Vous êtes ici
Quand les femmes étaient exclues de la philosophie
D’Aristote à Jean-Paul Sartre en passant par Kant ou Jean-Jacques Rousseau, tout un chacun peut citer spontanément quelques grands noms de l’histoire de la philosophie. Mais l’exercice devient beaucoup plus difficile lorsqu’il s’agit de mentionner ne serait-ce qu’une femme philosophe majeure… Dans son ouvrage La Barbe ne fait pas le philosophe (CNRS Éditions, sept. 2022), Annabelle Bonnet, sociologue et philosophe associée au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron1, révèle que les déterminants sociaux n’expliquent pas à eux seuls cette anomalie. Elle montre comment, en France, sous la Troisième République, c’est la loi qui a formellement empêché les filles et les femmes d’accéder à cette discipline, précisément à une époque où la philosophie était considérée comme la matière reine, celle qui forme les citoyens et les individus autonomes. À travers soixante-dix ans d’histoire, Annabelle Bonnet raconte le refus des hommes philosophes à voir les femmes pratiquer leur discipline, mais aussi les combats individuels et collectifs d’intellectuelles, encore trop méconnues, pour transgresser et finir par faire tomber l’interdit.
Vous avez centré votre étude sur une période bien précise, allant de 1880 à 1949. À quoi correspondent ces deux dates ?
Annabelle Bonnet. La première, 1880, est l’année où, en pleine Troisième République, la loi Sée ouvre pour la première fois l’enseignement secondaire aux filles. Mais cette même loi spécifie explicitement que les filles ne pourront pas avoir accès à l’enseignement de la philosophie. Près de soixante-dix ans plus tard, la parution du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, en 1949, marque symboliquement la fin de cette période d’exclusion et vient couronner le combat d’un certain nombre de pionnières trop méconnues, qui ont permis aux femmes de s’imposer dans l’espace philosophique.
Pourquoi cette interdiction en particulier vis-à-vis de la philosophie, tout en ouvrant l’enseignement secondaire aux filles ?
A. B. Cela s’explique par un rapport ambigu à l’émancipation des femmes. On est d’accord pour mieux former les filles et leur donner un minimum de bagage intellectuel et de compréhension du monde, mais dans le cadre très strict de leur statut d’épouse et de mère. Il s’agit avant tout de former des individus capables de répondre aux besoins de leur mari et de leurs enfants.
Or, à cette époque, la philosophie est l’une des disciplines les plus importantes des sciences humaines. On la considère même comme le couronnement des études secondaires, celle qui va former les citoyens et les futurs responsables politiques. Or, la société refuse précisément aux femmes le statut d’êtres autonomes et politiques : cette discipline est donc jugée totalement inadéquate pour elles. L’enseignement doit former de bonnes mères et de bonnes épouses, en aucun cas des citoyennes. Et il n’a pas vocation non plus à être massif et être accessible à toutes les femmes.
La philosophie suscite également une forme de peur, dans la mesure où elle donne accès au symbolique et à des textes qui parlent d’émancipation et de liberté. La société redoute que les femmes accèdent à ce type de connaissances.
L’enseignement privé a-t-il permis à certaines femmes de contourner cette interdiction ?
A. B. Dans la première version de son projet de loi, le député Camille Sée proposait d’inclure la philosophie dans l’enseignement secondaire pour les filles, mais il s’inscrivait surtout dans le contexte de guerre entre École laïque et École privée. Pour lui, la philosophie incarnait le savoir républicain et une manière de penser le monde social de manière laïque. Enseigner la philosophie aux jeunes filles devait permettre de les former à une morale républicaine et laïque, concurrente de la morale catholique, mais, encore une fois, exclusivement dans le cadre de la sphère familiale. Une fois l’interdiction formalisée par la loi, l’enseignement privé, qui était alors essentiellement catholique, n’a pas manqué de concurrencer l’École publique en proposant des cours de philosophie aux jeunes filles qui avaient besoin de cette discipline pour obtenir le Baccalauréat. Mais ces instances privées pensent d’abord à leur propre intérêt : leur enseignement est avant tout théologique et il ne vise en aucun cas à former des êtres émancipés, capables d’autodétermination et d’esprit critique.
Malgré tout, des femmes vont réussir à entrer dans l’institution philosophique…
A. B. Oui, mais il faut attendre le début du XXe siècle, quand les femmes commencent à entrer davantage à l’Université. Un changement commence alors à s’opérer tout doucement en philosophie. En 1901, Camille Bos devient la première docteure en philosophie, mais dans une université suisse !
Et c’est une Roumaine, Alice Steriad, qui sera la première femme à soutenir une thèse en philosophie à la Sorbonne, en 1913. Après la Première Guerre mondiale, les femmes vont aussi réussir à se faire une place par le biais de la philosophie des sciences, à l’instar d’Hélène Metzger, une jeune chimiste venue à la philosophie par l’histoire et l’évolution des théories scientifiques.
À cette époque, il s’agit d’un champ très neuf, encore en pleine construction et considéré comme marginal. Cela y rend plus facile l’admission des femmes et suscite moins d’opposition de la part des hommes, car ceux qui s’y consacrent ont des profils philosophiques moins traditionnels que leurs collègues.
Quelle a été l’attitude des hommes philosophes vis-à-vis des femmes ?
A. B. La mentalité des philosophes masculins a évolué au cours de toutes ces années. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, leur attitude a été extrêmement réfractaire, mais l’admission des femmes était quand même un sujet : ce n’était pas un inconscient qui se répétait de lui-même.
Ces hommes voyaient bien que la société bougeait et que certaines femmes voulaient rejoindre leur discipline. La philosophie présente cependant une particularité par rapport aux lettres ou à l’histoire, elles aussi difficiles d’accès, mais qui montrent toutefois des signes d’ouverture. La philosophie, elle, est une discipline qui continue de faire bloc contre l’entrée des femmes. Les quelques femmes formées à la philosophie et qui, comme Léontine Zanta, par exemple, arrivent à poursuivre une carrière académique, glissent souvent vers les lettres, une discipline un peu plus ouverte où il est relativement moins difficile de se faire une place.
Quelques hommes font cependant exception…
A. B. Certaines personnalités, que j’ai mises en avant dans mon livre, ont entretenu un rapport assez contradictoire avec cette question. Notamment Henri Bergson, que je montre davantage comme le phénomène Bergson que comme l’individu Bergson. À ses yeux, ce qu’il appelle le génie créateur reste une caractéristique masculine, car les femmes ne possèdent pas de sensibilité pure.
Mais dans le même temps, c’est son enseignement qui voit naître ce que j’appelle le premier grand public féminin de philosophie du XXe siècle en France, parce que Bergson porte la philosophie hors de l’Université, dans le débat public. Donc, indépendamment de sa propre pensée, il va pousser les femmes à accéder à cet espace philosophique… Mais on appelait ces femmes les « bergsonnettes », un diminutif qui exprime bien toute l’ambiguïté du point de vue masculin : on veut bien leur reconnaître un intérêt pour la philosophie, mais elles restent inférieures, suiveuses et passives.
Léon Brunschvicg, en revanche, a eu, dites-vous, une influence décisive.
A. B. Oui, Brunschvicg se détache vraiment de tous ses collègues, car il soutient coûte que coûte le principe d’égalité dans tous les domaines, y compris en philosophie. Les femmes y possèdent autant de capacités que les hommes, soutient-il, et si leurs résultats ne le montrent pas, c’est un problème d’éducation, pas une question de nature féminine.
Brunschvicg, qui incarnait le philosophe républicain par excellence, a joué un rôle important dans l’évolution des choses. Après la Première Guerre mondiale, quand on s’interroge pour savoir s’il faut donner accès à l’agrégation aux femmes ou s’il faut créer une agrégation spécifique, Bergson rejoint d’ailleurs l’opinion de Brunschvicg : les femmes doivent obtenir le droit de passer les mêmes concours que les hommes.
En quoi les mouvements féministes ont-ils contribué à l’émancipation des femmes philosophes ?
A. B. À côté des tentatives de transgression individuelles, je montre qu’il y a eu également des initiatives collectives, par exemple la Société des Agrégées, qui a fait bloc sur la question de la philosophie dans les années 1920. Par ailleurs, tous les débats féministes de l’époque sont très axés sur le droit à l’éducation, dans lequel s’inscrit l’intérêt pour la philosophie. Même si, encore au début du XXe siècle, la philosophie apparaît toujours comme le lieu intouchable et l’espace inatteignable, le droit à son accès est particulièrement débattu sous la Troisième République, avec un regain d’intérêt pour la question autour de 1914.
Léontine Zanta, première femme française docteure en philosophie et très exposée médiatiquement à l’époque, est pourtant totalement oubliée aujourd’hui. Comment l’expliquez-vous ?
A. B. Sa nomination, en 1914, a été un véritable événement, c’est vrai. Tous les journaux en ont parlé et elle reste un modèle dans l’histoire des femmes philosophes. Simone de Beauvoir elle-même raconte que Léontine Zanta lui a donné l’envie, encore enfant, de devenir elle aussi une pionnière intellectuelle. Malheureusement, Léontine Zanta a fini sa carrière en défendant des positions antirépublicaines, puis en soutenant le régime de Vichy. Pourtant encore féministe en 1914, elle s’est progressivement montrée très critique envers les mouvements féministes.
Pourquoi tous ces glissements ? Je crois que, catholique pratiquante, elle a suivi l’évolution anticommuniste, antisyndicaliste et antiféministe d’un certain catholicisme de l’époque. Il y a eu sans doute aussi des frustrations nées du manque de reconnaissance, des difficultés qu’elle a rencontrées pour s’imposer dans l’espace philosophique. Elle ira d’ailleurs jusqu’à renoncer à la philosophie elle-même, en la dénonçant comme un espace privilégié de corruption des mœurs. Dans mon livre, je cherche à voir à quel point les déterminations de genre jouent un rôle dans le fait que des femmes philosophes ont été oubliées, marginalisées ou jugées illégitimes. Dans le cas de Léontine Zanta, à laquelle j’ai consacré un autre ouvrage, on peut dire qu’elle a elle-même contribué à invalider sa postérité.
En 1949 paraît Le Deuxième Sexe. Ce livre marque-t-il l’entrée définitive des femmes en philosophie ?
A. B. Le livre de Simone de Beauvoir clôt en tout cas symboliquement cette période qui envisage la relation entre femmes et philosophie sur fond de rivalité entre laïcité et catholicisme ou de statut social et politique des femmes. Peut-on dire pour autant que désormais tout va bien ? Je n’aurais pas écrit ce livre si c’était le cas ! Rien que le fait d’avoir à montrer qu’il y a bien eu une histoire des femmes philosophes à cette période nous en dit beaucoup sur nous-mêmes et sur notre époque actuelle. Il y a eu beaucoup de changements dans les années 1950, en particulier l’entrée des premières professeures de philosophie à l’Université, mais l’égalité complète d’accès à tous les types d’enseignement ne sera formalisée légalement que dans les années 1970…
Aujourd’hui, d’autres types d’obstacles persistent dans la société française, où de nombreuses déterminations sociales continuent de reproduire des inégalités de genre et d’accès aux savoirs. Je m’y intéresse en ce moment avec le cas de Dina Dreyfus, qui a été une philosophe influente dans la seconde moitié du XXe siècle en France et au Brésil, mais dont on ne sait plus grand-chose aujourd’hui. Tout simplement parce qu’elle a été pendant un temps l’épouse de Claude Lévi-Strauss et que, comme beaucoup d’autres, elle a été ainsi rabaissée au rang de « femme de ». Mais on le voit aussi dans les chiffres : la philosophie reste une discipline très masculine et la manière dont on raconte son histoire reste largement une affaire d’hommes, dans laquelle très peu de femmes sont présentées. ♦
À lire
La Barbe ne fait pas le philosophe. Les femmes et la philosophie en France (1880-1949), A. Bonnet, CNRS Éditions, sept. 2022, 336 p., 23 euros.
Léontine Zanta. Histoire oubliée de la première docteure française en philosophie, A. Bonnet, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », juillet 2021, 104 p., 12,50 euros.
- 1. Unité CNRS/EHESS.
Commentaires
ma mère née en 1930, toujours
Christophe Capelier le 11 Février 2023 à 18h32J'ai connu Dina Dreyfus comme
Muriel Grimaldi le 6 Juin 2023 à 10h03Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS