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Les avocats ont-ils un sens moral?
Vous venez de publier le résultat d’une enquête auprès d’avocats pénalistes. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce métier très particulier qui a une image très ambivalente dans l’opinion publique ?
Edwige Rude-Antoine1 : Mon intérêt pour ce métier fait suite à un travail de recherche que j’avais engagé il y a plusieurs années sur la justice et la vérité dans l’univers des cabinets d’avocats. J’avais envie d’étendre cette réflexion au champ pénal avec une série de questions à la clé : qu’est-ce qui est à l’œuvre dans l’action de défendre un accusé ou de soutenir les intérêts de la victime ? Les avocats sont-ils animés par une idée de vérité ? Ensuite, je me suis demandé au-delà de tout principe déontologique comment les questions morales se posent dans la pratique de leur métier. Enfin, je voulais répondre à cette phrase interrogative qu’entendent souvent les avocats pénalistes : comment faites-vous pour défendre tel ou tel assassin ?
défendre, c’est
avant tout offrir
un rempart à une
personne qui est
montrée du doigt
et qui n’a personne
d’autre qu’eux
pour la
représenter.
Justement, les avocats peuvent être admirés quand ils défendent des causes nobles comme les droits de la femme ou, au contraire, montrés du doigt quand ils défendent des « assassins d’enfants ». Comment les avocats vivent-ils cette dualité ?
E. R.-A. : Certes, les avocats pénalistes sont tantôt admirés, tantôt controversés. Mais on ne peut pas vraiment dire qu’ils sont pris dans cette dualité. Il existe de grandes figures de la profession qui aiment bien se mettre en première ligne sur des affaires qui passionnent le grand public. Mais, dans le prétoire, ce sont avant tout des professionnels qui partent du principe que « le client » qu’il ait commis une infraction ou qu’il soit victime a besoin d’être représenté pour faire valoir ses droits. Pour les avocats, défendre, c’est avant tout offrir un rempart à une personne qui est montrée du doigt et qui n’a personne d’autre qu’eux pour la représenter. Il ne s’agit pas d’acquiescer à un acte commis ou de considérer que ce n’est pas un acte grave. Il s’agit de retranscrire la parole d’un prévenu, d’un accusé ou d’une victime. Les avocats ont en charge le respect des règles du procès équitable et participent au débat contradictoire du procès. Ils assurent un équilibre entre l’acte commis et la peine.
À quelles questions déontologiques les avocats sont-ils confrontés dans leur travail quotidien ?
E. R.-A. : La déontologie est considérée comme le ciment fédérateur des avocats, la garantie première du justiciable, l’âme véritable de la profession. Dans les moindres détails de son activité, dans les actes qu’il accomplit, dans les stratégies qu’il élabore, dans les plaidoiries qu’il prononce, l’avocat pénaliste est soumis à des règles et usages qui donnent aux justiciables une image homogène de l’avocature. Seize principes guident ainsi le comportement de l’avocat en toutes circonstances. Celui-ci doit exercer ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité dans le respect des termes de son serment. Il doit respecter en outre les principes d’honneur, de loyauté, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie. Il doit faire preuve à l’égard de ses « clients », de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence. La méconnaissance d’un seul de ces principes constitue une faute pouvant entraîner une sanction disciplinaire. L’avocat est par conséquent en permanence sous une épée de Damoclès, d’autant plus que la relation avec « le client » s’est considérablement modifiée. Ce dernier ne s’en remet plus comme par le passé à son défenseur avec beaucoup de révérence, l’échec éventuel était accepté avec résignation. Désormais, « le client » n’hésite plus à faire savoir son mécontentement, jusqu’à même user parfois des voies de droit.
Quelle place les avocats pénalistes donnent-ils, dans leurs pratiques, à ces principes ?
E. R.-A. : Parmi ces principes déontologiques, notons que l’indépendance de l’avocat n’est pas totale puisque sa décision de revenir ou d’éluder une information donnée lors du procès ne repose pas toujours sur un choix rationnel, mais plutôt sur sa représentation des jurés et de l’impact d’informations sur la condamnation du prévenu ou de l’accusé. De même, l’avocat doit avoir des attitudes de prudence vis-à-vis de la partie adverse. Il se sent tenu par la parole de « son client » qui a besoin d’être rassuré et qui vit son procès comme une véritable épreuve. Mais il ne doit pas choquer volontairement les jurés. Le débat judiciaire est un duel ordonné dans le cadre d’un procès équitable. La confraternité, la loyauté sont encore des exigences quasi vitales pour l’exercice harmonieux de la profession, mais ces qualités sont de loin les plus difficiles à assumer.
n’atteint son but
que lorsque le
prévenu, l’accusé
ou la victime
a conscience que
sa cause a été
entendue, quel
que soit le verdict.
Car l’avocat se sent dans l’obligation de gagner…
E. R.-A. : En effet, l’avocat pénaliste est confronté par nécessité à un adversaire et son objectif premier est sans aucun doute de gagner l’affaire qu’il défend. C’est pourquoi tous disent combien, dans la pratique, l’absence de confraternité et de loyauté entre confrères reste courante. Elle se pose, par exemple, dans le cas du dessaisissement d’un dossier qui résulte de la volonté du « client » pour motifs divers (perte de confiance dans les qualités de son conseil, stratégie de défense ne correspondant pas à celle de l’intéressé…). Or souvent, dans la pratique, l’avocat successeur rencontre des difficultés : manque total de célérité dans la transmission des pièces, omission de certains documents dans l’envoi, perte du dossier. Beaucoup aussi m’ont fait part de propos tenus par l’avocat pressenti à l’égard de son prédécesseur, taxé d’incompétence ou de désinvolture, qui montrent toute la difficulté de se conformer à ce principe déontologique majeur.
Fait nouveau, vous vous êtes attachée à étudier ce métier du point de vue l’éthique…
E. R.-A. : L’acte de défendre ne peut avoir atteint son but que lorsque le prévenu, l’accusé ou la victime a conscience que sa cause a été entendue et cela quel que soit le verdict rendu. Mais il arrive que les avocats soient dans une impasse morale, c’est-à-dire face à une situation où il leur semble que leur client a perdu toutes qualités humaines – empathie, sens des responsabilités de ses actes par exemple. Il peut en être ainsi avec certains clients qui ont commis des actes que les avocats considèrent comme odieux et qui leur donnent l’impression d’une humanité jetée dans le vide. Ils s’interrogent pour savoir comment alors dialoguer authentiquement avec ces « clients ». Quel que soit l’acte commis, reproché ou subi, l’avocat tente, tout en étant aiguillé par les charges du dossier, de penser l’impensé du discours de son « client ». Tout en cherchant à connaître aussi objectivement que possible les faits reprochés au présumé coupable ou subis par la victime, les avocats ont parfois pour objectif de les aider à se positionner autrement, c’est-à-dire à leur restituer la compréhension de leur propre acte, ou de cet acte subi en tenant compte de leur histoire et de l’interprétation qu’ils se sont construite autour des faits évoqués.
Les avocats ont-ils une limite morale dans la défense des prévenus ?
E. R.-A. : Tout au long du processus judiciaire, l’avocat pénaliste peut être saisi par des sentiments moraux – sympathie, compassion, dégoût, indignation, pitié – vis-à-vis de son « client », par des conflits éthiques et parfois par des doutes persistants sur la culpabilité ou non du prévenu ou de l’accusé. L’avocat a ainsi une responsabilité morale concernant à la fois le prévenu ou l’accusé, la victime mais aussi la société civile. La question se pose alors de savoir ce que la conscience éthique peut tolérer. Jusqu’où l’avocat peut-il aller dans la défense de prévenu, de l’accusé ou de la victime sachant qu’au moment du procès ce n’est pas seulement l’incrimination qui est en cause, mais aussi le poids de l’acte, ses représentations et sa résonance sociales. L’avocat pénaliste s’ouvre à une responsabilité, certes qui se base sur un accord entre lui et son « client », mais qui est au service du bien commun et du vivre-ensemble.
refusait
de défendre un
prévenu, on
pourrait penser
qu’il nie la part
d’humanité de son
« client » et par là
qu’il renonce à sa
propre humanité.
Comment les avocats parviennent-ils à défendre les causes qui nous paraissent les plus indéfendables ?
E. R.-A. : Les avocats disent tous qu’il leur arrive de se trouver en face de clients qui ont commis des faits qui leur apparaissent plus immoraux que d’autres, voire monstrueux. Tous soulignent qu’ils sont là pour défendre. Pour eux, plus l’accusation est grave, plus l’accusé a le droit d’être défendu, et l’avocat, le devoir de le défendre. L’avocat, cependant, n’est pas un mercenaire, il a sa propre vie et ses propres convictions, et la défense qu’il propose à l’accusé doit en tenir compte. L’avocat doit accepter de défendre les pires criminels à une seule mais importante condition : c’est d’être d’accord sur la stratégie de défense. Les avocats ajoutent qu’au-delà de l’acte commis ils défendent l’humanité. Si l’avocat refusait de défendre un prévenu, on pourrait penser qu’il nie la part d’humanité de son « client » et par là qu’il renonce à sa propre humanité.
Dans notre démocratie, a-t-on vraiment intégré l’idée que la défense est un droit essentiel ?
E. R.-A. : L’exercice de la défense n’est pas assuré par le seul fait que nous vivons en démocratie et dans un État de droit. Il suffit d’écouter autour de soi, il est souvent remis en question, même s’il est inscrit dans des textes tels que la Déclaration des droits de 1789 ou dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentale qui, dans son article 6, déclare que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal dépendant et impartial, établi par la loi ». Et elle précise que « tout accusé a droit notamment à… se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ». Ainsi, les textes juridiques garantissent le fait que la défense est un droit essentiel. Pourtant, il faut souvent rappeler que, dans un État de droit, on juge selon des règles de droit. Or la science du droit ne s’improvise pas, elle s’apprend et s’expérimente. L’accusé ne la connaît pas ; la justice pénale ne peut être juste et comprise que si la défense est présente et joue ce rôle de rempart contre le retour à une justice hors démocratie ou contre des décisions arbitraires.
En librairie :
L’Éthique de l’avocat pénaliste, Edwige Rude-Antoine,
L’Harmattan, décembre 2014, 208 p., 21 €
- 1. Centre d’études des normes juridiques, Institut Marcel-Mauss (CNRS/EHESS).