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Quand la science descend dans la grotte Chauvet

Quand la science descend dans la grotte Chauvet

15.10.2024, par
À l'aide d'une caméra à rayonnement ultra-violet, ces scientifiques analysent les tracés du panneau dit « des chevaux » à l'intérieur de la grotte Chauvet, classée depuis 2014 au Patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco.
Trente ans après sa découverte, une exposition à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris, met en lumière « l’aventure scientifique » derrière la grotte Chauvet. Carole Fritz, commissaire de l'exposition, en retrace pour nous les grandes lignes.

Trente ans après sa découverte dans les gorges de l’Ardèche et plus de vingt-cinq ans après le début des fouilles, quel a été l’impact de la grotte Chauvet sur notre connaissance des sociétés paléolithiques ?
Carole Fritz1. Chauvet a marqué une révolution à plusieurs niveaux. Tout d’abord, elle a prouvé que la perception qu’on avait de l’art paléolithique était fausse. Dominait jusqu’alors le paradigme de « l’enfance de l’art » établi en 1965 par le préhistorien André Leroi-Gourhan. Ce modèle envisageait une évolution historique linéaire du dessin, partant d'un tracé rudimentaire pour atteindre un dessin très réaliste. Or, Chauvet a généré un choc dans la communauté scientifique, car la grotte abrite des dessins très réalistes à des dates très reculées, jusqu’à - 36 000 ans. Par conséquent, le modèle sur lequel on raisonnait n’était pas bon.

Découverte en 1994, la grotte Chauvet renferme parmi les plus anciennes peintures rupestres au monde (36 000 ans), dans un état de conservation exceptionnel.
Découverte en 1994, la grotte Chauvet renferme parmi les plus anciennes peintures rupestres au monde (36 000 ans), dans un état de conservation exceptionnel.

On considère désormais l'art paléolithique comme une forme d'expression narrative, et la grotte Chauvet a grandement contribué à cette interprétation. Nous ne savons rien ni des langues ni les locuteurs et nous n’aurons jamais de réponse, mais nous savons qu’à la manière d’une peinture de chevalet, les artistes paléolithiques ont construit mentalement les éléments avant de les dessiner sur la paroi. Cette expression graphique n’est pas une simple accumulation d’images les unes sur les autres ; nous sommes là face à des compositions qui illustrent des récits mythologiques. Aujourd’hui, il est nécessaire de se risquer à l’interprétation, jusqu’alors, et surtout depuis Leroi-Gourhan, prohibée dans la discipline. En d’autres termes, je ne sais pas si ce que je raconte est vrai, et je ne le saurai jamais, mais au moins essayons d’en dire quelque chose, car la science, c’est oser, oser se tromper.

Les dessins de ce « panneau des chevaux » figurent parmi le millier d'images que contient la grotte.
Les dessins de ce « panneau des chevaux » figurent parmi le millier d'images que contient la grotte.

Enfin, Chauvet contient parmi les plus anciennes images connues de l’humanité. Cette précocité démontre le caractère fondamental qu’occupent les images dans notre pensée. Elles traduisent d’un côté une grande maturité cognitive et, de l’autre, le besoin sociétal d’exprimer des mythes, qui organisent les sociétés en racontant d’où l’on vient, où l’on va, où l’on ne doit pas aller…

Archéologues, paléontologues, mais aussi artistes, chimistes et géomorphologues… l’équipe scientifique est interdisciplinaire depuis ses débuts. Pourquoi ?
C. F. Pour moi, l'interdisciplinarité est essentielle. Il ne s'agit pas simplement de mettre en relation des disciplines diverses, mais de faire tomber les barrières entre elles. Depuis que je suis directrice scientifique de la grotte Chauvet (2018), c'est cette approche que je cherche à promouvoir. L'archéologie de la Préhistoire, tout comme la police scientifique, part à la recherche du moindre indice. Pour l'interpréter, elle doit souvent faire appel à des compétences issues d'autres domaines : physique, chimie des matériaux, géologie pour comprendre la formation de la grotte, et bien d'autres encore. Je suis moi-même une archéologue spécialiste de la Préhistoire, rattachée au Laboratoire d’archéologie moléculaire et structurale (Lams), la seule unité de chimie dévolue à l’étude de l’histoire de l’art. L'interdisciplinarité est au cœur de ma recherche et mon intégration au sein de ce laboratoire en est une illustration significative, étant donné que je suis fondamentalement issue des sciences humaines.

Un membre de l'équipe scientifique prélève un échantillon sur un tracé pariétal pour une datation au carbone 14.
Un membre de l'équipe scientifique prélève un échantillon sur un tracé pariétal pour une datation au carbone 14.

Comprendre des sociétés préhistoriques, c’est aller plus loin que nos disciplines. On ne définit pas une société par sa seule culture matérielle, mais aussi par sa langue, ses symboliques, ses territoires, ses structures sociales, etc. Autant de concepts qui, pour nous archéologues, restent inaccessibles. Il est donc nécessaire de chercher, au sein d'autres disciplines, des solutions afin de les adapter à nos questionnements sur le terrain et de détourner ces concepts au profit de nos problématiques.

Comment fait-on de la science dans un tel milieu, où l’on ne descend que quatre semaines par an ?
C. F. Les descentes dans la grotte sont limitées à douze personnes en même temps et à certaines périodes de l’année, non pas tant pour préserver les peintures rupestres que pour protéger les scientifiques. En effet, la grotte contient un taux élevé de CO2 naturel, dangereux pour les humains, qui s’accentue avec le réchauffement climatique. Alors qu’on pouvait jusqu’alors mener deux campagnes par an, on a fini par abandonner les campagnes d’octobre en raison de l’accumulation de CO2 dans la seconde partie de l’année due au réchauffement climatique.

Au demeurant, quand on rencontre un obstacle, on développe des alternatives. Depuis 2018, l’équipe scientifique développe une modélisation 3D photogrammétrique de la grotte, des sols aux plafonds. Nous allons ainsi pouvoir externaliser la cavité et préparer les campagnes tout au long de l’année. Néanmoins, cette modélisation ne remplacera pas la grotte, il faudra toujours se rendre sur place pour vérifier in situ les observations.

Les scientifiques modélisent les 8500 mètres carrés de la grotte pour pouvoir l'étudier tout au long de l'année. Ici, on peut voir les étapes de la numérisation 3D de la salle du Crâne (nuage de points, maillages, texturage).
Les scientifiques modélisent les 8500 mètres carrés de la grotte pour pouvoir l'étudier tout au long de l'année. Ici, on peut voir les étapes de la numérisation 3D de la salle du Crâne (nuage de points, maillages, texturage).

En définitive, ces contraintes conservatoires n’ont pas empêché le développement de nouveaux outils. Par exemple, grâce au Lams et à la start-up Lumetis, à l’origine d’une technologie d’imagerie portative, nous développons l'analyse des parois et des sols à l'aide de caméras à fluorescence ultraviolette et infrarouge. De même, en collaboration avec l’Institut de recherche en informatique de Toulouse, nous perfectionnons les techniques de prises de vues 3D dans ces milieux contraignants. De ce point de vue, plus de 38 000 ans après l’arrivée des premiers Sapiens en son sein, la grotte Chauvet est toujours un laboratoire de développement méthodologique. ♦

À voir
Exposition « Grotte Chauvet, l'aventure scientifique », du 15 octobre 2024 au 11 mai 2025 à la Cité des sciences et de l'industrie, Paris.
Pour en savoir plus : Informations et billetterie  

À lire
La grotte Chauvet, Carole Fritz, Citadelles et Mazenod, 2024.

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La grotte Chauvet vue par ses copistes

 

Notes
  • 1. Directrice de recherche au CNRS, au Laboratoire d’archéologie moléculaire et structurale (unité CNRS/Sorbonne Université), directrice scientifique de la grotte Chauvet, Carole Fritz dirige actuellement le Centre de recherche et d’étude pour l’art préhistorique Émile-Cartailhac (CREAP) à la Maison des sciences de l’Homme de Toulouse.

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