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Comment la science prépare-t-elle l’avenir ?
Changement climatique, pandémies, révolution numérique… Les facteurs qui chamboulent durablement nos sociétés sont nombreux. De quoi transformer notre avenir en un horizon illisible ? Pas totalement. Au sein des instituts de recherche, les scientifiques tentent d’anticiper les conséquences de ces bouleversements. Et, pour cela, un outil est plébiscité : la prospective.
« C’est un exercice complètement différent de la prévision, avec laquelle elle est souvent confondue », précise Franck Lecocq, enseignant-chercheur au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired)1. La prévision se focalise sur le court terme, à l’image de ce que l’on peut faire en météorologie, par exemple. La prospective se projette sur des temps plus longs, et explore souvent plusieurs scénarios possibles.
« Ne pas courir après le train en marche »
« Il s’agit en réalité d’un outil d’analyse qui nous aide à anticiper l’avenir en s’appuyant sur les données dont nous disposons. La prospective peut ainsi nous aider à construire une stratégie afin de ne pas courir après le train en marche », analyse Catherine Dargemont, chargée de mission Impact du CNRS2 auprès de la présidence de l’organisme.
La prospective scientifique s’appuie le plus souvent sur des modèles numériques. « Il s’agit, par exemple, de développer un modèle représentant une structure comme l’agglomération de Paris, puis d’y ajouter plusieurs éléments dynamiques tels que l’évolution du développement urbain. En couplant ces données avec des modèles climatiques, vous pouvez obtenir différents scénarios possibles concernant l’évolution des conditions de vie à Paris en 2050 », détaille Franck Lecocq.
« Retranscrire une certaine réalité »
Dans le monde économique, ces modèles prospectivistes sont aussi parfois très utiles, confie Josselin Thuilliez, directeur de recherche au Centre de recherche en économie et management (Crem)3 : « Nous construisons le plus souvent des modèles basés sur des équations comportementales qui cherchent à retranscrire une certaine réalité ».
Pour cela, le chercheur s’appuie sur des modélisations qui tentent de répliquer les résultats que l’on retrouve dans les données de recherche. Ses équipes, ainsi que celles d’Aix-Marseille School of Economics (AMSE)4 et de l’Université Bocconi de Milan, ont récemment mis sur pied un modèle permettant d’explorer les effets du confinement (lors de la pandémie de Covid) sur la mobilité, la santé mentale et la confiance des citoyens vis-à-vis des politiques publiques.
« Si les données issues de notre modèle sont bien corrélées avec la réalité, alors nous pouvons commencer à développer divers scénarios qui répondent à des questions de politiques publiques », indique Josselin Thuilliez.
« Fournir des recommandations »
Loin de l’image du scientifique qui tenterait de prévoir l’avenir avec certitude, « l’idée est d’explorer une vaste gamme de futurs possibles, qu’ils soient désirables ou non. Dans le dernier cas, la prospective peut nous permettre de réfléchir aux stratégies permettant d’éviter que les scénarios les plus sombres deviennent réalité », souligne Franck Lecocq – qui est également auteur-coordinateur du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), l’organisme chargé d’évaluer l’ampleur, les causes et les conséquences du changement climatique. De quoi éclairer notamment les décisions politiques.
« Grâce à ces modélisations, nous pouvons par exemple fournir des recommandations concernant l’équilibre entre le coût d’une mesure et son efficacité, précise Josselin Thuilliez. Les responsables politiques peuvent alors s’appuyer sur nos travaux, souvent proposés en libre accès, pour avoir des indicateurs. »
Cependant, le rôle de la prospective reste avant tout de faire progresser la science. « Nos travaux servent essentiellement à faire avancer pas à pas les connaissances sur un sujet précis », observe le chercheur du Crem.
Évaluer la part d'incertitude
Souvent menées sur des temps longs, ces recherches sont en général peu compatibles avec la prise de décision rapide. Le fait de se libérer des contraintes liées au court terme peut néanmoins présenter un réel avantage. « Cela ouvre des espaces de discussion intéressants et inédits à l’échelle politique. La démarche de co-construction des scénarios permet de mutualiser les connaissances et d’aboutir à une compréhension partagée des enjeux », analyse Franck Lecocq.
Mais l’exercice prospectiviste reste confronté à un enjeu de taille : comment évaluer la part d’incertitude qui se cache derrière ces modèles ? « Il n’est pas possible d’attribuer des probabilités aux différents futurs possibles. En outre, des paramètres comme l’évolution des progrès techniques ou la survenue d’événements perturbateurs comme la crise liée au Covid restent difficiles à anticiper », concède Franck Lecocq.
Pour réduire cette part d’incertitude, les scientifiques multiplient les essais et les scénarios afin d’éprouver la robustesse de leurs modèles. « Nous utilisons des scénarios dits “contrefactuels”, afin de tester comment notre modèle réagit à différentes situations, détaille Josselin Thuilliez. Cela permet de répondre en partie à l’incertain, car nous pouvons obtenir ainsi des réponses à un très grand nombre de scénarios différents, que l’on peut imaginer quasiment à l’infini. »
S’appuyer sur des visions transdisciplinaires
Certains modèles mathématiques, comme la théorie des jeux (qui permet de modéliser des décisions prises simultanément par différents individus), sont parfois mobilisés au service de la prospective. Et, lorsque les scientifiques manquent de données, ils peuvent également s’appuyer sur des modèles génériques. « Au moment où la crise liée au coronavirus a démarré, note Josselin Thuilliez, les épidémiologistes ont d’abord utilisé des modèles simplifiés, calqués sur les données et l’évolution d’autres maladies respiratoires du même type. Puis les modèles ont été calibrés en temps réel, au fur et à mesure que l’on en apprenait davantage sur ce virus émergeant. »
Afin de rester pertinente, « la prospective doit également s’appuyer sur des visions croisées et transdisciplinaires, souligne Catherine Dargemont. Lorsqu’on travaille sur un domaine précis, nous avons tendance à ne pas prendre en considération les données et les paramètres qui sont extérieurs à notre champ d’étude. Pour contrer ce biais, il est donc nécessaire de recourir à une réflexion et à une écriture collective. Il faut que les prospectives ne soient pas le fruit du travail d’un petit groupe d’individus, mais que ce soit vraiment pensé collégialement. »
Ainsi, la modélisation prospective est « un outil qui favorise le dialogue entre disciplines a priori très différentes », se réjouit Franck Lecocq. « En tant qu’économiste, abonde Josselin Thuilliez, cet exercice m’amène à travailler avec des épidémiologistes ou des psychologues, par exemple. »
« Il faut être vigilant »
Néanmoins, souligne Josselin Thuilliez, il reste nécessaire d’expliciter clairement les limites de ces outils : « Nous pouvons tester beaucoup de choses avec ces méthodes. Mais il faut être vigilant, et éviter de leur faire dire ce qu’elles ne disent pas. » « Les scénarios établis par le Giec ont été parfois sortis de leur contexte, déplore Franck Lecocq. Cela peut conduire à de grosses incompréhensions. »
Enfin, la prospective est une démarche particulière dotée de ses propres règles et codes. « C’est un métier à part entière », affirme le chercheur du Cired, ajoutant que l’exercice de la prospective mobilise des moyens humains conséquents : « Cela nécessite de regrouper un grand nombre de spécialistes dans divers domaines au sein d’un même groupe de travail, ou d’une structure commune, pendant un temps suffisamment long ». Un travail collectif indispensable, afin de préparer plus sereinement notre avenir.
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Modéliser plus pour simuler moins
- 1. CNRS/AgroTech Paris-Saclay/Cirad/École des Ponts.
- 2. Voir : https://tinyurl.com/cnrs-impact
- 3. CNRS/Université de Caen Normandie/Université de Rennes.
- 4. CNRS/Aix-Marseille Université.
Voir aussi
Auteur
Journaliste scientifique, Thomas Allard s’intéresse notamment aux sciences humaines et sociales, aux questions énergétiques, agricoles et environnementales, et aux nouvelles technologies. Il écrit notamment pour Science & Vie et pour le site Curieux!
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