer en dialogue avec les autres sciences sociales (la géographie, l'économie, la démographie, la sociologie et la linguistique, puis l'ethnologie et l'ethnographie). Succédant à Fernand Braudel, Jacques Le Goff préside la VIe section de l'Ecole pratique des hautes études de 1972 à 1977. En 1975, sous son impulsion, elle devient l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
En 1962, il y crée un séminaire dont le thème générique est l'anthropologie historique de l'Occident médiéval. Un séminaire qui continue d'attirer aujourd'hui quantité d'étudiants venus du monde entier écouter ce médiéviste disséquer les mécanismes de la société française au Moyen Age (les mouvements hérétiques, les rapports entre cultures savante et populaire, l'installation des ordres mendiants comme phénomène urbain, le temps de l'Eglise et le temps des marchands, le rire, etc.).
Depuis 1968, l'« homme de communication » anime également une émission littéraire sur France Culture (« Les lundis de l'histoire »), débat organisé autour d'un ouvrage récent relevant de l'histoire scientifique, « pour ne pas laisser la voie des ondes et des images aux seuls bateleurs de l'histoire... » Dans la foulée, Jacques Le Goff, toujours passionné par la transmission du savoir, collabore à Encyclopœdia universalis, préside la Commission des sciences sociales du Centre national des lettres, la Commission nationale de rénovation de l'enseignement de l'histoire et de la géographie créée par Alain Savary, le conseil scientifique de l'Ecole nationale du patrimoine... Entre autres. Aujourd'hui, outre ses responsabilités de directeur d'étude à l'EHESS et de codirecteur des Annales, il écrit une biographie de saint Louis : « Ce qui m'intéresse, c'est d'étudier comment, au XIIIème siècle, a été fabriquée la mémoire de ce grand personnage. Et comment on peut écrire aujourd'hui une biographie scientifique et moderne. » Quand il ne travaille pas, Jacques Le Goff avoue, entre deux bouffées de pipe, un faible pour les romans policiers et les mots croisés. Qu'il ne pratique guère qu'en vacances, en compagnie de sa femme et de ses deux enfants. Tous deux diplômés d'histoire.
Yves Deguilhem
A VOIR :
"Jacques Le Goff historien"
Un film coproduit par le CNRS en 1991 :
Commentaires
Visionnez sur la vidéothèque
CNRS Images le 1 Avril 2014 à 21h13Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS