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Ces articles aux mille et une signatures
En mai 2015, deux articles parus dans des revues scientifiques de renom repoussaient le record de signatures dans leur domaine respectif. Le premier, consacré à un segment du génome de la mouche drosophile, était publié avec une liste de 1 014 noms. Les réactions ont été immédiates : quand certains spécialistes en génomique considéraient qu’autant de noms minaient le sens de la signature, d’autres s’interrogeaient sur la contribution réelle de chaque signataire. Le second article proposait l’estimation la plus précise du boson de Higgs établie jusqu’alors ; il comportait pas moins de… 5 154 signataires. Cette liste impressionnante, bien que cinq fois plus longue, n’a pourtant suscité aucune indignation particulière de la part des physiciens. Comment comprendre de telles différences ?
Travail collectif, évaluation individuelle
La publication est centrale dans l’activité scientifique. Les articles qui paraissent dans les revues spécialisées, après avoir été validés par un comité de lecture composé d’experts, enregistrent aussi bien les percées spectaculaires que des résultats partiels. Chaque nouvel article publié constitue donc une avancée, plus ou moins importante, des connaissances. Simultanément, la publication scientifique est le moyen d’attribuer la paternité des découvertes aux chercheurs et elle joue ainsi un rôle majeur dans leur évaluation régulière. En signant un article publié dans une revue de bonne notoriété, un scientifique acquiert de la reconnaissance, se positionne plus facilement sur un appel à projet, obtient une promotion dans sa carrière…
de distinguer
l’apport respectif
de chaque signataire
d’une publication
scientifique.
Malgré la mise en avant régulière des parcours individuels de scientifiques de renom – biographies, attribution de prix prestigieux… –, la science n’est pas une affaire d’esprits solitaires et de génies exceptionnels faisant une découverte majeure. La recherche scientifique est un travail de longue haleine qui se réalise en collaboration étroite avec d’autres chercheurs, ingénieurs et techniciens. La tension est alors grande entre l’organisation du travail collectif, d’un côté, et l’évaluation des contributions individuelles, de l’autre.
Les articles arborent en effet un nombre croissant de noms depuis les années 1950, au point qu’il devient difficile de distinguer l’apport respectif de chaque signataire d’une publication scientifique. Cela suppose de trouver des compromis entre la pleine reconnaissance des prestations individuelles et la bonne conduite des affaires collectives.
Des listes de signatures fortement codifiées
Au fil du temps, les scientifiques ont développé des pratiques en ce sens : l’ordre alphabétique, censé mettre les participants sur un plan d’égalité ; l’ordre décroissant des contributions à partir de la première position ; ou encore l’importance de la dernière place qui signale le nom du responsable du laboratoire au sein duquel la découverte s’est effectuée. Ces pratiques sont encore largement en vigueur dans de nombreux milieux scientifiques, qu’il s’agisse de sciences expérimentales ou de sciences humaines et sociales. Toutefois, d’autres conventions de signature et d’évaluation des performances individuelles ont progressivement vu le jour avec le développement de projets ambitieux nécessitant l’intervention de nombreux laboratoires, parfois articulés avec une instrumentation importante. C’est notamment le cas dans les domaines de la génomique et de la physique des particules évoqués plus haut.
de sortir de
l’obsession du
comptage pour
parler de science
différemment.
En sciences de la vie (biologie, médecine, étude des génomes…), la liste des signatures est fortement codifiée. Tandis que la première place est réservée à ceux qui réalisent la majeure partie du travail expérimental, la dernière est régulièrement occupée par le responsable du laboratoire. Les positions situées entre ces deux bornes accueillent d’autres contributions indispensables, mais jugées moindres. La première position étant très convoitée par les jeunes chercheurs pour leur carrière, elle est souvent partagée par les deux premiers signataires de la liste. Et, afin de rendre traçable le processus de production, les contributions individuelles sont dorénavant systématiquement décrites au sein même des articles.
Ces dispositions convergent vers l’idée que chaque production collective demeure le résultat d’un auteur principal. Les conventions de signature sont ainsi focalisées sur l’évaluation individuelle. Conséquence pour le chercheur : la liste des articles qu’il a signés et le détail de ses collaborations (nombre d’articles signés, nombre d’articles où il figure comme premier auteur, réputation des revues scientifiques concernées…) sont cruciaux pour sa carrière et lui servent de véritable passeport académique.
Inversement, en physique des hautes énergies, les noms sont toujours rangés par ordre alphabétique, sans distinction des contributions individuelles. Et, au lieu d’être ajustée à chaque article, la liste des signatures est mise à jour seulement tous les six mois, assumant ainsi son rattachement partiel au travail effectif des signataires… C’est ainsi que l’on a vu des chercheurs décédés signer des articles scientifiques. Plus que la liste des articles qu’il a pu signer, c’est la régularité de son travail au sein d’un groupe de recherche qui importe pour la carrière du chercheur. Les échanges informels internes aux projets de recherche et les lettres de recommandation priment sur le palmarès des signatures.
Vers une autre politique d’évaluation
Problème : si les règles spécifiques de la signature sont connues dans chaque domaine de recherche, on ne connaît pas forcément les règles en vigueur dans les disciplines autres que la sienne… Cela ne va pas sans poser de problèmes à l’heure de l’interdisciplinarité. De nos jours, comment faire de la génomique sans informatique, par exemple ? Et comment être sûr que les chercheurs en informatique ne seront pas lésés par les règles de signature en vigueur en génomique ?
Face à l’inflation du nombre d’articles publiés, comme du nombre de signatures par article, il est urgent de sortir de l’obsession du comptage pour parler de science différemment. Relativiser l’impact de la signature d’articles dans l’évaluation du chercheur et prendre en compte ses autres contributions – interventions dans des colloques, animation de cours et séminaires, responsabilités administratives, relations avec le grand public – est une première piste, assurément.
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
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À lire / À voir
Signer ensemble. Contribution et évaluation en sciences, David Pontille, Economica, coll. « Études sociologiques », avril 2016, 208 p., 25 €