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Dans la tête des bébés
Il avait plutôt envie de se dégourdir les jambes en sortant de sa poussette que de s’asseoir dans le noir sur les genoux de sa mère, face à un écran. Mais Nino, 14 mois, a la curiosité de son âge et après un court moment d’agitation, son attention finit par se fixer sur ce qu’il se passe devant lui : un petit oiseau lui parle. « Oh ! regarde, il daze !» dit l’oiseau, « oh ! regarde, elle daze !», « tu dazes », « je daze »… Puis, après quelques minutes : « Oh ! regarde, une daze ! » Le regard de Nino se fixe sur l’écran plus longtemps que les fois précédentes, et pour cause : alors qu’il pensait avoir affaire à un mot d’action (un verbe, donc), soudain le mot « daze » est employé comme un nom et semble désigner un objet. La dissonance ne manque pas de le surprendre… Peu importe que le mot « daze » soit un faux mot, utilisé par le chercheur pour être sûr que l’enfant ne le connaît pas déjà – c’est un mot plausible de la langue française, et l’objectif d’Anne Christophe, qui a imaginé cette expérience, est justement de savoir comment les bébés apprennent les mots nouveaux.
Des as de la syntaxe
Nous sommes au babylab de l’École normale supérieure, rue d’Ulm à Paris. Ici, plus de mille bébés viennent tous les ans se prêter aux exercices imaginés par les chercheurs du laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique (LSCP)1. Leur objectif : comprendre comment les tout-petits apprennent leur langue maternelle. « On a longtemps pensé que le bébé apprenait le langage brique après brique, de façon progressive : d’abord les phonèmesFermerDeux sons sont des phonèmes si, dans un mot, la substitution de l’un par l’autre entraîne un changement de sens. Par exemple, dans « chat » et « rat », le son « ch » et le son « r » sont des phonèmes., puis les mots et enfin la syntaxe, la structure organisée de la phrase, explique Anne Christophe, la directrice du laboratoire. Mais, grâce à l’essor des sciences cognitives dans les années 1970 et à toutes les expériences imaginées depuis par les chercheurs – avec un vrai boom de la discipline dans les années 1990 –, on sait que l’apprentissage du langage est en réalité beaucoup plus complexe. »
Le bébé possède en effet, dès les premiers mois de vie, des notions de syntaxe et une capacité d’abstraction qui lui permettent de « déconstruire » la langue et d’en repérer les briques. Il connaît la prosodie (la musique de la langue) qui l’aide à repérer le début et la fin des mots ou groupes de mots dans une phrase – et ce, sans en connaître le sens. Autre surprise : il entend également dès six mois les « mots grammaticaux », les « le », « la », « un », « une », que l’on place devant les noms – ce qui a surpris bien des chercheurs car, de fait, rares sont les bébés qui emploient ces articles lorsqu’ils commencent à parler. « On pense que tous ces indices, additionnés au contexte dans lequel le mot est prononcé et aux mots qu’il connaît déjà dans la phrase, permettent au bébé de déduire le sens des nouveaux mots qu’il rencontre. »
Regard, pupille... : les signaux indirects
Mais comment savoir ce que le bébé sait ? Par définition, il ne parle pas, et est donc bien incapable de dire aux chercheurs ce qu’il a compris ou pas de l’exercice qu’on lui propose. Surtout, on ne peut pas lui expliquer une consigne comme à un adulte ou à un enfant plus grand. « En réalité, les scientifiques se sont inspirés des expériences de cognition menées avec les animaux pour bâtir les premiers protocoles d’expérience », raconte Jean-Rémy Hochmann, coresponsable avec Olivier Mascaro du dernier-né des babylabs français, ouvert en décembre 2016 au sein de l’Institut des sciences cognitives Marc-Jeannerod2, à Lyon.
C’est le cas du paradigme de l’habituation, utilisé dans de nombreux exercices imaginés autour du langage, de la conscience de soi, ou encore de la compréhension de concepts abstraits – le dada de Jean-Rémy Hochmann. « On répète plusieurs fois la même proposition, et soudain, on change une variable et on regarde la réaction du sujet, explique le chercheur. Est-il surpris par cette nouvelle proposition ? Si oui, cela veut dire qu’il avait compris la règle utilisée pendant l’exercice et s’attendait à un résultat différent. ».
Chez le bébé, plusieurs indices peuvent être le signe d’une attention redoublée : le rythme cardiaque qui s’accélère, l’augmentation de la vitesse de succion, mais aussi l’allongement du temps de regard ou encore la dilatation de la pupille mesurés grâce à l’oculométrie (comme pour l’adulte, la pupille du bébé s’agrandit lorsqu’il se concentre). L’oculométrie détermine également avec précision quelle zone de l’écran le bébé regarde, une information précieuse qui permet notamment aux chercheurs de repérer lorsque le bébé anticipe une situation.
« Je m’intéresse aux notions abstraites de “même” et de “différent”, explique Jean-Rémy Hochmann. Pour cela, j’ai imaginé plusieurs expériences, dont celle-ci : quand deux objets similaires sont figurés à l’écran – deux bananes, deux ballons, etc. –, une marionnette apparaît et se met à bouger à gauche de l’écran ; quand deux objets différents apparaissent à l’écran – une pomme et un ballon, une banane et une pomme, etc. –, la marionnette s’agite à droite de l’écran. » Résultat : dès l’âge de six mois, et après quelques minutes d’exercice, quand deux nouveaux objets identiques se présentent à l’écran, le bébé porte son regard du côté gauche de l’écran avant même que la marionnette ne se montre ! « Cela signifie que le bébé est capable de manipuler très tôt dans sa vie un concept abstrait comme le concept de “même”, en déduit le chercheur. En revanche, nous n’avons pour le moment aucun résultat significatif pour la notion de “différent” chez les bébés de 6 à 14 mois que nous avons testés. »
Quand les bébés ont la bosse des maths
Plus les chercheurs avancent, plus ils découvrent la richesse des connaissances que le bébé possède dès le plus jeune âge. Mais de là à imaginer qu’il a aussi la bosse des maths... « Dès les premières études contrôlées menées au début des années 2000, on a pu montrer que le bébé avait des bases mathématiques relativement solides, raconte Véronique Izard, chercheuse au Laboratoire psychologie de la perception3 à l'université Paris-Descartes. Il sait, par exemple, distinguer entre de grands nombres et faire des opérations. » À six mois, le bébé est ainsi capable de faire la différence entre un groupe de huit points figurés à l’écran et un groupe de 16 points (soit un rapport de 1 à 2), à neuf mois il sait distinguer entre un groupe de 8 points et un groupe de 12 points (soit un rapport de 2 à 3). Autre exercice bluffant : un bébé à qui l’on montre un groupe de 5 points qui vont se cacher derrière un gros carré noir, puis un deuxième groupe de 5 points qui vont se cacher derrière le même carré, est surpris lorsqu’on enlève le carré en question et que ce ne sont pas 10 points mais 5 points seulement qui apparaissent !
Plus étonnant encore : même les nouveau-nés ont la notion de nombre. Dans une expérience menée à la maternité de l’hôpital Bichat, Véronique Izard et sa collègue Arlette Streri ont pu montrer que les nourrissons de moins de trois jours savaient déjà distinguer entre de grands nombres dans un rapport de 1 à 3 ! En revanche, les bébés, quel que soit leur âge, semblent incapables de distinguer de plus petits nombres – ils ne font par exemple pas la différence entre 2 et 6 ou entre 2 et 4 – alors que les chercheurs pensaient que cette opération serait plus facile. « Peut-être parce qu’ils ne voient plus un groupe de points mais s’intéressent alors à chaque point individuellement… Mais comment en être sûr ? » s’interroge Véronique Izard.
Lorsqu’il n’obtient pas de résultat, le chercheur est en effet incapable de savoir si c’est parce que le bébé ne possède pas la notion abordée ou si l’exercice proposé est mal conçu. « La question “Qu’est-ce qui intéresse les bébés ?” est cruciale pour nos expériences, explique Véronique Izard. Il ne faut pas que l’exercice soit trop facile, parce que le bébé s’en désintéressera tout de suite, ni trop compliqué. Autant vous dire que nous passons beaucoup de temps à mettre au point nos protocoles ! »
Un réseau cérébral proche de l'adulte
Plus onéreuse, et plus lourde à utiliser, l’imagerie cérébrale vient en renfort des études comportementales en offrant un point de vue inédit sur le cerveau du bébé. Ghislaine Dehaene, responsable de l’équipe neuro-imagerie du développement au centre d’imagerie Neurospin4, a été parmi les premières à utiliser l’électroencéphalographie (EEG) et l’imagerie par résonance magnétique (IRM) pour voir fonctionner le cerveau des nourrissons. « Plus besoin de signaux comportementaux indirects comme le temps de regard ou le taux de succion. Avec les techniques d’imagerie, on obtient un résultat dès que le cerveau se met à travailler », s’enthousiasme la scientifique.
La question que se pose Ghislaine Dehaene est la suivante : d’où part le cerveau humain pour acquérir le langage, les maths… ? « Le bébé n’a pas un gros cerveau et pourtant il est très performant. On pense que c’est parce qu’il y a une organisation cérébrale spécifique dès le départ, explique la chercheuse. On le voit avec l’imagerie : les bébés de 0 à 6 mois, que nous observons dans des tâches d’acquisition du langage et de reconnaissance des visages essentiellement, présentent des réseaux cérébraux très semblables à l’adulte. Toutes les connexions entre les différentes régions du cerveau sont là, même si ces régions ne sont pas encore mûres et vont mettre des années avant de l’être. » Des résultats qui vont à l’encontre de ce que les scientifiques avaient longtemps supposé, à savoir que le cerveau à la naissance n’était pas organisé, et que les connexions se faisaient progressivement, grâce à l’interaction du bébé avec son environnement.
Cette organisation cérébrale serait présente chez le fœtus dès le dernier trimestre de grossesse, comme l’ont montré les expériences menées chez des bébés prématurés nés à six mois de grossesse et testés directement dans leur incubateur. « Pour le confirmer, on a utilisé la spectroscopie dans le proche infrarouge, un dispositif non invasif et sans risque, comme tous les autres dispositifs d’imagerie : des diodes posées sur la tête du bébé envoient à travers son crâne très fin une lumière dont la longueur d’onde est absorbée par le sang lorsqu’il est chargé d’oxygène. Cela permet de repérer quelle région du cerveau s’active lorsque l’on fait faire de petits exercices au bébé. » L’un des exercices imaginés consiste à discriminer les phonèmes « ba » et « ga », très proches à l’oreille et pour cause : la durée de la consonne lorsqu’on la prononce est d’à peine 40 millisecondes. Résultat : non seulement les prématurés font très bien la différence entre les deux phonèmes, mais l’imagerie montre que leur cerveau est déjà latéralisé et que l’écoute des phonèmes active l’hémisphère gauche du cerveau.
« C’est comme si notre cerveau était câblé dès la naissance pour apprendre les connaissances essentielles à notre vie quotidienne, comme le langage, la reconnaissance des visages, ou encore les quantités », éclaire Anne Christophe. Certes, d’autres animaux que l’homme naissent avec des mécanismes spécialisés essentiels à la survie dans leur niche écologique : grâce à eux, les bébés oies sont ainsi capables d’apprendre dès les premières semaines de vie la carte du ciel nocturne qui leur servira lors de leur première migration. « Mais rien de comparable à la complexité des connaissances humaine acquises dans les premières années de la vie », affirment en chœur les chercheurs.
Retour au babylab de la rue d’Ulm. Nino a bien travaillé. Après dix minutes passées dans la cabine plongée dans le noir – difficile de capter plus longtemps l’attention d’un bébé de cet âge –, il peut enfin galoper d’un bout à l’autre de la pièce et en explorer tous les recoins. Anne-Caroline Fiévet, la responsable du babylab, lui remet solennellement son « certificat de membre d’honneur du babylab ». Il est important de marquer le coup : sans les milliers de parents volontaires qui font la démarche chaque année, la dizaine de babylabs actifs en France auraient bien du mal à faire avancer la recherche sur la cognition des bébés.
- 1. Unité CNRS/ENS Paris/EHESS.
- 2. Unité CNRS/Univ. Claude-Bernard.
- 3. Unité CNRS/Univ. Paris-Descartes.
- 4. NeuroSpin est un centre de neuro-imagerie cérébrale par résonance magnétique nucléaire (IRM) en champ intense situé sur le plateau de Saclay, au sud-ouest de Paris. Cette infrastructure de recherche héberge quatre unités mixtes de recherche.
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.