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« Beaucoup d’animaux comprennent la mort »
 
  
Comment une biologiste en vient-elle à s’interroger sur le comportement des animaux vis-à-vis de la mort ?
Emmanuelle Pouydebat1 Je m’intéresse beaucoup aux émotions animales et au lien entre celles-ci et la cognition. Entre autres émotions, celle de la tristesse, liée aussi à la perte de l’autre et au deuil, m’a beaucoup questionnée. Ces sujets semblent encore peu documentés, parce que l’idée reçue demeure que ces émotions font appel à la conscience et appartiennent spécifiquement à l’espèce humaine. Les chercheurs éprouvent aussi des réserves à s’y intéresser, par peur de mal interpréter certains comportements animaux.
Pour ma part, j’ai toujours pensé qu’il y avait un anthropomorphisme acceptable, quand il permet de soulever des questions et donc d’avancer. Faute de quoi, on passe à côté de certaines capacités animales. Or, nous avons tendance à sous-estimer les souffrances animales, et je pense qu’une partie de la maltraitance s’explique par cette méconnaissance.
À vous lire, on constate qu’en réalité, de nombreux articles scientifiques traitent de cette question de la mort chez les animaux...
E. P. C’était une surprise pour moi. Pour écrire ce livre, j’en ai recensé plusieurs centaines, ce qui veut dire que beaucoup de chercheurs dans le monde s’intéressent à la mort chez l’animal. En revanche, beaucoup de ces articles relatent des anecdotes, et les rares expérimentations réalisées dans ce domaine ne sont pas reproductibles. Je pense néanmoins que ces anecdotes ne doivent pas être sous-estimées, dès lors qu’elles font réfléchir et, d’un point de vue éthique, contribuent à remettre en question le déni de la sensibilité animale.
Beaucoup d’animaux comprennent la mort. Une multitude de comportements complexes et de réactions très fortes lui sont associés, depuis la difficulté à abandonner un congénère ou un bébé mort jusqu’à certaines formes d’autodestruction, en passant par la mort simulée pour échapper à un prédateur. Beaucoup d’espèces identifient aussi certains signaux indiquant la mort d’un congénère. Certaines fourmis associent ainsi des odeurs spécifiques à l’absence de signes vitaux chimiques et comprennent qu’un congénère est mort. Des poissons comme les lamproies marines ou les requins fuient les odeurs de tissus en décomposition.
Si les animaux comprennent la mort, en ont-ils pour autant une conception abstraite ?
E. P. Les animaux ont-ils une intelligence de la mort au sens large, impliquant les notions de conscience et d’irréversibilité ? On ne le saura sans doute jamais avec certitude, parce qu’on ne sera jamais dans leur tête. Néanmoins, quand on voit les réactions parfois très fortes des chimpanzés, par exemple, face à la mort d’un congénère, on est en droit de supposer qu’ils ont perçu que la mort de l’autre était irréversible. Dans ce sens-là, oui, j’associe ces comportements à des critères d’intelligence.
Les réactions de thanatose, ces situations où l’animal fait littéralement le mort, abondent-elles dans ce sens ?
E. P. Cela a été pour moi la révélation de cette étude. La thanatose, qui désigne la façon qu’ont les animaux de faire semblant d’être mort pour tromper un prédateur ou même une proie, ouvre un fantastique champ de questions. On a toujours prétendu que c’était une réaction automatique, codée génétiquement. Or on observe une variabilité infinie de mécanismes physiologiques – la réduction de la fréquence respiratoire, le ralentissement du rythme cardiaque, une posture rigide, sans parler des lézards qui se laissent avaler par un prédateur et produisent des sérotonines qui font littéralement vomir celui-ci, libérant un lézard bien vivant !
Surtout, cette variabilité s’observe aussi entre les individus d’une même espèce. Un hippocampe qui nage très vite, par exemple, va tout simplement fuir à l’approche d’un prédateur. Mais celui qui est plus lent va chercher des cachettes potentielles et fera une thanatose en tout dernier recours. Une couleuvre à nez retroussé va se mettre à fuir, sauf si elle attend des petits, auquel cas elle simulera la mort. Tout cela montre qu’un individu réalise ou non une thanatose en fonction du contexte et de ses capacités du moment, selon qu’il est seul ou avec d’autres congénères…
Quelles conclusions faut-il en tirer ?
E. P. À ce stade, j’en retiens surtout des questions et des hypothèses qu’il faudrait tester. Il faudrait commencer par se demander si ces comportements répondent à des mécanismes d’apprentissage. On observe que chez les opossums ou les hérissons, les jeunes peuvent être plus maladroits ou moins efficaces quand ils tentent de simuler la mort…
On voit bien aussi que la thanatose n’est pas la première réponse face au danger, mais que c’est un comportement adopté en dernier recours. Ce qui pose une autre question intéressante : à quel moment l’individu comprend-il, ou décide-t-il, de faire une thanatose, dans l’hypothèse où cette attitude serait bien volontaire de sa part ? Seule une observation en milieu naturel à grande échelle, impossible sans de vastes collaborations internationales, pourrait le dire.
Les animaux ont-ils des réactions qu’on pourrait qualifier de rites lorsque la mort d’un congénère survient ?
E. P. Certaines des réactions observées face à la mort de congénères semblent relever davantage de mesures de prophylaxie – d’hygiène, pour le dire autrement. Quand on voit des insectes dits « eusociaux » (c’est-à-dire organisés en castes ou en catégories d’individus) éliminer leurs membres morts, à la manière des guêpes qui traînent le cadavre jusqu’à parfois 100 mètres de la ruche, on peut penser que c’est surtout pour protéger la colonie. De même, chez les coléoptères d’écorce ou chez certaines espèces de termites qui enfouissent les cadavres, cela semble le moyen le plus efficace pour éviter tout contact ultérieur avec le cadavre, donc éventuellement la transmission de maladies.
Mais que penser des corneilles qui semblent pratiquer de véritables cérémoniels en se rassemblant autour du corps, en criant et en plaçant parfois des objets, des plumes, des bâtons ou des herbes près du cadavre, peut-être comme autant de points de repère ? Il n’y a pas que de la prophylaxie là-dedans. L’enjeu de la cohésion sociale est énorme et constitue un vrai avantage évolutif. Pour moi, ces actes sont potentiellement liés à des émotions très fortes. On sent d’ailleurs qu’il y a une grande excitation lorsqu’un congénère meurt parmi les corneilles.
De même, chez les girafes ou les phoques qui se postent durant plusieurs heures autour d’un bébé mort. Ou encore chez les éléphants d’Afrique, qui ne se contentent pas de recouvrir le cadavre avec des feuilles ou des branchages, mais touchent sa peau ou ses défenses avec leur trompe. Je suis convaincue qu’il y a derrière tout cela des émotions complexes, associées à des capacités cognitives phénoménales, sachant que ces éléphants sont capables de revenir des mois plus tard sur le même lieu, alors qu’ils parcourent des territoires immenses.
 
    
  On peut dire que ce sont des rites, dans le sens où ce sont des comportements spécifiques à cette situation de la mort d’un congénère. Les animaux se posent-ils pour autant des questions philosophiques sur la mort ? Je pense qu’on ne le saura probablement jamais. Nous, les humains, avons aussi nos limites dans la compréhension de leurs fonctionnements à eux.
Observe-t-on chez les animaux des comportements assimilables au deuil ?
E. P. Une mère hippopotame qui s’acharne pendant des heures et des heures à tenter de maintenir son petit en mouvement, en le ramenant à la surface, n’est-elle pas poussée par un très fort sentiment de tristesse ? Beaucoup de primates, les babouins notamment, font preuve d’un niveau de stress élevé lorsqu’ils perdent un parent proche. Le deuil est un sujet complexe, mais il est sûr que certains animaux font preuve d’une telle détresse après la perte d’un proche qu’ils peuvent aller jusqu’à se laisser mourir. C’est un phénomène qu’on observe le plus souvent chez les animaux en captivité. Mes collègues qui travaillent en milieu naturel soutiennent que l’animal sauvage, lui, va se battre jusqu’au bout pour survivre, poussé par une pulsion de vie plus forte que tout.
On sait pourtant qu’il y a des exceptions. Je pense à l’exemple célèbre observé par l’éthologue Jane Goodall, du jeune chimpanzé Flint, attaché de manière exceptionnelle à sa mère Flo. À la mort de celle-ci, Flint a cessé de s’alimenter et est resté prostré des journées entières à fixer l’endroit où sa mère était morte. En trois semaines, Flint est mort à son tour et, pour Jane Goodall, il ne faisait aucun doute qu’il s’était laissé mourir de chagrin.
 
    
  Les animaux domestiques ont-ils des attitudes différentes face à la mort ?
E. P. Ils n’ont pas la même histoire que les animaux vivant en milieu naturel. De plus, ils sont le résultat d’une sélection. Donc le contexte n’est pas le même, la notion de survie quotidienne n’est pas aussi forte chez eux.
Certains vétérinaires s’intéressent à la fin de vie des animaux domestiques et conseillent, par exemple, lorsqu’un animal meurt dans un foyer où ils vivaient à plusieurs, de laisser les autres voir le cadavre pour leur permettre de réaliser que leur compagnon est mort. Et, pour l’avoir vécu à plusieurs reprises, il est frappant de constater à quel point un chat, un chien, un rat en fin de vie luttent jusqu’à la dernière seconde. Difficile parfois de ne pas supposer qu’ils comprennent.
En témoigne l’histoire du gorille Koko, véritable star aux États-Unis dans les années 1980, à qui l’éthologue Penny Patterson avait réussi à apprendre la langue des signes. Pour tromper la solitude de l’animal, ses soigneurs lui avaient confié un chaton, aussitôt pris en affection par Koko. Jusqu’au jour où le chaton se fait écraser par une voiture. Quand Penny Patterson annonce la nouvelle à Koko, celle-ci réagit immédiatement par ces mots : malheureuse, triste, pleurer…
Ce que vous avez découvert durant l’écriture de ce livre vous ouvre-t-il de nouvelles perspectives dans vos recherches ?
E. P. Quand j’observe à quel point les animaux peuvent éprouver de l’empathie pour les autres et, probablement, avoir une compréhension de la mort de l’autre, cela me conforte dans l’idée qu’il faut absolument continuer à travailler, scientifiquement parlant, sur le bien-être animal, notamment en captivité.
Je vais ainsi commencer à travailler sur la question de la fin de vie, en commençant par identifier quand un animal va mal, ce qui n’est pas si évident. Cela suppose de pouvoir détecter des émotions en utilisant les marqueurs comportementaux dont on dispose déjà, y compris via des outils d’intelligence artificielle. Une fois qu’on a identifié qu’un individu va mal et arrive en fin de vie, on va essayer de voir comment on peut l’accompagner au mieux, lui, bien sûr, mais aussi le groupe social.
C’est un sujet tout à fait novateur. Certains parcs zoologiques, notamment, s’intéressent à cette question, mais par principe prophylactique, ils isolent l’individu en fin de vie. Or, quand la mort est liée à la vieillesse, il n’y a pas de raison physiologique de le faire. Pourquoi ne pas alors le laisser mourir au sein de son groupe ?
Comment voyez-vous, d’une manière plus globale, progresser notre connaissance de la mort chez l’animal ?
E. P. Il faudrait progresser sur l’observation de certaines espèces en milieu naturel, rassembler un maximum d’observations pour voir si on peut aller au-delà de l’anecdote pour mieux discerner les différences de comportements face à la mort entre les espèces, en fonction de leur milieu de vie, entre les individus et, surtout, entre groupes de la même espèce. Cela permettra de comprendre la part de transmission entre les individus et de voir s’il y a des mécanismes d’apprentissage, de tradition, de culture liés à la mort. Et mieux comprendre l’intérêt évolutif de l’intelligence animale face à la mort représenterait un formidable projet de recherche à long terme. Tout reste à découvrir !
À lire
Les oiseaux se cachent-ils pour mourir ? Les animaux et la mort, Emmanuelle Pouydebat et Arnaud Rafaelian (illustrations), éditions Delachaux et Niestlé, 2025 (voir un extrait)
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- 1. Directrice de recherche CNRS au Laboratoire mécanismes adaptatifs et évolution (Mecadev, unité CNRS/Muséum national d’histoire naturelle).
 
    
 
     
    
 
     
     
    









