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Des loups, des cerfs... et nous
Alors que la biodiversité est en péril sur notre planète, le retour des loups en Amérique du Nord et en Europe, notamment en France, pourrait avoir de quoi réjouir. Pourtant, les médias et l’opinion publique se focalisent sur la mortalité engendrée dans les troupeaux : « Les effets négatifs de la présence des loups, comme le nombre de moutons tués, sont visibles et faciles à attester. Des effets positifs existent, mais ils sont souvent indirects et donc difficiles à mettre en évidence », souligne Jean-Louis Martin1, co-auteur avec Simon Chamaillé-Jammes2 et Donald M. Waller3 d’une synthèse4 inédite sur les enjeux posés par la cohabitation entre cerfs, loups et humains. Cette synthèse s’appuie sur leurs propres travaux et sur les dernières études disponibles. Les chercheurs y alertent sur la nécessité de prendre du recul pour mieux apprécier toute l’étendue des enjeux que pose cette cohabitation.
Des loups et des cerfs plus nombreux
Plus de 12 000 loups peuplent aujourd’hui l’Europe occidentale. Contrairement à une idée répandue, les loups n’ont pas été réintroduits en France. Disparus de nos contrées au début du XXe siècle, plusieurs noyaux de populations se sont maintenus en Europe. Les individus que l’on retrouve en France sont ainsi issus du noyau italien. « Le retour des loups est un processus naturel, conséquence de la protection légale que leur accorde la convention de Berne de 1979 mais surtout de l’augmentation spectaculaire du nombre de leurs proies : les cerfs et les chevreuils », précise Jean-Louis Martin. En effet, durant la même période, les populations de cervidés, qui étaient elles aussi en déclin, ont considérablement augmenté. Un véritable succès en terme de conservation, mais qui réserve aussi son lot de conséquences moins agréables.
Ainsi, dans les forêts, les fortes abondances de cervidés empêchent la régénération des jeunes arbres et favorisent le compactage des sols. En France, les dégâts occasionnés par les cervidés à l’agriculture ont été estimés à environ 20 millions d’euros en 2004. Enfin, bien que peu médiatisées, des conséquences sur les vies humaines existent également. Chaque année en Allemagne, 200 000 chevreuils entrent en collision avec des véhicules, provoquant 50 morts et 3 000 blessés, pour un coût global de réparations en Europe estimé à plus d'un milliard d’euros. Les fortes concentrations de cerfs favoriseraient également la propagation, via les tiques, de maladies comme celle de Lyme, bien que la controverse sur le sujet reste active.
Les dégâts des cervidés
La forte densité de cervidés au sein des forêts s’accompagne également d’effets sur le reste de la biodiversité. « Dans les études que nous avons menées au Canada, nous avons montré qu’en l’absence de prédateurs des cervidés, 90 % de la végétation du sous-bois disparaissait. » Or cette diminution de la végétation basse entraîne la disparition ou la forte raréfaction de nombreux invertébrés, dont les insectes pollinisateurs. Les communautés de vertébrés sont également touchées, en particulier les oiseaux qui nichent au sol ou dans le sous-bois qui, pour la plupart, dépendent des invertébrés pour se nourrir.
Cette baisse de biodiversité en l’absence de prédateurs s’explique par l’hypothèse dite du contrôle trophique descendant. Celle-ci stipule que le contrôle exercé par les prédateurs – ici, les loups – conditionne le maintien d’une diversité végétale et animale élevée. La pression de prédation exercée par les carnivores obligerait les herbivores à investir du temps et de l’énergie pour gérer le risque de prédation : c’est « l’écologie de la peur ». Ce temps investi pour échapper aux prédateurs agirait au détriment de leur temps d’alimentation et les amènerait à sélectionner leur nourriture de manière à emmagasiner le maximum d’énergie en un minimum de temps.
La présence des loups, en obligeant leurs proies à se focaliser sur les plantes les plus nourricières et sur les secteurs les moins favorables aux prédateurs, minimiserait ainsi l’impact des herbivores sur la quantité et la diversité de la végétation. « Le coût du risque est conséquent d’un point de vue écologique. Si on enlève le prédateur du système, on enlève quelque chose qui a joué un rôle essentiel dans la construction de la vie telle qu’on la connaît », explique Jean-Louis Martin. Des recherches soulignent ainsi que la simple présence du prédateur a un coût non létal sur la population de ses proies qui pourrait être supérieur au coût létal, c’est-à-dire le nombre d’animaux tués.
Des enjeux à appréhender globalement
L'objet de l'étude n'est pas de crier haro sur les cerfs, mais d’avoir une vision plus équilibrée des impacts – positifs et négatifs – de la présence des loups. Car le grand public et les décideurs politiques envisagent rarement la façon dont ces animaux pourraient aider les humains et les écosystèmes naturels en atténuant les conséquences agricoles, sociales ou écologiques de la forte densité des populations de cerfs. Par ailleurs, l’observation de la faune sauvage et le retour des loups peut engendrer des bénéfices économiques. Dans le parc national de Yellowstone, au nord-ouest des États-Unis, la fréquentation a augmenté d'environ 4 % suite au retour des loups, injectant 35 millions de dollars à l'économie locale. Evidemment, il n’en demeure pas moins que les coûts induits par leur présence sont loin d’être négligeables. En France, les éleveurs et l’État doivent engager de plus en plus de ressources en termes d’argent, de temps et d’énergie pour défendre les troupeaux face aux attaques de loups.
Pour les chercheurs, le passage du conflit à la coexistence nécessitera une prise en compte plus équilibrée des effets directs et indirects de la présence de ces espèces. Ce bilan des dernières connaissances disponibles sur la complexité des interactions entre humains, loups et cervidés vise à alimenter la réflexion des acteurs en présence, avec la volonté de concevoir l’avenir des populations de cervidés et de loups comme compatibles avec des intérêts humains. « Nous faisons partie d’un socio-système complexe. Le défi à relever est d’arriver à mettre en place un mode opératoire qui prenne en compte cette complexité pour reconstruire notre cohabitation avec ces espèces », conclut Jean-Louis Martin. ♦
- 1. Centre d’Ecologie Fonctionnelle et Evolutive (CEFE – CNRS / Univ. Montpellier / Univ. Paul Valéry Montpellier / EPHE / IRD)
- 2. Centre d’Ecologie Fonctionnelle et Evolutive (CEFE – CNRS / Univ. Montpellier / Univ. Paul Valéry Montpellier / EPHE / IRD)
- 3. Université du Wisconsin
- 4. Martin et al. 2020 Deer, wolves, and people: costs, benefits and challenges of living together Biol.Reviews
Commentaires
Il faut remarquer que la
Regis Moiraud le 27 Février 2020 à 09h55Bravo pour ce plaidoyé. Nos
Vincent Lejoly le 27 Février 2020 à 14h00Quel toupet ! Vous êtes en
Vincent Lejoly le 27 Février 2020 à 13h57Les alpages de montagne sont
Marc Viot le 25 Décembre 2021 à 09h23Connectez-vous, rejoignez la communauté
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