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Nouvelle-Calédonie : le poids de la réalité urbaine kanak
Comment expliquer le brutal retour de la violence en Nouvelle-Calédonie, alors que la situation paraissait apaisée ?
Benoît Trépied1. En 2018, à l’approche des scrutins d’autodétermination pour la Nouvelle-Calédonie prévus par l’accord de Nouméa, les instituts de sondage locaux et les responsables politiques dits « loyalistes », favorables au maintien de l’archipel dans la France, ont diffusé l’idée que depuis le pic militant des années 1980 l’idéal d’indépendance s’était peu à peu essoufflé parmi la population autochtone kanak, à la faveur du retour à la paix et de la relative ascension sociale d’une partie d’entre eux. C’est pourquoi le résultat du premier référendum, en 2018, les a pris de court : le fort taux de participation (80 %) et la victoire nettement plus serrée qu’annoncée des loyalistes, avec 57 % pour le non, ont montré que l’aspiration à l’indépendance restait en réalité très puissante chez les Kanak. Ce premier référendum a donc été perçu, paradoxalement, comme une victoire d’étape pour les indépendantistes.
Le deuxième référendum, organisé en 2020, a confirmé cette dynamique, avec une participation de 85 % et une victoire du non ramenée à 53 %. À ce moment-là, tout le monde a compris qu’une victoire du oui à l’indépendance lors du troisième et dernier référendum, celui-là même qui devait trancher définitivement la question, devenait une réelle possibilité.
Un dernier référendum qui aurait dû être organisé, lui aussi, deux ans plus tard, donc à la fin de 2022…
B. T. Oui, sauf qu’à l’issue du deuxième référendum, et après le départ d’Édouard Philippe de Matignon, l’État est sorti de sa neutralité et a transgressé l’esprit de l’accord de Nouméa, que tous les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, avaient respecté jusque-là. Il a d’abord accéléré le calendrier, en imposant la tenue du troisième référendum en décembre 2021, soit au beau milieu de la campagne présidentielle française, et cela sans l’assentiment de tout un pan de la mouvance indépendantiste. En juillet 2021, le gouvernement a ensuite diffusé un document officiel sur les conséquences du vote, dans lequel sa partialité en faveur des loyalistes était évidente : le oui à l’indépendance était présenté comme synonyme de cataclysme général, alors que le non apparaissait comme la seule voie de la sécurité et de la sagesse. Ce document ne tenait aucun compte des différentes formes de recouvrement de souveraineté explorées par les indépendantistes kanak, en particulier celle de l’indépendance-association, solution reconnue par l’ONU et permettant une forme de partenariat étroit entre deux États souverains sans rupture, mais sans sujétion coloniale non plus.
En quoi l’irruption du Covid a-t-elle encore compliqué la situation ?
B. T. Le Covid n’est arrivé dans l’archipel qu’en septembre 2021, mais il a fait beaucoup de victimes chez les Kanak et les Océaniens. Tous les indépendantistes ont alors demandé le report du référendum, le temps pour les familles d’enterrer leurs morts et de respecter la période de deuil coutumier. Dans une situation aussi tragique, les indépendantistes kanak ne pouvaient envisager de faire campagne dans les tribus, les villages et les familles endeuillés, comme ils l’avaient prévu, pour aller convaincre les derniers abstentionnistes d’aller voter.
Face au refus du gouvernement de repousser la date de quelques mois, ils ont finalement décidé d’appeler à l’abstention. Le référendum s’est donc soldé par l’écrasante victoire du non, à 96 % des votants, mais avec un taux de participation de 44 %. Le peuple kanak colonisé n’a pas participé à ce scrutin d’autodétermination, ce qui politiquement le vide de tout son sens. L’État a néanmoins considéré qu’il n’y avait rien à redire à ce processus et que la séquence prévue par l’accord de Nouméa était désormais close. À partir de là, le contrat de confiance entre les indépendantistes et l’État, élaboré patiemment depuis 1988 avec Michel Rocard, a été rompu et la situation a commencé à déraper.
L’accord de Nouméa prévoyait qu’en cas de trois victoires du non, les parties prenantes se retrouvent et discutent d’un nouvel un accord politique. Mais les indépendantistes se méfient désormais des stratégies du gouvernement français, ce qui rend les discussions très difficiles. Et trop lentes aux yeux du gouvernement français, qui a décidé de précipiter les choses en dégelant le corps électoral en vue des prochaines élections provinciales, prévues à la fin de cette année.
Pourquoi ce dégel précipité du corps électoral a-t-il mis le feu aux poudres ?
B. T. Parce que toucher au corps électoral sans accord local revient pour les indépendantistes à déterrer la hache de guerre. L’accord de Nouméa de 1998 est un accord de décolonisation – le mot est dans le texte – négocié par l’État, les indépendantistes et les loyalistes.
Dans ce cadre, seules les personnes concernées par ce processus de décolonisation, soit tous les citoyens français présents dans l’archipel avant 1998 et leurs descendants, ont le droit de voter aux élections provinciales qui déterminent le Congrès de Nouvelle-Calédonie et le gouvernement local. C’est la constitution de ce corps électoral dit « gelé » qui représente le socle de la « citoyenneté calédonienne » créée par l’accord de Nouméa, par laquelle passe le processus de décolonisation. Remettre en cause cet élément central de l’accord de Nouméa en dehors d’un accord global, c’est donc remettre en cause, aux yeux des Kanak, le processus même de décolonisation.
D’autant que de nouveaux arrivants ont continué d’affluer sur l’île, mettant la population kanak encore plus sous pression…
B. T. De fait, de nouveaux habitants ont continué de s’installer dans l’archipel depuis 1998, principalement des Français de Métropole attirés par un meilleur cadre de vie. Le problème, c’est qu’avec le temps, la politique du fait accompli s’est peu à peu imposée : ces personnes, même si elles n’ont pas conscience individuellement de poursuivre un mouvement de colonisation de peuplement, ont commencé à protester contre le fait d’être résidentes, de payer des impôts et de ne pas avoir le droit de vote. Elles se sont réunies en association et se sont fait entendre de plus en plus fort. Les Kanak, qui représentent aujourd’hui 41 % de la population, ont perçu ce mouvement comme la volonté de l’État de les mettre en minorité. Or cela reste leur hantise : finir comme les Aborigènes d’Australie, qui ne représentent plus que 4 % de la population australienne sans plus aucun poids dans la vie politique et sociale.
Cela étant, tout le monde est d’accord aujourd’hui pour établir un nouveau code de la citoyenneté calédonienne. Les indépendantistes eux-mêmes ont proposé d’instaurer une forme de droit du sol pour tous les natifs : les personnes nées en Nouvelle-Calédonie de parents non calédoniens arrivés après 1998, deviendraient automatiquement des citoyens calédoniens. Mais cette refonte de la citoyenneté ne peut se faire, selon eux, qu’à deux conditions : qu’elle soit le résultat d’un débat entre Calédoniens, et non pas un fait imposé depuis Paris selon ce qu’ils perçoivent comme une logique de domination coloniale d’un autre temps ; et qu’elle soit discutée dans le cadre d’un accord politique global, et non comme un préalable à la négociation de cet accord, comme veut le faire le gouvernement.
Depuis 1988 et les accords de Matignon, la représentation politique des Kanak a néanmoins progressé…
B. T. C’est vrai pour la province Nord et la province des îles Loyauté, où les indépendantistes sont au pouvoir. Mais ils sont d’accord pour trouver des compromis et, dans ces provinces, les Européens savent qu’ils sont inclus dans le projet d’émancipation progressive et négociée, de même qu’ils savent qu’on ne peut pas faire le pays contre les Kanak, mais avec eux. C’est l’esprit de l’accord de Nouméa, officialisé par l’expression de « destin commun ».
Le problème, c’est que ce projet de destin commun n’a guère été entrepris dans l’agglomération de Nouméa. Depuis le partage, en 1988, du territoire en trois provinces, dirigées chacune par une Assemblée – province du Sud qui englobe Nouméa, province du Nord et province des îles Loyauté – les loyalistes se sont en quelque sorte repliés sur leur fief, c'est-à-dire le Sud et la capitale, sans vraiment jouer le jeu de ce projet de citoyenneté et de destin commun. À tel point que dans certains quartiers, les Kanak ne sont pas franchement les bienvenus. Certains se demandent même parfois si l’on n’a pas affaire à des logiques d’apartheid qui ne disent pas leur nom.
Les Kanak sont-ils nombreux à Nouméa ?
B. T. Depuis les accords de Matignon de 1988, il y a eu un afflux massif de Kanak dans la capitale, mais ce fait social majeur est demeuré un point aveugle du débat politique. À l’heure actuelle, la moitié de la population kanak vit dans l’agglomération nouméenne. On trouve en son sein des personnes de différentes classes sociales, et notamment des familles très pauvres plutôt installées en périphérie. Des quartiers d’habitats spontanés se sont créés, qu’on appelle localement des « squats » et au sein desquels une véritable réorganisation communautaire et villageoise s’est peu à peu mise en place. Ce sont des sortes de tribus qui se sont reformées, avec leur hiérarchie et leurs instances de décision… mais avec un mode de vie urbain.
Pendant des années, les gens vivant dans ces endroits ont demandé à ce qu’on les aide à viabiliser ces quartiers, à y installer l’eau et l’électricité, mais les pouvoirs publics ont longtemps fait la sourde oreille, percevant cette présence kanak comme une menace diffuse. Ce discours anti-squats s’est répandu un peu partout, y compris chez certains Kanak traditionnalistes des zones rurales, qui ne comprennent pas ces Kanak qui vont, disent-ils, se perdre à Nouméa. Ce discours culturaliste conservateur kanak n’a pas aidé à prendre en compte le fait kanak urbain. Il y a donc eu un double mouvement contradictoire : le repli politique des loyalistes à Nouméa, y compris les plus radicaux, alors même que cette ville devenait largement kanak. Or l’explosion de violence actuelle semble venir largement de cette population kanak urbaine marginalisée et misérable, le plus souvent invisibilisée ou stigmatisée dans le débat politique.
D’une certaine façon, ces Kanak de Nouméa estiment être les sacrifiés des accords et éprouvent un sentiment de dépossession à la fois sociale et coloniale d’autant plus fort que c’est à Nouméa qu’arrive le flot continu de Métropolitains, qui s’installent pour la plupart dans des quartiers comparables aux villes de la Côte d’Azur. À mon sens, ce contentieux colonial toujours très vif à Nouméa, contrairement au reste du pays, explique en grande partie l’intensité des violences actuelles et leur concentration dans l’agglomération.
Cette forte présence kanak à Nouméa ne peut-elle pas peser sur le corps électoral en faveur des indépendantistes ?
B. T. Le rapport de forces pourrait en effet évoluer, mais en réalité personne n’y a intérêt au sein du personnel politique. Les loyalistes au pouvoir dans le sud n’ont évidemment aucune envie que cette population kanak urbaine pèse dans les équilibres électoraux à Nouméa. Quant aux partis indépendantistes kanak, ils sont fortement divisés et se livrent à une intense concurrence électorale dans les provinces du Nord et des îles, où les loyalistes sont très minoritaires. Dès lors les principaux partis indépendantistes ont tout intérêt à ce que les Kanak partis vivre à Nouméa restent inscrits sur les listes électorales de leurs provinces d’origine, au Nord et dans les îles. Tout cela minimise le poids électoral des Kanak dans le sud et dans la capitale.
La situation économique entre-t-elle en jeu dans ces oppositions politiques ?
B. T. Depuis 1988 et les accords de Matignon, les Kanak poursuivent l’objectif de créer les conditions économiques et sociales d’une autonomie viable, qui s’est traduit par un important effort de scolarisation, de formation de cadres et d’investissement dans l’industrie du nickel pour financer les programmes de développement et d’autodétermination (la Nouvelle-Calédonie possède un quart des réserves mondiales de nickel, Ndlr). Dans la crise dramatique que traverse ce secteur, les indépendantistes s’interrogent sur le rôle joué par l’Etat français. À travers son plan de relance, dit « pacte nickel », celui-ci semble en effet vouloir remettre en cause la « doctrine nickel » locale, à savoir la transformation du minerai sur place, plus rentable que la vente de minerai brut. Cela constitue aux yeux des indépendantistes une nouvelle entrave à leur stratégie et risque de rendre la situation tout aussi explosive, même une fois le calme revenu dans l’archipel. ♦
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- 1. Chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux Sciences sociales, Politique, Santé (Iris, unité CNRS/EHESS/Inserm/Université Sorbonne Paris Nord).