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Femmes aveugles : une histoire à écrire
Vous êtes spécialiste de l’histoire du handicap en Amérique latine, en Afrique du Nord et en Europe de l’Ouest. Pourquoi vous intéresser aujourd’hui aux femmes aveugles en France ?
Gildas Brégain1. Dans le cadre de mes travaux de recherche sur l’histoire transnationale du handicap au XXe siècle, j’ai couvert plusieurs décennies de politiques publiques, de 1918 à 1981, dans différents pays du monde. J’ai notamment travaillé sur la façon dont les organisations internationales (Organisation des Nations unies, Organisation mondiale de la santé, Unesco, Organisation internationale du travail, etc.), mais aussi les mouvements associatifs, avaient influencé les politiques nationales du handicap. Dans ce contexte, je n’ai vu apparaître des revendications de la part des femmes handicapées à l’échelle internationale qu’à partir des années 1970-80.
Par la suite, j’ai eu entre les mains des archives qui faisaient mention d’un débat sur la question des femmes aveugles lors d’un congrès français organisé en 19222. J’ai donc commencé à me pencher sérieusement sur la question, en essayant de trouver des informations sur leurs revendications politiques et leurs expériences de vie. Après avoir traité de cette problématique depuis les hautes sphères administratives et de direction associative, d’une façon finalement assez distante, cela m’intéressait de l’aborder en partant du quotidien des personnes concernées. Et je découvre grâce à cela des trajectoires de vie, des expériences de discriminations, que la seule étude des politiques publiques ne m’aurait pas permis d’appréhender.
À partir de quelles sources travaillez-vous ?
G. B. Les témoignages individuels sont difficiles à retrouver. Depuis huit ans, je collecte des archives administratives, institutionnelles et associatives, et je réalise des entretiens avec des femmes aveugles âgées ou des descendants de femmes aveugles. Les sources les plus intéressantes sont les lettres écrites par des femmes aveugles ou des personnes de leur entourage, témoignant de leurs aspirations en matière éducative, professionnelle ou sociale. J’ai ainsi réuni des informations sur les trajectoires de plus de trois cents femmes aveugles du début du siècle. Mais il m’est encore difficile de construire un récit cohérent par manque de sources. Par exemple, il existait dès 1920 une revue en braille, La Causette, qui s’adressait spécifiquement aux femmes aveugles, mais elle n’est entrée à l’inventaire de la Bibliothèque nationale de France qu’à partir de 1960. Il doit en rester quelques exemplaires précédant cette date dans des greniers, mais comment les retrouver ? Je sais aussi qu’une revue, Des yeux pour toutes, fut publiée dans les années 1940 par une certaine Paulette Pommier, qui était membre de l’Union des artistes et poètes aveugles. Mais je n’ai quasiment aucune autre information sur cette femme ni sur cette revue.
Autre obstacle : l’écriture braille diffère d’une langue à l’autre. J’ai donc décidé de restreindre mes recherches aux femmes aveugles françaises. J’ai tout de même réussi à retrouver des indices témoignant d’échanges transnationaux entre plusieurs femmes aveugles au cours des années 1920. Cette difficulté d’accès aux informations sur le sujet est en soi intéressante, cela montre à quel point cette problématique a été marginalisée, ignorée. On estime qu’il y avait pourtant environ 15 à 20 000 femmes aveugles au début du XXe siècle, dont 5 à 6000 avaient moins de 40 ans.
Vous avez découvert que certaines femmes aveugles avaient dès les années 1920 des revendications que l’on pourrait qualifier de « féministes »…
G. B. Bien que ces femmes ne se revendiquent pas féministes, elles sont engagées pour améliorer les conditions de vie et l’autonomie des autres femmes aveugles, et peuvent donc être qualifiées de féministes.
Mes recherches m’amènent à penser qu’il existe une diversité de féminismes aveugles pendant l’entre-deux-guerres : certaines adhèrent aux fondements du féminisme catholique, tandis que d’autres construisent un féminisme aveugle républicain. Ces féminismes se distinguent sur plusieurs points, mais convergent également sur d’autres. Ces femmes revendiquent d’abord les mêmes droits que les femmes « voyantes ».
Elles réclament notamment une éducation ménagère que reçoivent toutes les jeunes filles à l’époque, mais qu’on leur refuse, car plusieurs acteurs sociaux (les dirigeants d’institutions éducatives spécialisées, les acteurs religieux en premier lieu) ne souhaitent pas qu’elles se marient de peur qu’elles aient des enfants. Pour des raisons eugénistes, on craint qu’elles ne transmettent leur cécité à leur descendance.
On les soupçonne aussi d’être incapables de gérer un foyer. Ces femmes aveugles réclament également le droit d’être élégantes, et reconnues comme femmes. Elles exigent aussi parfois les mêmes droits que les hommes aveugles, dont on facilite davantage l’accès à l’emploi et à l’autonomie, alors que les femmes majeures disposent de peu de liberté et sont incitées à vivre dans des foyers de vie. J’ai trouvé ainsi des lettres d’élèves qui souhaitent arrêter les cours de religion, faire plus de sorties. Certaines plaident aussi pour l’égalité de compétence professionnelle entre femmes et hommes aveugles, et pour l’égalité de salaire à travail égal. Depuis deux décennies, on observe un renouveau associatif, avec l’existence de plusieurs associations dirigées par des femmes handicapées, comme Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir, dirigée par une femme aveugle, ou Les Dévalideuses, collectif qui lutte contre « l’inacceptable invisibilisation des femmes handicapées dans le féminisme ». C’est intéressant de voir de quelle façon les revendications féministes rejoignent ou diffèrent de celles des femmes handicapées au fil des décennies.
Vous donnez l’exemple d’une femme qui a la plus grande difficulté à obtenir de vivre hors de son institution…
G. B. Effectivement, Marie Aimée Régnier souffre d’une double cataracte dès sa naissance, en 1852. Issue d’une famille aisée, elle devient enseignante en 1876 à l’Institut national des jeunes aveugles (INJA). En 1893, à 40 ans, elle dépose une première demande pour quitter l’établissement où elle enseigne et où elle est logée, car elle aspire à vivre en société. Mais la commission administrative de l'INJA la lui refuse, à partir d’arguments avancés contre l’externat : « L’internat donne aux demoiselles aveugles (…) plus de sécurité et il donne à l’administration plus de garanties au point de vue de leur exactitude, du dévouement qu’elles pourront mettre au service de leurs élèves, et il faut bien le dire aussi, de leur moralité » ! Le directeur de l’INJA indique aussi que « l’expérience basée sur des cas multiples démontre que, presque toujours, une femme aveugle est malheureuse dans son ménage. Il ne faut donc pas l’exciter au mariage ».
Mademoiselle Régnier réitère sa demande six ans plus tard, car elle a des problèmes de santé, et obtient finalement satisfaction, le directeur mentionnant que « son caractère et sa position de fortune donnent des garanties absolues qu’elle continuera à être pour ses élèves ce qu’elle a été jusqu’à ce jour ».
La situation des hommes aveugles est-elle plus confortable ?
G. B. D’une façon générale, oui, car ils ont accès à une palette de formations et d’emplois plus large, à des emplois mieux rémunérés et à une vie matrimoniale plus aisément (par le biais du mariage avec des femmes voyantes, l’inverse étant plus rare).
De plus, on crée des foyers pour les femmes aveugles alors qu’on aide les hommes à vivre hors des institutions. Marie Aimée Régnier fut la première femme à revendiquer le droit de vivre hors de l’institution, et aura toujours le souci de lutter contre les inégalités de genre.
Elle dirige à partir de 1920 une association d’aide mutuelle féminine dans le but d’émanciper les femmes aveugles, elle organise des causeries, leur offre des chapeaux pour qu’elles soient élégantes pendant les concerts.
Vous avez également travaillé sur un corpus de lettres adressées par des personnes handicapées à une émission de radio après la guerre. Qu’en avez-vous appris ?
G. B. Effectivement, entre février et décembre 1947, l’émission radiophonique quotidienne La Tribune de l’invalide est diffusée « en faveur des invalides que la société ignore, pour leur donner la parole et attirer l’attention des ''Biens portants'' sur leurs misères ». L’animateur lit des lettres qu’il reçoit de personnes handicapées ou de leurs proches, qui pour l’essentiel ne viennent pas des mutilés de guerre. Ces lettres sont un formidable témoignage de toutes les difficultés auxquelles les personnes infirmes font face à l’époque : impossibilité de se déplacer, grand isolement social, difficulté d’obtenir un emploi etc. L’animateur les met en relation avec des associations, des parrains et des marraines, organise des collectes pour fournir à quelques-unes des vélocimanes, sorte de tricycles adaptés aux personnes handicapées.
Ces lettres témoignent aussi de l’existence d’une grande solidarité familiale et amicale, notamment féminine. Comme les ressources sont insuffisantes pour vivre seul, il n’est pas rare que les personnes infirmes et aveugles soient hébergées et restent vivre chez une sœur, une tante, des amis, valides ou infirmes. Sans cette solidarité familiale et amicale, elles se retrouvent à l’asile ou à l’hospice, avec les vieillards.
Pourquoi avoir fait appel à des citoyens lambda pour transcrire ces lettres ?
G. B. J’ai déposé ce corpus de 240 lettres adressées à la Tribune de l’invalide sur la plateforme de transcription collaborative « Transcrire3 », qui rend accessible à la communauté scientifique mais aussi au grand public des collections patrimoniales inédites : carnets de terrains d’ethnologues, d’archéologues, d’historiens, correspondances militantes, etc. Et j’ai été agréablement surpris, car en deux mois, des femmes et/ou des hommes inconnus ont transcrit l’essentiel de ces lettres, ce qui m’a considérablement aidé.
À partir de quand la situation s’est-elle améliorée ? Et que dire de la celle des personnes handicapées aujourd’hui ?
G. B. En fait on réalise à partir des lettres adressées à la Tribune de l’invalide que les difficultés des personnes handicapées de l’époque sont quasiment les mêmes que celles qu’elles rencontrent aujourd’hui : mobilité, ressources, emploi… Bien sûr, il y a eu des avancées, dans le domaine de l’emploi et des allocations. Mais on est tout juste en train d’adopter le principe d’un remboursement intégral des fauteuils roulants, par exemple, et l’accessibilité de la voirie et des transports publics reste encore un horizon très lointain.
Pour les femmes, on observe un basculement en France dans les années 1980, avec la création d’un service de soutien à la maternité des femmes handicapées à l’Institut de puériculture de Paris. Beaucoup plus tardivement, à partir de 2018, des aides sous forme de mise à disposition de personnel (aides ménagères), vont leur permettre d’élever plus facilement leurs enfants. Mais il existe encore des préjugés eugénistes sur ce sujet, intériorisés par une partie de la population. J’ai retrouvé un document de l’Institut national de l’audiovisuel datant des années 2000, relatant l’expérience d’une jeune femme aveugle enceinte prenant un bus, à laquelle les passagers font remarquer qu’elle ne devrait pas avoir d’enfant.
Pourquoi en êtes-vous arrivé à ce sujet du handicap ?
G. B. J’ai moi-même une maladie chronique inflammatoire potentiellement invalidante, qui provoque des inflammations récurrentes à différentes articulations. Lorsque j’ai voulu passer les concours pour devenir professeur d’histoire, j’ai demandé au Rectorat de composer à un bureau avec une chaise, et non pas sur un banc d’amphithéâtre, trop douloureux pour moi. On me l’a refusé, car je n’avais pas de certificat de travailleur handicapé.
En mars 2008, l’année où je devais passer ces concours, plus de 25 000 personnes handicapées manifestaient à Paris à l'appel du collectif d'associations Ni pauvre, ni soumis pour réclamer un revenu d'existence « décent », au moins égal au Smic. Des centaines de milliers de personnes concernées étaient condamnées à vivre sous le seuil de pauvreté avec 817 euros par mois. Ce fut l’événement déclencheur, c’est alors que j’ai décidé de faire une thèse sur les mobilisations politiques des personnes handicapées.
Le sujet est-il mieux étudié aujourd’hui ?
G. B. Les choses évoluent depuis quelques années, avec une reconnaissance institutionnelle de ce champ d’étude historique. Nous avons créé en 2021 avec d’autres chercheurs un séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales, intitulé « Construire une histoire du handicap et de la surdité à travers les siècles », qui attire nombre d’étudiants et d’auditeurs libres. Nous avons le projet de constituer des archives sur le handicap, sur le même modèle que les archives du féminisme à Angers. J’ai aussi numérisé et mis en ligne certaines revues et archives privées4 grâce à l’aide de la Maison des sciences de l’Homme de Bretagne. C’est une histoire qu’il faut continuer à écrire, notamment pour montrer que les personnes handicapées constituent des acteurs à part entière de leur histoire, et de l’Histoire en général.♦
À lire
Pour une histoire du handicap au XXe siècle. Approches transnationales (Europe et Amériques), Gildas Brégain, Presses universitaires de Rennes, 2018, 342 p.
Pour en savoir plus
Le site du projet Transcrire
- 1. Chercheur CNRS au laboratoire Arènes (CNRS/EHESP/Sciences Po Rennes/Université de Rennes), Gildas Brégain a reçu en 2023 la médaille de bronze du CNRS.
- 2. Source : congrès national pour l’amélioration du sort des aveugles tenu à Paris du 17 au 22 juillet 1922, à l’Institution nationale des jeunes aveugles, Saint-Servan, Imprimerie J. Haize, 1923, p. 121.
- 3. Le projet « Transcrire » est géré par l’Humathèque Condorcet, une bibliothèque qui rassemble sur le Campus Condorcet, à Aubervilliers, plus de 50 bibliothèques, fonds documentaires et services d’archives qui étaient jusque-là dispersés à travers toute l’Île-de-France.
- 4. https://archives-histoire-handicap.nakala.fr/
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