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Toute la richesse des langues des signes à portée de clic

« Giovani mangia la pizza » ou « Giovani la pizza mangia » : sauriez-vous dire laquelle de ces locutions italiennes est traduite de la langue des signes et laquelle est en langue vocale ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les structures grammaticales des langues des signes ne sont pas calquées sur celles des langues orales qui leur correspondent. En clair, les personnes entendantes et sourdes italiennes n’utilisent pas la même grammaire pour s’exprimer – les premières, en langue parlée, les secondes, en langue des signes. Dans l’exemple cité, c’est la structure sujet-verbe-complément qui s’applique en italien oral, mais, en italien signé, le verbe est placé à la fin de la phrase.


« Il n’existe pas une langue des signes. Les personnes sourdes italiennes, par exemple, ne signent pas avec les mêmes signes que des personnes sourdes d’autres nationalités, explique Carlo Cecchetto, directeur de recherche au laboratoire Structures formelles du langage1. Par exemple, le lait est désigné par le mouvement de traire une vache en langue des signes allemande ou espagnole. Mais un Français fera le geste de tirer le lait du sein de la mère. « Chaque langue des signes est une langue à part entière, qui a le même potentiel expressif et le même niveau de complexité lexicale et grammaticale que les langues parlées. »
Un manque d’outils linguistiques
Mais, alors que les langues parlées ne manquent ni de dictionnaires, ni de grammaires, ni d’études permettant de retracer leurs évolutions dans le temps, de connaître leurs racines et leurs étymologies, les personnes sourdes et malentendantes n’ont que très peu d’outils linguistiques à leur disposition. Un programme de recherches développé par plusieurs équipes européennes, lancé en 2016, a permis d’aboutir à la mise en ligne de la plateforme Sign-Hub2.
Celle-ci comprend schématiquement trois parties. La première regroupe un « atlas » et des « grammaires ». Elle présente pour la première fois un éventail complet des caractéristiques et des structures grammaticales dans une grande variété de langues des signes du monde, ainsi qu’une description précise des grammaires de sept langues des signes : allemande, catalane, espagnole (castillane), française, italienne, néerlandaise et turque.
L’objectif est que les usagers puissent eux-mêmes enrichir ces grammaires. Mais ces informations vont aussi être utiles aux chercheurs, car les langues des signes sont une mine de connaissances pour ceux qui étudient les propriétés fondamentales du langage humain.
La temporalité des récits positionnée dans l’espace
« On pensait, par exemple, que des notions comme le phonème ou la syllabe étaient intrinsèquement liées à la dimension sonore de la langue, explique Carlo Cecchetto. Or elles s’appliquent aussi à la modalité visuo-spatiale du langage. De nombreux signes sont caractérisés par deux mouvements et sont bisyllabiques, quand d’autres sont monosyllabiques. »


Le linguiste a aussi montré que les langues des signes contiennent des propositions relatives, comme les langues parlées. Ce que l’on ignorait il y a encore quelques années ! Et, si elles ne possèdent pas de conjugaison au sens où nous l’entendons, leurs locuteurs disposent d’autres moyens pour parler de leurs projets à venir ou de leur histoire passée : ils positionnent leurs récits dans l’espace. En langue des signes française, la ligne du temps est perpendiculaire au corps du locuteur – le passé est dans son dos, le présent, au niveau de son corps, et le futur est devant lui. Mais, dans certaines langues des signes parlées dans des villages où les gens vivent beaucoup à l’extérieur (comme à Kata Kolok, un village de Bali), le temps peut être représenté sur une ligne imaginaire fondée sur la position réelle du soleil le long de l’axe Est-Ouest.
« Par ailleurs, la question de l’iconicité (la similitude entre la forme d’un signe et sa signification) fait toujours l’objet de recherches, pour savoir de quelle façon ces animations visuelles s’intègrent avec les règles syntaxiques et grammaticales notamment, et si ces icônes évoluent dans le temps et de quelle façon », précise Carlo Cecchetto.
Évaluer les compétences langagières des sourds
Mieux connaître le fonctionnement et les structures des différentes langues des signes doit aussi permettre d’évaluer les compétences langagières des sourds et malentendants. « Aujourd’hui, les professionnels de santé ne disposent d’aucun outil permettant de diagnostiquer un enfant sourd qui a un retard de langage en langue des signes, ou un adulte malentendant qui perd des capacités langagières suite à un AVC, par exemple », explique Caterina Donati3, linguiste, qui a également contribué à la plateforme.
Sur Sign-Hub, on propose désormais, pour l’instant en version test, les premiers outils de diagnostics d’évaluation du langage. Pour les mettre au point, l’équipe de Caterina Donati a d’abord mené une étude sur trois catégories de personnes sourdes, la communauté des personnes sourdes étant très hétérogène.
« En effet, la plupart des surdités ne sont pas héréditaires et interviennent à différents âges, détaille la linguiste. Une petite partie des sourds sont “natifs” et, pour certains, ont été très tôt exposés à la langue des signes ; d’autres ont d’abord tenté d’apprendre le langage parlé, soit par des techniques d’oralisme4, soit en bénéficiant d’implants cochléaires, et ne se tournent vers la langue des signes qu’après l’âge de 3 ans, notamment parce que l’apprentissage oral a échoué ou n’était pas satisfaisant. Enfin, un troisième groupe, les “apprenants tardifs”, n’a été exposé à la langue des signes qu’après l’âge de 6 ans. En tout cas, la plupart des enfants nés sourds n’ont pas accès à la langue des signes dès la naissance à travers l’interaction avec leurs parents. »
Des différences d’apprentissage « spectaculaires »
Les chercheurs ont fait passer des tests (syntaxiques et lexicaux) aux personnes de ces 3 catégories dans 5 langues des signes différentes (italien, castillan, catalan, français, israélien). Leur objectif était de savoir si l’âge de la première exposition à la langue des signes avait un impact sur les compétences langagières à l’âge adulte.
« Nous nous attendions à trouver une différence, mais les résultats ont été spectaculaires, souligne Caterina Donati. Ceux qui ont acquis la langue des signes tardivement ont d’importantes difficultés de compréhension, et nous montrons qu’il est vraiment essentiel d’être exposé à cette langue dès la première année de vie pour la maîtriser ensuite. Seul le retard lexical est rattrapé en cas d’apprentissage tardif. »
Ces résultats sont très importants pour les parents d’enfants sourds qui hésitent entre langue des signes et oralisme, ou pour tous ceux qui tentent d’abord d’enseigner l’oralisme puis passent à l’apprentissage de la langue des signes en cas d’échec. « Nous pouvons désormais affirmer qu’un enfant peut apprendre l’oralisme – l’équivalent d’une seconde langue pour les personnes entendantes – sans problème s’il maîtrise bien le langage des signes. Mais si, tout bébé, il n’acquiert pas les bases du langage, il sera très difficile de lui enseigner ensuite une quelconque autre langue. Il faudrait donc que chaque enfant sourd ou malentendant puisse être exposé le plus précocement possible à une langue à laquelle il peut avoir accès direct, c’est-à-dire une langue des signes », estime Caterina Donati.
Troisième objectif de la plateforme : conserver une mémoire des différentes langues des signes et une trace de leur évolution au cours du temps. « Nous avions cette idée forte que les langues des signes font partie d’un patrimoine social et culturel, et qu’elles sont particulièrement en danger parce qu’elles ont la particularité de ne pas se transmettre au niveau territorial, comme peuvent l’être la plupart des langues parlées », pointe Caterina Donati. Ce site rassemble donc des informations sur l’histoire des utilisateurs des langues des signes, à travers de nombreux témoignages signés de personnes sourdes ou malentendantes âgées.

Quelques-uns de ces témoignages sont rassemblés dans un documentaire de 40 minutes, disponible sur la plateforme5. Il donne un aperçu de ce que ces hommes et ces femmes, qui pour certaines ont connu la Deuxième Guerre mondiale, ont vécu. Dont les placements dans des institutions, souvent religieuses, où parfois personnes aveugles et sourdes étaient réunies dans une même classe, et où les cours étaient dispensés par des enseignants qui n’avaient aucune compétence en langue des signes ! Les témoins parlent de leur vie professionnelle, sentimentale, s’émeuvent des « entendants » qui ont la manie de s’exprimer la bouche quasi fermée ou en baissant la tête, si bien que toute tentative de lire sur leurs lèvres est vouée à l’échec ; ils évoquent comment les premiers sous-titres à la télévision leur ont permis, à plus de 50 ans parfois, de comprendre enfin le scénario de certains films, ou de quelle façon l’ère des SMS facilite désormais leur quotidien.
Débat éthique
Mais, comme l’explique Carlo Cecchetto, « paradoxalement, alors que la France reconnaît la langue des signes française comme langue à part entière seulement depuis la loi du 11 février 2005 (qui accorde aux enfants sourds le droit à un enseignement de la langue des signes), l’implantation de plus en plus fréquente d’implants cochléaires n’est souvent pas accompagnée d’une exposition de l’enfant à une langue des signes. L’absence d’exposition à une langue des signes est un danger dans le cas où l’implant ne fonctionne pas suffisamment pour permettre une bonne acquisition du langage oral, ce qui peut arriver. »
Or, s’ils sont souvent très efficaces et peuvent changer la vie de certaines personnes sourdes, les implants ne conviennent pas techniquement à tous. Surtout, ils font encore l’objet d’un débat éthique, une partie de la communauté sourde y voyant une façon de s’attaquer à sa culture.
En France, environ 1 enfant sur 1000 naît sourd profond et, à 3 ans, 3 enfants sur 1000 ont une surdité sévère ou profonde. On compterait environ 100 000 sourds signants, dont seulement 5 % ont un membre de la famille sourd et donc susceptible de leur enseigner la langue des signes. Autant de personnes, déjà fragilisées du fait de leur handicap, qui ont particulièrement besoin d’une plateforme de ce type, lieu d’échanges, de partage d’expériences et de connaissances, estiment les deux chercheurs. ♦
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- 1. SFL, unité CNRS/Université Vincennes-Saint-Denis.
- 2. https://thesignhub.eu/fr
- 3. Professeure au Laboratoire de linguistique formelle (LLF, unité CNRS/Université Paris Cité) et directrice de l’UFR de linguistique à l’Université Paris Cité.
- 4. L’oralisme est une méthode pour enseigner la langue orale à des sourds, d’une part grâce aux prothèses auditives et aux implants cochléaires qui peuvent leur conférer certaines capacités auditives utilisables au quotidien ; d’autre part, en leur apprenant à utiliser leur vision pour améliorer le décodage des sons de la parole sur les lèvres de leur interlocuteur. Des débats continuent d’opposer les partisans de l’oralisme aux partisans de la langue des signes.
- 5. Le documentaire « We were there… We are here », réalisé par une équipe de l’université du Bosphore (Istanbul), est visible sur https://thesignhub.eu/life-story/36