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Étonnantes cultures animales
Cet article est extrait du dossier « L’intelligence animale se dévoile », paru initialement dans le n° 14 de la revue Carnets de science.
C’est en octobre 1960, au beau milieu de la forêt équatoriale tanzanienne, que Jane Goodall fit une découverte qui allait profondément bouleverser notre vision des capacités cognitives des animaux : la jeune éthologue britannique observa pour la première fois en milieu naturel la fabrication et l’utilisation d’un outil par un animal non humain, en l’occurrence un chimpanzé qui harponnait des termites avec une brindille astucieusement glissée dans la termitière. Depuis, les observations d’utilisation d’outils par nos plus proches cousins (nous partageons plus de 98 % de notre génome avec eux) se sont multipliées, révélant toute la complexité de ce comportement chez l’animal.
« L’étude la plus célèbre date des années 1980 et concerne le cassage des noix, rapporte Christophe Boesch, primatologue à l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste à Leipzig, en Allemagne. Pour ouvrir les cinq espèces de noix qui font partie de leur régime alimentaire, on a découvert que les chimpanzés de la forêt de Taï, en Côte d’Ivoire, utilisaient non pas un mais trois outils différents, suivant le modèle éprouvé du marteau et de l’enclume. Ils placent une noix sur une racine d’arbre, l’enclume donc, et manipulent pour la casser un percuteur, caillou ou branche suivant la dureté du fruit. Pour déguster Panda oleosa, la noix la plus dure d’Afrique, ils choisissent un granit qui pèse au moins deux kilos, un caillou assez rare dans la forêt tropicale. »
En captivité, les primates à qui l’on fournit le matériel adéquat se livrent à des activités manuelles toutes humaines. Certains gorilles, chimpanzés ou orangs-outans, révèlent un vrai goût pour le dessin, avec des styles et des usages de couleurs différents selon les individus, comme l’a récemment montré Cédric Sueur, éthologue à l’Institut pluridisciplinaire Hubert Curien1. D’autres encore jouent à des jeux sur des tablettes tactiles...
Les oiseaux, de « grands singes à plumes »
Mais les primates, avec leurs mains si semblables aux nôtres, ne sont pas les seuls à imaginer et à fabriquer des solutions techniques innovantes. Les oiseaux, qui en sont notoirement dépourvus, se sont révélés d’excellents bricoleurs, à la surprise des scientifiques... « Jusqu’à il y a vingt ans, on les pensait seulement capables de réactions de type réflexe ou d’apprentissage conditionné stimulus-réponse », rapporte Dalila Bovet, au laboratoire Éthologie, cognition, développement, à l’université Paris-Nanterre.
Les observations et expériences réalisées ces dernières années chez les corvidés et les psittacidés (la famille des perroquets et des perruches), essentiellement, ont changé notre façon de voir les choses, au point que la chercheuse n’hésite plus à qualifier ces volatiles de « grands singes à plumes ». En Indonésie, des cacatoès de Goffin ont été vus en train d’utiliser pas moins de trois outils successivement pour accéder aux graines de la mangue sauvage qu’ils affectionnent : après avoir enlevé la peau du fruit avec leur bec, les oiseaux font levier avec une brindille suffisamment solide pour ouvrir le noyau, puis percent avec une écharde la membrane contenant les précieuses graines, avant d’extraire celles-ci grâce à un bout de bois aplati par leurs soins.
En milieu contrôlé, cette fois, les corneilles et perruches sont capables d’utiliser ce que les chercheurs appellent des « méta-outils », des outils permettant d’obtenir d’autres outils, qui eux-mêmes serviront à accéder à la récompense alimentaire convoitée. Par exemple, un bâton suspendu à un fil, dont l’oiseau s’empare pour pousser une pierre placée dans un tube horizontal ouvert aux deux extrémités, laquelle pierre sera ensuite jetée dans un récipient rempli d’eau afin de faire monter le niveau et récupérer la nourriture qui flotte à la surface... Le tout en une poignée de minutes à peine ! « Non seulement les oiseaux sont tout à fait à même d’innover dans des situations inédites pour eux, mais ils sont aussi capables de planification », commente la chercheuse.
Le « couteau suisse » des corbeaux calédoniens
Les corbeaux de Nouvelle-Calédonie ne sont pas en reste : pour faire sortir les insectes logés sous l’écorce des arbres, ils fabriquent des spatules qu’ils découpent dans la feuille large et robuste d’une plante bien particulière : le Pandanus. « Le corbeau procède en plusieurs étapes, décrit la chercheuse. Il découpe dans ces feuilles des languettes allongées, puis y pratique des indentations en forme d’escalier. » Plus étonnant encore, la technique de fabrication varie suivant les individus et les zones géographiques : certains oiseaux tailleront de minces languettes, tandis que d’autres fabriqueront des languettes à la base élargie et au sommet plus fin, adaptées à plusieurs usages différents. « Ce deuxième outil est un véritable couteau suisse, très efficace d’un point de vue fonctionnel », raconte Dalila Bovet.
De là à parler de l’existence de véritables comportements culturels chez les animaux, spécifiques à des groupes particuliers, il n’y a qu’un pas que les scientifiques aujourd’hui n’hésitent plus à franchir. Primates, oiseaux, mais aussi cétacés, seraient dépositaires de savoirs uniques : on sait depuis peu que les populations d’orques ne poursuivent pas les mêmes proies et n’utilisent pas les mêmes techniques de chasse d’un point à l’autre de la planète. « Un comportement culturel est un comportement présent dans un groupe d’une espèce donnée et absent dans au moins un autre groupe, définit Cédric Sueur. C’est un comportement qui n’est pas déterminé génétiquement et nécessite donc un apprentissage social, aussi bien horizontal (entre individus) que vertical (entre générations). » Raison pour laquelle il s’observe surtout chez les espèces dites « sociales », où les relations entre congénères sont nourries, et où le temps que les jeunes passent avec leurs parents dure de plusieurs mois à plusieurs années.
Depuis dix ans déjà, Cédric Sueur se passionne pour les macaques du Japon, une espèce forestière présente dans tout l’archipel nippon, à l’exception de l’île d’Hokkaido. Une aubaine pour qui s’intéresse aux comportements culturels, tant cette espèce fait preuve de plasticité. « Le premier indice d’une culture animale remonte aux années 1950, sur l’île de Koshima, lorsque le chercheur japonais Kinji Imanishi distribua des patates douces pour attirer les singes dans un milieu ouvert afin de mieux les observer. Quelle ne fut pas sa surprise de voir qu’une jeune femelle, qu’il prénomma Imo (patate douce, en japonais), se mit à laver les patates pleines de sable dans l’eau de mer, un comportement nouveau qui s’étendit en quelques années à une cinquantaine d’individus, et perdure aujourd’hui. »
Culture du bain chez les macaques
Plus spectaculaire encore pour des animaux réputés ne pas aimer l’eau : la culture du bain découverte quelques années plus tard dans les sources chaudes de Jidokudani Yaen-Koen, et manifestement copiée sur les usages humains. « À ce jour, au Japon, c’est la seule population sauvage de montagne à prendre des bains chauds », précise Cédric Sueur. Une habitude qui aurait de vrais bénéfices pour ces singes, en réduisant le stress dû au froid. Autre île, autre technique pour lutter contre les rigueurs de l’hiver : à Shodoshima, les singes se blottissent les uns contre les autres lorsque le soir tombe et forment de véritables brochettes de 20, 30, voire 40 individus, un usage nommé sarudango – littéralement, « brochettes de singes ». « Ce comportement, qu’on observe à la tombée de la nuit, ne se retrouve dans aucune des populations de singes situées plus au nord », précise le scientifique.
« La géographie est un facteur déterminant pour la culture, confirme Christophe Boesch. Les cinq noix consommées par les chimpanzés de la forêt ivoirienne de Taï sont présentes dans toute l’Afrique tropicale, que ce soit au Gabon, au Congo, ou encore au Cameroun. Pourtant, les chimpanzés de ces pays ne les consomment pas, et ne pratiquent donc pas le cassage de noix. » Les frontières naturelles, comme dans le cas japonais, semblent jouer un vrai rôle dans la différenciation culturelle entre groupes : « Au sein même de la Côte d’Ivoire, les chimpanzés situés à l’ouest du fleuve Sassandra, l’un des plus larges du pays, cassent les noix, mais pas ceux situés à l’est du cours d’eau », témoigne le scientifique.
Des usages qui se transforment
Alors que les travaux sur les cultures animales ne cessent de prendre de l’ampleur, une question reste taboue chez les éthologues : peut-on parler, s’agissant des animaux, d’évolution culturelle cumulative ? En d’autres termes, les animaux sont-ils capables de transformer au fil des générations un usage ou un comportement, comme cela s’est produit dans l’histoire de l’espèce humaine ? Pour Dalila Bovet, le cas des corbeaux calédoniens en est une preuve : « L’outil à la base la plus large, le fameux “couteau suisse”, est incontestablement une amélioration apportée à l’invention initiale. »
Directeur de recherche émérite au laboratoire Évolution et diversité biologique2 à Toulouse, l’écologiste du comportement Étienne Danchin s’indigne de l’arrogance de la question (« Quand l’humain cessera-t-il de se penser toujours au-dessus des autres espèces animales ? ») et convoque à l’appui de sa démonstration les fameux macaques japonais de l’île de Koshima. « En quelques décennies à peine, à partir d’une simple patate lavée dans la mer, des macaques forestiers qui n’aiment pas l’eau ont adopté un mode de vie au bord de l’eau, avec des jeunes qui se mettent à jouer dans cet élément et des adultes qui peuvent pêcher et manger du poisson... Quel meilleur exemple d’accumulation culturelle ? », interroge le scientifique, spécialiste d’hérédité non génétique.
L’archéologie pourrait venir au secours des éthologues. Des fouilles menées dans la forêt de Taï, notamment, ont mis au jour des éclats de pierre vieux de plusieurs milliers d’années, qui pourraient avoir été utilisés par des chimpanzés. Mais les résultats de ces études restent encore très débattus. Et certains des outils utilisés par les animaux, feuilles, brindilles, ne sont pas de nature à traverser les siècles. Étienne Danchin invite ses collègues à changer le filtre avec lequel ils observent les cultures animales. « Nous ne voyons pas ces phénomènes, car nous sommes obnubilés par l’hypertechnologie de notre société moderne, nos smartphones, etc. Ce faisant, nous oublions un peu vite que nous-mêmes avons frappé des pierres et utilisé des bouts de bois pendant des centaines de milliers d’années avant d’en arriver là. Et pourtant nous n’en étions pas moins humains, déjà. » ♦
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Apprentissage social : les insectes aussi !
« À la fin du XXe siècle encore, les insectes étaient souvent vus comme de simples robots, explique Étienne Danchin3. Mais on commence à découvrir que ces invertébrés aussi sont capables d’apprentissage social sophistiqué – la clé de toute tradition culturelle dans un groupe. » La preuve avec la drosophile, cette petite mouche très étudiée en laboratoire, chez qui le chercheur a réussi à créer une nouvelle habitude : le choix du partenaire sexuel. « Chez les mammifères, y compris chez l’humain, le choix du partenaire est très influencé par le groupe. Eh bien, c’est la même chose chez la drosophile. » En proposant des mâles recouverts de poudre verte à des femelles, le chercheur a montré que les jeunes drosophiles qui étaient témoins de la scène d’accouplement montraient ensuite une préférence pour les mâles verts. Ce nouvel usage pourrait se transmettre sur des dizaines de générations – jusqu’à plusieurs milliers d’après une modélisation statistique, l’équivalent de 274 années si l’on cherche à donner un sens biologique à ces modèles. Non seulement les femelles apprennent des autres mais si on leur montre deux usages contradictoires – 60 % des individus observés choisissent un mâle vert et 40 % un mâle rose, par exemple –, elles apprennent des comportements de la majorité et jettent leur dévolu sur un partenaire vert. Un choix éminemment conformiste. ♦
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
Commentaires
Oui, au regard de ce que j'ai
Khadija-Donia le 31 Août 2024 à 05h01Connectez-vous, rejoignez la communauté
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