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Une épave antique sortie de l’eau

Une épave antique sortie de l’eau

14.08.2024, par
mission Zambratija © Philippe Groscaux / CNRS CCJ
Avant d'être sortie de l'eau durant l'été 2023, l’épave de Zambratija avait été intégralement dégagée et fouillée dix ans plus tôt.
L’archéologue Giulia Boetto, Grand Prix d'archéologie 2024 de la Fondation Simone et Cino Del Duca – Institut de France, s’intéresse aux navires qui ont sillonné la Méditerranée dans l’Antiquité. Avec une équipe de scientifiques français et croates, elle s’est rendue en juillet 2023 en Croatie, dans la péninsule d’Istrie, pour sortir des flots les vestiges du plus ancien bateau cousu de Méditerranée, construit il y a près de 3 000 ans.

(Cet article a été initialement publié dans le n° 16 de la revue Carnets de science, disponible en librairie et Relay.) 

 

#1 – 2 juillet – En route vers la Croatie

9 heures. Ce dimanche de juillet, il fait très chaud à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme d’Aix-en-Provence. La canicule frappe la France et nous allons prendre la route pour la Croatie. Destination la péninsule d’Istrie, au nord-ouest du pays. Douze heures de route et 2 000 km à travers quatre pays (France, Italie, Slovénie, Croatie) nous séparent de la petite station balnéaire de Zambratija et de son épave antique. Nous sommes huit à prendre le départ, trois archéologues et deux photographes du CNRS, un restaurateur spécialisé dans le traitement des bois saturés d’eau du laboratoire Arc-Nucléart de Grenoble, une jeune archéologue belge et une étudiante croate en deuxième année du master MoMArch (Master d’archéologie maritime et littorale) de l’université d’Aix-Marseille.

Cela fait déjà deux heures que l’équipe charge les trois véhicules. Tout le matériel nécessaire à la mission a été soigneusement préparé au cours des semaines précédant notre départ. Sacs de plongée, caisses de matériel de sécurité, caméras et drones pour filmer les opérations sous l’eau mais aussi depuis les airs, scanners portatifs pour obtenir une réplique fidèle de la forme et des détails de chaque pièce du bateau, spots d’éclairage pour les photographier, ordinateurs, matériel de fouille, sacs personnels… Rien ne doit être oublié   !

© Philippe Soubias / CNRS CCJ
La petite station balnéaire de Zambratija est située dans la péninsule d'Istrie, au nord-ouest de la Croatie.
© Philippe Soubias / CNRS CCJ
La petite station balnéaire de Zambratija est située dans la péninsule d'Istrie, au nord-ouest de la Croatie.

Nous sommes habitués à ce genre de préparatifs. Depuis quinze ans, notre équipe mène des recherches archéologiques sous-marines le long des côtes d’Istrie et de Dalmatie, dans le cadre de la mission franco-croate Adriboats – Navires et navigation en Adriatique orientale dans l’Antiquité. À ce jour, ce sont douze épaves, datées entre la fin de l’âge du bronze et le début de l’âge du fer (fin du XIIe siècle – Xe siècle avant notre ère) jusqu’à l’Antiquité tardive (fin IVe siècle– début Ve siècle de notre ère), qui ont pu être étudiées. Mais aujourd’hui, la tension est palpable : dans les deux prochaines semaines, nous allons sortir de l’eau les vestiges du plus ancien bateau cousu de Méditerranée, daté des années 1120-930 avant notre ère. Un témoignage rare dans le nord de l’Adriatique pour cette technique d’assemblage qui y a perduré jusqu’au VIIe siècle de notre ère, alors que partout ailleurs en Méditerranée l’assemblage dit « à tenons et mortaises1 », consistant à emboîter directement les pièces de bois les unes dans les autres, était devenu prédominant.

© Vincent Dumas, 2014 / CNRS CCJ
Le bateau antique a été construit à partir d’un tronc d’orme creusé formant la quille (en jaune foncé), dont on a augmenté le volume en ajoutant sur chaque bord des planches cousues les unes aux autres.
© Vincent Dumas, 2014 / CNRS CCJ
Le bateau antique a été construit à partir d’un tronc d’orme creusé formant la quille (en jaune foncé), dont on a augmenté le volume en ajoutant sur chaque bord des planches cousues les unes aux autres.

L’épave, découverte en 2008 par un pêcheur local à quelques centaines de mètres de la plage de Zambratija, a été complétement dégagée et minutieusement étudiée en 2013. La petite taille du bateau d’origine – environ 10 mètres de long sur 2,2 mètres de large – semble indiquer un usage local ou régional… Mais de nombreuses interrogations demeurent, sur son âge exact ou encore sur sa structure et sa forme très particulières : le bateau a été construit à partir d’un tronc d’orme creusé, la quille, dont on a augmenté le volume en ajoutant sur chaque bord des planches cousues les unes aux autres. Cette pièce maîtresse pourrait avoir été également expansée dans le sens de la largeur : un traitement à l’eau et au feu, permettant de déformer le bois, lui a-t-il été appliqué ? Lorsque notre partenaire, le musée archéologique d’Istrie, a décidé de récupérer l’épave et de l’exposer dans un nouveau musée à Pula, nous avons saisi cette occasion unique d’approfondir l’étude de ce bateau exceptionnel !

#2 – 3 juillet – Premier jour à Zambratija

8 heures. Toute l’équipe est réunie pour le premier briefing. Les deux coresponsables de l’opération, Ida du musée archéologique de Pula et Marko du ministère de la Culture croate, et six autres collègues croates, déjà sur place depuis le 27 juin, ont commencé à dégager l’épave et à récupérer quelques pièces. La zone d’intervention a été balisée et sécurisée pour éviter que les hors-bords et les bateaux de plaisance viennent jeter l’ancre près du site archéologique. Les protections mises en place à l’issue de la dernière campagne de fouille ont été enlevées : grilles métalliques, blocs de ciment, ainsi que le géotextile qui avait été posé sur les vestiges et recouvert d’une couche de sable. L’embarcation gît par 2 mètres de fond seulement, à proximité d’une plage très fréquentée, et il fallait non seulement la soustraire aux visites des curieux mais aussi la protéger de l’action destructrice des vagues et des courants !

© Philippe Soubias / CNRS CCJ
Les plongeurs ne dégageront pas entièrement l’épave mais procèderont étape par étape, en enlevant l'une après l'autre les virures - les planches qui forment l’enveloppe extérieure de la coque.
© Philippe Soubias / CNRS CCJ
Les plongeurs ne dégageront pas entièrement l’épave mais procèderont étape par étape, en enlevant l'une après l'autre les virures - les planches qui forment l’enveloppe extérieure de la coque.

La chaîne opératoire imaginée en laboratoire, bien en amont de la mission de terrain, est exposée en détail afin que tout le monde soit bien préparé. Elle prévoit de ne pas dégager entièrement l’épave mais de procéder étape par étape, en enlevant les virures, les planches qui forment l’enveloppe extérieure de la coque, les unes après les autres. Sous l’eau, chacune de ces pièces sera découpée en deux ou trois parties de 2 à 2,5 mètres de longueur, afin de faciliter les manipulations ultérieures. Si cette solution a pu choquer de prime abord nos collègues croates, c’est la plus efficace et la plus sûre pour l’épave : le bois gorgé d’eau est tellement fragile que manœuvrer des pièces de grande taille risquerait de les casser.

D’autres précautions ont été prises pour protéger ce trésor. Une fois sciés, les morceaux de virure seront fixés sur des supports rigides à l’aide de bandes velcros. Ces supports découpés dans du PVC expansé ont été réalisés sur mesure pour chacune des pièces, dont ils reproduisent fidèlement la forme grâce au modèle 3D de l’épave réalisé lors de la fouille de 2013. Chaque élément ainsi protégé sera ensuite posé sur une sorte de brancard, une échelle en aluminium maintenue horizontalement, qui sera placé en travers sur le bateau pneumatique et ramené sur la terre ferme. À la fin de chaque journée, les pièces sorties de l’eau seront transportées au dépôt archéologique du musée situé à Žminj, à 70 km à l’intérieur des terres. C’est là que se dérouleront, en parallèle des travaux sous-marins, les phases de nettoyage et de documentation de l’épave. 

© Philippe Soubias / CNRS CCJ
Les plongeurs nettoient une virure.
© Philippe Soubias / CNRS CCJ
Les plongeurs nettoient une virure.

9 heures et demie. Après ce long briefing, le programme du jour est établi. Le gros de l’équipe rejoint le débarcadère où se trouve la base de travail. Chacun dispose d’une bouteille d’air comprimé et connaît sa tâche pour la journée, l’heure à laquelle il devra s’immerger ou rester à la surface pour assurer la sécurité des plongeurs. Le premier groupe de quatre archéologues--plongeurs se prépare pour l’immersion… La journée va être longue !

#3 – 6 juillet – Tous au dépôt !

Pas de briefing ce matin. Le gros de l’équipe rejoint directement le débarcadère de Zambratija. Nous sommes tendus car le mauvais temps est annoncé. De plus, deux équipes de tournage nous accompagnent aujourd’hui, ce qui risque de perturber notre programme. Pourrons-nous maintenir le rythme, sachant que la mission doit se conclure impérativement le 15 juillet et que beaucoup reste encore à faire ? Plusieurs virures ont déjà été extraites de l’eau, la chaîne opératoire semble fonctionner parfaitement, mais ce n’est pas le moment de mollir !

© Philippe Soubias / CNRS CCJ
Les virures sont placées sur un support rigide afin de les protéger durant la phase de transport.
© Philippe Soubias / CNRS CCJ
Les virures sont placées sur un support rigide afin de les protéger durant la phase de transport.

13 heures. Le vent s’est levé soudainement et les conditions météo ne permettent plus de travailler sereinement sous l’eau. Changement de programme : tout le monde va venir prêter main forte au dépôt de Žminj. Les archéologues-plongeurs ont juste le temps de sécuriser les bois de l’épave et de remonter à la surface les sections déjà emballées. Avec la pluie qui tombe dru, nul besoin de rincer les combinaisons ! Tout le monde se met en route. Au dépôt du musée archéologique, on s’active tout l’après-midi, depuis la table de nettoyage jusqu’au studio photo installé spécialement pour notre mission. Chaque pièce qui arrive doit suivre le même protocole : elle est d’abord débarrassée du sable collé à sa surface à l’aide de jets d’eau et de pinceaux souples, sur une face puis l’autre. Elle est passée au scanner afin de reconstituer sa géométrie puis est envoyée au studio photo où mes collègues photographes réalisent des clichés en macro du bois, afin d’en débusquer les moindres détails. Le bois mouillé est très sombre, et des spots puissants sont nécessaires pour éclairer ces vestiges.

Je suis très satisfaite, car j’ai déjà pu observer un certain nombre de caractéristiques inédites. Des tiges en bois ont été utilisées pour maintenir en place le matériau d’étanchéité situé entre les joints des planches. J’ai aussi remarqué des végétaux collés sur les faces extérieures. L’environnement dans lequel le bateau a été abandonné, il y a près de 3 000 ans, devait être calme et bien abrité, bien différent de la plage que nous voyons aujourd’hui.

#4 – 8 juillet – La quille au centre de toutes les attentions

9 heures. Aujourd’hui, le soleil est resplendissant, la mer calme. C’est samedi et nous devons extraire les deux dernières sections de la quille, la pièce maîtresse du bateau creusée et, peut-être, expansée, à partir d’un tronc d’orme. L’entreprise est délicate. C’est surtout le renflouage de son extrémité, la seule qui demeure à ce jour (l’autre a disparu avec le temps), qui nous préoccupe. Cette pièce massive de forme pointue, d’une épaisseur allant de 3 à 20 cm, a requis la conception d’un support spécial, véritable échafaudage qui l’entoure entièrement. Il a fallu ajouter des renforts sur toute sa longueur et nous ne sommes pas certains que la chose fonctionne. Cette pièce extrêmement lourde devra être transportée sous l’eau sur environ 600 mètres par les plongeurs, jusqu’à la plage où elle sera chargée sur le camion.

© Loïc Damelet / CNRS CCJ
Les morceaux de l’épave sont sanglés sur des échelles métalliques, véritables brancards, et ramenés jusqu’à la terre ferme.
© Loïc Damelet / CNRS CCJ
Les morceaux de l’épave sont sanglés sur des échelles métalliques, véritables brancards, et ramenés jusqu’à la terre ferme.

18 heures. L’étonnant échafaudage a été posé sans dommage sur l’esplanade en ciment de la plage. Le camion est garé juste à côté. Les curieux se bousculent et nous avons du mal à les maintenir à distance. Tout le monde est excité et satisfait. Je suis très émue et ma collègue croate du musée aussi. Ida me confie que la première fois qu’elle a coupé une virure, elle a été bien secouée. Elle n’aurait jamais cru pouvoir y arriver. Pourtant, il y a dix ans, nous avions promis de sortir l’épave de Zambratija de l’eau et aujourd’hui, c’est chose faite. Le photographe est prêt à immortaliser la scène. J’ai caché une bouteille de champagne, pour arroser l’événement !

Mais ma journée n’est pas encore terminée. Je dois aller à Pula chercher Alba, notre dendroarchéologue partie ce matin de Marseille. La dendrochronologie, l’étude des cernes de croissance des arbres, devrait nous aider à répondre à une question cruciale, du moins nous l’espérons : l’âge du bateau de Zambratija. Les six datations au carbone 14 déjà effectuées sur l’épave ont situé la construction entre la fin du XIIe et la fin du Xe siècle avant notre ère. Un tel intervalle de temps s’explique par de nombreux facteurs, notamment : un arbre vit plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d’années ; en fonction de la partie du tronc utilisée pour fabriquer les pièces – le cœur, plus ancien, ou le bois situé plus près de l’écorce, plus récent –, l’âge donné par la datation au carbone 14 ne sera pas le même. Sera-t-il possible de resserrer cette chronologie ? L’expertise d’Alba et celle de nos partenaires de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale2 (IMBE) et du Centre de recherche et d’enseignement des géosciences de l’environnement33 (Cerege) d’Aix-en-Provence nous seront précieuses.

#5 – 10 juillet – Deuxième semaine, nouvelle phase

8 heures. Après la pause du dimanche, le travail reprend à plein régime. Quelques collègues vont continuer à plonger à Zambratija. Nous avons en effet convenu de réaliser une petite tranchée profonde pour étudier la stratigraphie des fonds marins situés sous l’épave et prélever des échantillons de sédiments. Ensuite, la tranchée doit être remplie de sable et l’équipement pour la fouille sous-marine retiré du fond.
Tous les autres se mettent en route pour Žminj. Il nous reste une semaine pour nettoyer et documenter la vingtaine de pièces retirées de l’eau : les virures, la quille, mais aussi les trois varangues récupérées par les collègues croates avant notre arrivée. Les varangues sont les pièces courbes placées perpendiculairement à la quille et qui forment avec elle le squelette du bateau. Dans le cas de notre épave, les varangues ont été placées à l’intérieur de la coque après que celle-ci avait été construite, et non pas avant. Cela peut paraître contre-intuitif de bâtir le squelette après l’enveloppe du bateau, c’est pourtant une technique qui a été utilisée jusque dans l’Antiquité tardive en Méditerranée, et continue de l’être aujourd’hui dans certaines parties du globe – notamment dans les pays scandinaves, pour la construction des bateaux traditionnels en bois (comme les Vikings en leur temps !).

© Loïc Damelet / CNRS CCJ
Les pièces de l'épave sont manipulées avec précaution : le bois mouillé est extrêmement fragile.
© Loïc Damelet / CNRS CCJ
Les pièces de l'épave sont manipulées avec précaution : le bois mouillé est extrêmement fragile.

9 heures. Au dépôt, on commence avec une petite réunion pour organiser les divers postes de travail. Il faut bien séparer les zones humides, où les bois sont nettoyés, des zones sèches, où l’on utilise les scanners, les ordinateurs et les appareils photo. Il faut également prévoir un temps pour l’intervention de notre dendroarchéologue. Elle devra nettoyer avec une lame de rasoir la section transversale des planches afin que les cernes soient bien visibles. Elle ne les étudiera pas sur place. Pour gagner du temps, une fois rentrée en France, elle procédera à la mesure de la largeur des cernes à partir des photos macro étalonnées prises en studio, à l’aide de logiciels adéquats. Une fois étudiés et photographiés sous toutes les coutures, les bois sont immergés dans deux piscines remplies d’eau douce, qui vont permettre leur conservation.

© Philippe Soubias / CNRS CCJ
La spécialiste de dendrochronologie rafraîchit les tranches au rasoir afin de mieux faire apparaître les cernes de croissance.
© Philippe Soubias / CNRS CCJ
La spécialiste de dendrochronologie rafraîchit les tranches au rasoir afin de mieux faire apparaître les cernes de croissance.

15 heures. Je suis souvent interpelée, il faut prêter main forte à droite et à gauche et les problèmes techniques à résoudre sont nombreux. J’essaie malgré tout de rester concentrée et de noter du mieux possible mes observations dans un carnet. Je repère des choses étranges comme ces paires de chevilles logées dans le même trou. Dans ce bateau cousu, les bords des planches ont été perforés afin qu’elles puissent être assemblées les unes aux autres par des liens. Chaque trou est colmaté à l’aide d’une petite cheville, ce qui permettait d’éviter les infiltrations d’eau. Normalement, une seule cheville suffit. Pourquoi y en a-t-il deux, parfois même trois ici ? Probablement parce que cette embarcation a servi longtemps et a été maintes fois réparée. Les fissures qui se sont ouvertes au milieu des virures ont été suturées. On a même eu recours à des rustines aux formes variées. La vie de ce bateau d’exception se dévoile petit à petit… Pour l’instant, c’est un puzzle géant et les informations enregistrées sont nombreuses. Nous les exploiterons plus tard, une fois rentrés en France.

© Loïc Damelet / CNRS CCJ
À l’atelier, les pièces de bois sont nettoyées, scannées, photographiées…
© Loïc Damelet / CNRS CCJ
À l’atelier, les pièces de bois sont nettoyées, scannées, photographiées…

 

#6 – 12 juillet – On travaille d’arrache-pied !

Au dépôt, le rythme est monté d’un cran. Je suis un peu stressée. Je regarde mes collègues et j’ai l’impression de voir un film muet en accéléré. Tout le monde est à son poste, très occupé. On nettoie, transporte, dessine, mesure, scanne, retourne une section, démonte un support… De temps en temps, un bruit sec interrompt le silence : c’est le déclencheur des éclairages des deux studios photo.

16 heures. Je remonte les fragments d’une planche qui doit être photographiée et numérisée. Cela me donne le temps de réfléchir… Comment cette barque de Zambratija naviguait-elle ? Peut-être à l’aide de pagaies ? La longueur d’une dizaine de mètres que nous avons restituée correspond-elle à la longueur d’origine ? Et surtout, quelle était sa fonction ? Compte tenu de la forme de la coque et du faible tirant d’eau, la partie immergée de la coque, on peut imaginer qu’il s’agissait d’un bateau polyvalent pour le transport de produits de la terre, d’animaux et de personnes, utilisé dans une zone proche du site d’abandon. La reconstruction des formes et des structures à partir de tous les scans effectués nous aidera sûrement à trouver des réponses.

© Loïc Damelet / CNRS CCJ
Giulia Boetto étudie une pièce de bois et les trous qui ont permis de « coudre » les unes aux autres les planches du bateau.
© Loïc Damelet / CNRS CCJ
Giulia Boetto étudie une pièce de bois et les trous qui ont permis de « coudre » les unes aux autres les planches du bateau.

Reste une interrogation pour les archéologues que nous sommes, qui est étroitement liée à la possibilité de dater plus précisément le bois : qui utilisait cette embarcation il y a près de 3 000 ans ? Nous sommes dans les phases initiales de développement des Istriens, un groupe culturel établi dans cette région d’Istrie et qui participait à un dense réseau d’échanges maritimes non seulement entre les deux côtes de la mer Adriatique (entre l’Italie et la Croatie, donc) mais aussi avec l’Europe centrale, comme en témoigne l’ambre de la Baltique retrouvée dans leurs nécropoles. Leurs descendants donneront du fil à retordre aux Romains à plusieurs reprises entre le IIIe et le IIe siècle avant notre ère, et finiront par être progressivement assimilés. Ce sont d’ailleurs les sources romaines qui ont dépeint les redoutables actes de piraterie des Istriens et mentionné leur tradition de barques cousues…

#7 – 14 juillet – Sous les feux de la presse

Aujourd’hui, le musée archéologique d’Istrie a organisé une conférence de presse à Žminj. Avec mes collègues Ida et Marko, nous allons rendre compte des premiers résultats de la mission. Le directeur s’est déplacé depuis Pula. Une dizaine de journalistes, presse et télévision, sont présents. L’opération de renflouage et, plus généralement, l’histoire du bateau de Zambratija intéressent le grand public !

© Loïc Damelet / CNRS CCJ
La pièce maîtresse du bateau, la quille creusée dans un tronc d’orme, est soigneusement examinée.
© Loïc Damelet / CNRS CCJ
La pièce maîtresse du bateau, la quille creusée dans un tronc d’orme, est soigneusement examinée.

17 heures. Au dépôt, l’extrémité de la quille continue à nous donner du fil à retordre. Il n’a pas été possible d’enlever complètement le support, car le bois aurait bougé et se serait fracturé. Cela a compliqué le travail de numérisation. Nous avons donc décidé de retourner l’ensemble bois/support dans la piscine car il est très lourd. L’opération fonctionne et je peux observer de près le bois. Les traces d’évidage du tronc d’orme avec une hache à équarrir sont très nettes. J’aimerais déceler des marques de carbonisation et observer une déformation des cernes, signe d’expansion par le feu. Ce serait une première pour la Méditerranée, alors que cette technique de façonnage des pirogues est attestée dans d’autres parties du globe. Les indices sont ténus, mais une tache foncée est bien visible. J’interroge la dendrochronologue, elle doute. Il faudra approfondir la question !

#8 – 15 juillet – On plie bagages !

18 heures. Aujourd’hui, c’est notre dernier jour à Žminj. Dernières observations et photos, derniers scans. Tout a été rangé, les tables de lavage démontées, les bois empilés dans les piscines. Les restauratrices du musée veilleront à en changer l’eau régulièrement.

© Loïc Damelet / CNRS CCJ
Toutes les pièces sont immergées dans une piscine d’eau douce, où elles seront conservées jusqu’à leur restauration à l’atelier Arc-Nucléart de Grenoble.
© Loïc Damelet / CNRS CCJ
Toutes les pièces sont immergées dans une piscine d’eau douce, où elles seront conservées jusqu’à leur restauration à l’atelier Arc-Nucléart de Grenoble.

J’espère que nous n’avons rien oublié. L’équipe a été une fois de plus fantastique. Je me rends compte de la chance que j’ai de pouvoir travailler avec des collègues aussi engagés et professionnels. Le bilan est plus que positif : le système de supports découpés dans le PVC à partir du modèle 3D de l’épave a vraiment bien marché : il n’y a pas eu de casse, même en retournant les pièces. Pourtant, c’était une première pour nous ! La méthode intéresse et des collègues qui en ont eu vent nous ont déjà contactés.
Demain, nous devrons dire au revoir à nos amis croates et retourner à Aix-en-Provence.

© Philippe Soubias / CNRS CCJ
D’ici quelques années, l’épave reconstituée pourra se laisser admirer dans le futur musée dédié au patrimoine maritime de l’Istrie, à Pula.
© Philippe Soubias / CNRS CCJ
D’ici quelques années, l’épave reconstituée pourra se laisser admirer dans le futur musée dédié au patrimoine maritime de l’Istrie, à Pula.

Ce n’est pas la fin de l’aventure, loin de là : l’analyse des nombreuses données collectées va pouvoir enfin commencer. Pour l’épave aussi, l’histoire se poursuit. Dans quelques mois, les pièces de l’embarcation rejoindront l’atelier de restauration Arc-Nucléart à Grenoble, où elles subiront divers traitements de conservation avant d’être enfin réassemblées et exposées. Elles seront tout d’abord imprégnées d’une résine, le polyéthylène glycol, dans laquelle elles seront immergées plusieurs mois. La résine se substituera progressivement à l’eau dans les cellules du bois. Le séchage sera ensuite effectué en milieu contrôlé dans un lyophilisateur. La lenteur du processus devrait permettre d’éviter au maximum la déformation des pièces. D’ici quelques années, l’épave reconstituée pourra se laisser admirer dans le futur musée dédié au patrimoine maritime de l’Istrie à Pula, et raconter au grand public sa formidable histoire. ♦  

 

Notes
  • 1. Assemblage à tenons et mortaises : la cohésion de la coque est assurée par un dense réseau de tenons – des languettes en bois dur - qui sont insérés dans les mortaises creusées dans l’épaisseur des planches.
  • 2. Unité CNRS/Aix-Marseille Université/Avignon Université/IRD.
  • 3. Unité CNRS/Aix-Marseille Université/ Inrae/IRD.
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Auteur

Giulia Boetto

Giulia Boetto est archéologue au Centre Camille Jullian (unité CNRS/Aix-Marseille Université), spécialiste de construction navale. Elle dirige la mission franco-croate « Adriboats » depuis 2007.

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