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Comment la parole vient aux enfants

Comment la parole vient aux enfants

23.09.2024, par
Analyse de l'apprentissage des mots chez une petite fille d'environ 3 ans. L’enfant, ici avec l’expérimentatrice, participe à un jeu sur une tablette tactile, au sein du babylab du LSCP.
Avant d’aller à l’école pour apprendre à lire et écrire leur langue, les enfants ont d’abord su la comprendre puis la parler. Comment y parviennent-ils presque tous spontanément, sans professeur ni pédagogie ?

Ces dernières décennies, les apports de la psycholinguistique, de la psychologie cognitive et des neurosciences ont permis de mieux comprendre comment l’enfant humain accède au langage. Une palette d’outils et de techniques expérimentales ont en effet permis d’apporter de nouvelles réponses à une question qui occupe philosophes et pédagogues depuis des siècles.

Au début est la compréhension

C’est de manière très précoce que les premières compétences langagières s’observent chez le bébé. « Si on s’intéresse au début de l’acquisition du langage, il faut avant tout se pencher sur la question de la compréhension », affirme Anne Christophe, directrice de recherche au Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique1 (LSCP). Il existe en effet un délai important entre le moment où les enfants commencent à comprendre ce qu’on leur dit et celui où ils se mettent à parler. « Par exemple, on sait que les premiers mots (“papa”, “maman”, “non”) commencent à être dits autour d’un an. Mais, dès 6 mois les enfants ont déjà une compréhension de mots très concrets comme “banane”, “main”, etc., explique Isabelle Dautriche, chercheuse au Centre de recherche en psychologie et neurosciences2. De la même manière, les enfants commencent à faire des phrases très tard, pendant la troisième année de vie. Pour autant, ils comprennent ces phrases bien avant cet âge. »
 

Réglage d'un oculomètre (ou "eyetracker") avant une expérience d'analyse des mots chez une petite fille de 20 mois, au sein du Babylab de l’École normale supérieure. L’"eyetracker" permet de calculer automatiquement où l’enfant regarde, grâce à une caméra qui suit le mouvement de ses yeux.
Réglage d'un oculomètre (ou "eyetracker") avant une expérience d'analyse des mots chez une petite fille de 20 mois, au sein du Babylab de l’École normale supérieure. L’"eyetracker" permet de calculer automatiquement où l’enfant regarde, grâce à une caméra qui suit le mouvement de ses yeux.

« Quand on présente à un bébé de six mois deux images d’objets simples, comme un ballon et une chaussure, lorsqu’on lui dit “Regarde le ballon”, il regarde un tout petit peu plus vers le ballon », précise Anne Christophe. Celle-ci s’appuie sur des techniques expérimentales telles que l’oculométrieFermerOu eye-tracking en anglais. Ensemble de techniques permettant d’enregistrer les mouvements oculaires. pour déterminer ce que le bébé comprend, ainsi que les indices de son environnement qu’il exploite pour apprendre les mots.

Dès 18 mois, les bébés savent utiliser le contexte syntaxique d’un mot qu’ils ne connaissent pas pour essayer de deviner son sens.

Ainsi, lorsque le bébé se trouve face à un adulte qui essaie de lui désigner un objet par un mot, le bébé doit utiliser le contexte visuel pour comprendre le sens du mot, et en même temps isoler et identifier la forme sonore de ce mot au milieu d’un flot continu de parole. « Dès lors, guider l’attention de l’enfant, lui parler de ce à quoi il est en train de prêter attention aide l’acquisition, explique la chercheuse. Vers dix mois, le bébé devient capable de suivre le regard de l’adulte pour savoir où porter son attention. »

En plus des indices communicationnels, les bébés apprennent très vite à repérer les indices linguistiques plus abstraits, notamment syntaxiques. « Dès 18 mois, les bébés savent utiliser le contexte syntaxique d’un mot qu’ils ne connaissent pas pour essayer de deviner son sens, poursuit la psycholinguiste. Par exemple, si on leur dit “Regarde la bamoule”, ils cherchent plutôt un objet dans leur environnement et si on leur dit “Regarde, elle bamoule”, ils cherchent davantage une action dans leur environnement. » En clair, le bébé commence déjà à ce stade à comprendre la différence entre un nom et un verbe.

Un bébé de 19 mois et sa mère s'amusent avec un jeu en relation avec les nombres (Paris, mars 2020). Les bébés sont capables de se représenter les quantités, mais de façon approximative.
Un bébé de 19 mois et sa mère s'amusent avec un jeu en relation avec les nombres (Paris, mars 2020). Les bébés sont capables de se représenter les quantités, mais de façon approximative.

Jean-Rémy Hochmann, directeur de recherche à l’Institut des sciences cognitives Marc Jeannerod3 et directeur du Babylab de Lyon, s’est intéressé à l’acquisition d’un autre genre de concepts linguistiques : les nombres. Car si tout le monde s’accorde aujourd’hui sur le fait que les bébés sont capables de se représenter les quantités, on sait que cette représentation reste approximative. « Le très jeune enfant peut faire la différence entre 2 et 3, ou entre 16 et 32, mais il ne fait pas forcément la différence entre 8 et 9 », note le chercheur. En fait, si les enfants apprennent très tôt les mots « un », « deux », « dix », etc., ils ne comprennent que bien plus tard le sens exact et normatif de ces mots. « Si des représentations en relation avec les nombres sont présentes chez les bébés, ces derniers vont les analyser petit à petit pour finalement comprendre ce que ces mots signifient exactement, précise Jean-Rémy Hochman. Ce n’est finalement que vers 3-4 ans qu’ils comprennent que le mot “cinq” signifie précisément “quatre plus un”. » 

Dépasser la dichotomie inné/acquis

« Les enfants n’ont besoin d’aucune éducation formelle pour acquérir la parole, ils apprennent tout seuls. On ne les met pas à l’école pour qu’ils apprennent à parler, note Isabelle Dautriche. Les enfants n’entendront jamais assez de phrases pour inférer l’ensemble du système linguistique auquel ils sont exposés. Pourtant, ils le font quand même. » L’environnement, notamment familial, joue toutefois un rôle crucial dans l’acquisition du langage. « Aujourd’hui, la question n’est pas tant de décider si le langage est inné ou acquis, le consensus est que c’est sûrement un peu des deux », précise la chercheuse.
 

Il semble que nous soyons dotés dès la naissance de structures neurocognitives qui nous prédisposent à acquérir et maîtriser très précocement des compétences linguistiques.

On pense qu’il existe chez tous les bébés humains une base commune qui permet l’acquisition d’un langage sans effort majeur ni apprentissage scolaire, juste par imitation de ses congénères. Mais cela ne semble fonctionner qu’avec les langues naturelles. Anne Christophe prend à ce sujet l’exemple de la créolisation de la langue des signes. Lorsqu’au XVIIIe siècle l’abbé de l’Épée a fondé un institut pour les enfants sourds, il a dans un premier temps créé de toutes pièces puis enseigné une langue des signes artificielle qui cherchait à traduire le français. Jamais les enfants ne l’ont réellement utilisée.

« Cette langue ne correspondait pas aux critères des langues naturelles, explique la chercheuse. En revanche, en étant ensemble et en utilisant des signes de base assez concrets, les jeunes sourds ont fini par inventer et utiliser une langue spontanée qui a toute la complexité d’une langue des signes parlée avec des pronoms, des temps pour les verbes, une morphologie… » Plus récemment, les linguistes ont pu observer le développement spontané de la langue des signes nicaraguayenne (ISN) parmi des communautés d’enfants sourds à l’Ouest du Nicaragua. Il semble donc bien que nous soyons dotés dès la naissance de structures neurocognitives qui nous prédisposent à acquérir et maîtriser très précocement des compétences linguistiques.

Deux élèves communiquent en langue des signes à l'école Milena Morales pour enfants sourds à Managua, au Nicaragua, le 22 septembre 2004. Les observations des chercheurs montrent que les enfants, et non les adultes, sont la clé de l'évolution et du développement du langage.
Deux élèves communiquent en langue des signes à l'école Milena Morales pour enfants sourds à Managua, au Nicaragua, le 22 septembre 2004. Les observations des chercheurs montrent que les enfants, et non les adultes, sont la clé de l'évolution et du développement du langage.

Comme ses confrères, Jean-Rémy Hochmann se garde de parler d’inné et d’acquis et préfère parler de structures universelles : « Certains concepts, dont nos études montrent qu’il sont acquis très tôt par le bébé, se retrouvent dans toutes les langues et les structurent de manière universelle. Par exemple, on retrouve les notions de singulier/pluriel, de causalité ou d’agent/patient dans toutes les langues ; or, chez le bébé, ces notions existent très tôt, avant même qu’il ait accès à l’expression linguistique de ces concepts. C’est ce que l’on appelle parfois le langage de l’esprit, une base conceptuelle qui est présente probablement très tôt. »

Du rôle de l’environnement dans la production langagière

Si les enfants finissent par converger vers un système linguistique – généralement leur langue maternelle –, tous ne le font pas à la même vitesse. Il existe des différences de vocabulaire énormes chez les enfants dans les premières années de vie. On peut dès lors s’interroger sur le rôle de l’environnement dans la production langagière. « Qu’est-ce qui prédit la production spontanée des enfants. Quels sont les enfants qui parlent le plus ? Est-ce que les enfants qui parlent le plus sont ceux qui ont les parents les plus éduqués, avec un plus fort niveau économique ? Est-ce que les filles parlent plus que les garçons ? Autant de questions que l’on se pose de longue date », rappelle Alejandrina Cristia, directrice de recherche au LSCP et co-autrice d’une étude internationale qui s’est intéressée à l’influence des facteurs environnementaux dans la précocité et la qualité de la production langagière.
 

Les enfants qui entendent le plus de paroles sont aussi ceux qui en produisent le plus.

Pour ce faire, les chercheurs ont équipé des enfants d’un enregistreur audio qu’ils devaient porter en permanence. Plus de seize mille heures (16 h pour chaque enfant) de production langagière ont ainsi été enregistrées puis annotées de façon automatique avec des systèmes de traitement automatique de la parole reposant sur l’intelligence artificielle.

« La littérature antérieure, qui provenait la plupart du temps des États-Unis et était basée sur des mesures plus expérimentales et des listes de vocabulaire, suggérait des retards chez les enfants dont les mamans étaient moins éduquées. Or, ce n’est pas ce que nous avons retrouvé : il n’y a pas de différence en fonction du niveau socio-économique, assure la psycholinguiste. En revanche, comme on s’y attendait, les enfants qui entendent le plus de paroles sont aussi ceux qui en produisent le plus. Et, les enfants qui naissent prématurés ainsi que ceux qui présentent un risque familial de dyslexie sont des enfants qui, généralement, parlent moins que les autres. »

Peut-on stimuler la production langagière de l’enfant ?

On peut dès lors se demander s’il est possible de stimuler la production langagière chez l’enfant. « Il existe de nombreuses études menées sur des personnes qui vivent en milieu urbain, avec un accès à une éducation formelle et à des services basiques, explique Alejandrina Cristia. Parmi ces populations, les actions qui promeuvent l’interaction entre l’enfant et des adultes bienveillants, qui ont le temps et la liberté d’esprit pour s’assoir avec leurs enfants, discuter, lire des livres, etc., semblent avoir un impact positif sur la production langagière. »

Mais les données sont loin d’être univoques. Par exemple, faut-il reformuler ce que dit l’enfant pour l’amener vers des prononciations ou des formulations syntaxiques correctes ? Difficile à dire. « Certains chercheurs, en France notamment, pensent que cette interaction est absolument cruciale et qu’il est important d'écouter l'enfant et de répéter un élaborant. Mais, d’autres chercheurs, qui travaillent sur d'autres populations avec d'autres habitudes estiment que ce type de corrections ne fonctionne pas. Ils montrent que lorsque l'enfant dit quelque chose d’incorrect, les adultes autour de lui ne le corrigent que rarement et que, lorsqu’ils le corrigent, l'enfant souvent répète la même chose de façon incorrecte mais que c’est finalement tout seul qu’il va apprendre », pointe la chercheuse.

Un petit garçon de 21 mois et sa mère (Paris, 25 mai 2020). Les adultes qui prennent le temps de jouer avec leur enfant, discuter, lire des livres, etc., semblent avoir un impact positif sur la production langagière. 
Un petit garçon de 21 mois et sa mère (Paris, 25 mai 2020). Les adultes qui prennent le temps de jouer avec leur enfant, discuter, lire des livres, etc., semblent avoir un impact positif sur la production langagière. 

Quant au « parler bébé », correspondant en l’utilisation de mots simples et de phrases courtes avec une intonation marquée, s’il est parfois recommandé, il n’a jamais vraiment fait ses preuves. « Il n’existe pas de données très claires dans la littérature sur le parler bébé, relève Anne Christophe. Il faut savoir que l’on ne parle pas bébé dans toutes les langues et il y a même des cultures où on ne parle pas du tout aux bébés. Et malgré tout, ces bébés apprennent à parler leur langue. Ce n’est pas indispensable de parler d'une manière spécifique aux enfants. » Reste que le parler bébé, en accentuant les intonations et en les rendant plus enjouées, mobilise mieux l’attention du bébé, ce qui peut favoriser l’apprentissage de mots nouveaux. « La meilleure chose pour aider le bébé à développer son vocabulaire est simplement de lui parler, que ce soit en one to one ou dans des circonstances où le bébé fait partie de la conversation. Par contraste, regarder la télévision ne l’aide pas parce que c’est passif », conclut la chercheuse. Bref, transmettre sa langue à un bébé semble ainsi aussi naturel que d’apprendre cette langue… ♦

À lire et à voir sur notre site
Dans la tête des bébés
Comment les bébés apprennent à parler (vidéo)

 

Notes
  • 1. Unité CNRS/EHESS/ENS-PSL.
  • 2. Unité CNRS/Aix-Marseille Université.
  • 3. Unité CNRS/Université Claude Bernard Lyon 1.

Commentaires

2 commentaires

Vous confondez la dyslexie et la dysphasie. La dyslexie n'a de répercussions que sur le langage écrit et aucun sur le langage oral. La dysphasie est, elle, un trouble du développement langagier affectant les capacités de communication orale.
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