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Le roquefort et le camembert en voie d'extinction ?
Connaissez-vous le bleu de Termignon ? Ce fromage confidentiel, confectionné dans les Alpes françaises dans une poignée de fermes seulement, pourrait bien sauver la filière des fromages bleus, menacée de disparition par la standardisation des processus de production. La raison ? Ses moisissures bleu-vert caractéristiques proviennent d’une population jusqu’alors inconnue de Penicillium roqueforti, le champignon impliqué dans la fermentation de tous les fromages bleus et persillés. Cette découverte est une petite bombe dans le monde du fromage.
« À ce jour, seules quatre populations de l’espèce de champignon P. roqueforti étaient connues dans le monde », raconte Jeanne Ropars qui, avec Tatiana Giraud et leur équipe du laboratoire Écologie, systématique et évolution1 de Gif-sur-Yvette, ont réussi à séquencer le génome du micro-organisme responsable de la fermentation du bleu de Termignon.
« Deux populations “sauvages” impliquées dans le pourrissement des fruits et la décomposition de certains aliments et l’ensilage (procédé de fermentation du fourrage destiné à l’élevage, Ndlr), et deux populations utilisées dans la fabrication des fromages », détaille la chercheuse. Sur les deux populations domestiquées, l’une est utilisée par les seuls producteurs de l’appellation d’origine protégée (AOP) Roquefort, tandis que tous les autres bleus sont ensemencés avec une seule et même souche de P. roqueforti.
Pour produire des fromages en grande quantité, les industriels ont sélectionné des souches de champignons correspondant aux cahiers des charges qu’ils se sont imposés. Les fromages doivent être attrayants, avoir bon goût, ne pas arborer de couleurs déroutantes, ne pas produire de mycotoxines, ces toxines sécrétées par les champignons, et surtout pousser rapidement sur le fromage qu’ils se doivent de coloniser. Ce faisant, le secteur de l’agro-alimentaire a exercé une pression de sélection sur les champignons si grande que les fromages, non fermiers et non protégés par une AOP, présentent aujourd’hui une diversité de micro-organismes extrêmement pauvre.
Des bleus à bout de souffle
« On a réussi à domestiquer ces organismes invisibles comme on l’a fait pour le chien, ou le chou, explique Jeanne Ropars. Mais il s’est produit pour les micro-organismes ce qu’il se produit à chaque fois qu’on sélectionne trop drastiquement des organismes, gros ou petits : cela a entraîné une très forte réduction de leur diversité génétique. En particulier chez les micro-organismes, les producteurs n’ont pas réalisé qu’ils avaient sélectionné un seul individu et que ça n’était pas durable à long terme. » Les micro-organismes sont capables de se reproduire de manière sexuée et asexuée, mais c’est le plus souvent la voie asexuée, via la production de lignées clonales, qui a été privilégiée par les industriels pour les multiplier. Résultat : ils ne peuvent plus se reproduire avec d’autres souches qui pourraient leur apporter du matériel génétique neuf, ce qui au bout d’un certain temps induit la dégénérescence de la souche en question.
« La population utilisée par l’AOP Roquefort a un peu moins pâti de cette sélection, et montre un peu plus de diversité », temporise Tatiana Giraud, qui indique y avoir identifié plusieurs souches différentes. Ce n’est pas le cas de la lignée clonale utilisée par le reste des producteurs, appauvrie au point d’être devenue quasi infertile. « Même les plus petits producteurs sont touchés, raconte la chercheuse. Car s’ils ont longtemps fait “pousser” eux-mêmes leur propre souche de P. roqueforti, ils ont désormais tendance à acquérir leurs ferments directement auprès des grands producteurs de spores qui fournissent toute l’industrie agro-alimentaire. »
Par conséquent, les champignons qui ont accumulé dans leurs génomes nombre de mauvaises mutations tout au long des multiplications végétatives finissent par devenir quasi infertiles, ce qui pèse lourdement sur la production des fromages. « C’est ce qu’il se passe lorsqu’on ne recourt plus du tout à la reproduction sexuée, la seule à même de compenser les mutations délétères grâce à l’introduction de nouveaux gènes, le fameux brassage génétique », explique Tatiana Giraud.
C’est là que le bleu de Termignon et sa population nouvelle de P. roqueforti entrent en scène : celle-ci pourrait en effet apporter aux producteurs la diversité génétique qui manque cruellement à leurs ferments, à condition de prendre le risque de la reproduction sexuée, créatrice de diversité certes, mais aussi d’une plus grande variabilité du produit fini.
Menace sur le camembert
Les fromages bleus sont certes menacés mais leur situation est encore bien loin de celle du camembert, qui lui est au bord de l’extinction. Car cet autre symbole du terroir français n’est inoculé que par une seule et même souche de Penicillium camemberti et ce partout sur Terre. Cette souche est un mutant blanc sélectionné en 1898 pour inoculer les bries puis les camemberts dès 1902.
Problème, cette souche est depuis uniquement répliquée par multiplication végétative. Jusque dans les années 1950, les camemberts présentaient encore à leur surface des moisissures grises, vertes, ou parfois orangées. Mais les industriels peu friands de ces couleurs jugées peu attractives ont tout misé sur l’utilisation de la souche de P. camemberti albinos, complètement blanche et de surcroît duveteuse. C’est ainsi que le camembert a acquis sa croûte immaculée caractéristique.
Ce faisant, année après année, génération après génération, la souche albinos de P. camemberti a perdu sa capacité à produire des spores asexuées, alors qu’elle était déjà dépourvue de reproduction sexuée. Conséquence, il est aujourd’hui très compliqué pour tous les industriels du secteur d’obtenir des spores de P. camemberti en quantité suffisante pour inoculer leur production du fromage normand.
Pire encore, quand dans le cas du roquefort l’AOP préserve une relative biodiversité microbienne, l’AOP du camembert impose au contraire aux fermiers et autres producteurs de n’utiliser que P. camemberti. Pour compenser cette dégénérescence, les producteurs n’hésitent pas à avoir recours à une deuxième espèce de champignons en complément de P. camemberti, afin de pallier ses insuffisances : Geotrichum candidum, aussi sélectionné pour sa texture blanche et cotonneuse.
Quelles pistes, alors, pour sauver le camembert ? Faut-il revenir à une population « sauvage », proche de P. camemberti, et redémarrer un long processus de domestication ? Pourrait-on imaginer avoir recours aux technologies d’édition génomique pour remédier à l’accumulation de mutations ou à la perte de gènes spécifiques de telle ou telle fonction d’intérêt ? « Il arrive que des industriels nous contactent pour savoir s’il serait possible de modifier un gène et ainsi permettre à une souche de sporuler en plus grande quantité, confie Tatiana Giraud, tout en expliquant que cela ne saurait constituer une solution : l’édition génomique est une autre forme de sélection, or c’est de la diversité apportée par la reproduction sexuée entre des individus aux génomes différents dont on a aujourd’hui besoin. »
L’espèce proche génétiquement de P. camemberti, nommée Penicillium biforme, est aussi présente sur nos fromages car naturellement présente dans le lait cru, et montre une diversité génétique et phénotypique incroyable. On pourrait donc imaginer inoculer nos camemberts et bries avec du P. biforme. Si les amateurs veulent pouvoir continuer à manger du fromage, ils vont devoir apprendre à aimer la diversité des goûts, des couleurs et des textures, parfois au sein d’une même production. Et si notre patrimoine gustatif avait tout à y gagner ? ♦
À voir
Les fromages en péril ? (reportage pour la chaîne Youtube du CNRS "Zeste de science").
- 1. Unité CNRS/AgroParisTech/Université Paris-Saclay.
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