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Bienvenue sur le blog de Cécile Michel, destiné à vous faire découvrir trois mille ans d’histoire d’un Proche-Orient aux racines complexes et multiples, à travers les découvertes et les avancées de la recherche en assyriologie et en archéologie orientale. (Version anglaise ici)

Les auteurs du blog

Cécile Michel
Assyriologue, directrice de recherche au CNRS dans le laboratoire Archéologies et Sciences de l’Antiquité

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Le pouvoir des pierres
19.10.2025, par Cécile Michel
Mis à jour le 19.10.2025

Aujourd’hui, parmi les nombreuses formes de médecine non conventionnelle, quelques-uns pratiquent la lithothérapie. Cela repose sur la croyance que certains cristaux émettraient une énergie aux vertus bénéfiques pour les humains. L’attribution d’un pouvoir aux pierres prend ses racines dans la plus haute antiquité. Déjà, au Proche-Orient ancien, on attribue aux pierres des propriétés magiques, dont certaines sont expliquées dans le mythe étiologique du Lugale, aussi connu sous le nom Ninurta et les pierres.

Ce texte sumérien de 729 lignes réparties sur 16 tablettes relate le combat de Ninurta, le dieu de la guerre victorieuse et de la chasse, contre les populations barbares de la montagne à l’est de Sumer, à la tête desquelles se trouve le démon cosmique Asakku. Sans doute composée dans la seconde moitié du IIIe millénaire av. J.-C., l’œuvre a été traduite en akkadien et recopiée jusqu’à la fin du Ier millénaire.

Par un jugement des pierres, qui occupe un tiers de la composition littéraire, soit deux cent trente lignes, Ninurta, victorieux de la confrontation, fixe le destin des peuples vaincus devenus fossiles. Ceux qui lui sont restés fidèles, en guise de récompense, deviennent des pierres bénies au destin glorieux, tandis que ceux qui se sont rebellés sont punis et transformés en pierres maudites. Celles-ci sont assignées à des utilisations dégradantes et destructrices à la fois pour elles-mêmes et pour les autres.
Tablette du Lugale, Bibliothèque d’Assurbanipal, 7ᵉ siècle, Ninive, British Museum. Version bilingue suméro-akkadienne du Lugale, 7e siècle, Ninive, Bibliothèque d’Assurbanipal, British Museum. © The Trustees of the British Museum.

Parmi les pierres maudites figurent la lave, le basalte, le silex et le corindon (pierre émeri), considéré comme leur chef, car c’est la plus dure de toutes les pierres. Ce dernier a pour destin de percer et aplanir les autres pierres, et par cette action il s’amenuise et s’autodétruit : « que ta stature soit diminuée (…) que tes frères te répandent comme de la farine (…) tu finiras réduit par frottement. » Le nom de la pierre semble fixé à cet instant. En akkadien, cette pierre est désignée sous le mot šammum, issu du verbe šamāmum qui signifie « paralyser, estropier ». Le corindon serait donc une pierre qui à la fois mutile et s'automutile.

De fait, les pierres sont souvent nommées en fonction de leur aspect ou selon leur usage. Ainsi, le silex est représenté par le logogramme sumérien de la dent : il s’agit d’une pierre qui mord. Ce même signe est utilisé dans le mot sumérien « couteau ». En akkadien, le mot désignant le couteau est bâti sur le verbe « cliver » qui renvoie aux techniques de débitage du silex. Or, Ninurta, maudissant le silex, lui déclare justement : « Je te déchirerai comme un sac, on te clivera en menues parties, le tailleur de pierres s’occupera de toi, qu’il te clive avec le ciseau. »

À l’inverse, la trentaine de pierres bénies par Ninurta appartiennent en grande partie aux pierres semi-précieuses utilisées dans la statuaire, en joaillerie ou encore comme pierres aux vertus bénéfiques en médecine. Parmi ces dernières figurent par exemple le lapis-lazuli, la cornaline, le cristal de roche, l’hématite, l’albâtre ou encore la diorite. Selon le Lugale, ces pierres-là seront « choisies pour le miel et le vin ! Vous (toutes) on vous ornera gracieusement avec du métal précieux ».

Les pierres aux vertus bénéfiques sont utilisées pour confectionner des amulettes, c’est-à-dire des colliers de pierres à valeur magique pour se prémunir contre certaines maladies ou se mettre sous la protection d’une divinité particulière. Les femmes enceintes, par exemple, portent  de tels talismans. Certaines pierres interviennent aussi comme ingrédients, une fois broyées, dans la confection d’un médicament ou d’un onguent.

L’identification précise de ces pierres se révèle toutefois difficile car leur dénomination renvoie plutôt à leur usage qu’à leur nature, et empêche donc une quelconque correspondance avec notre nomenclature minéralogique.