A la une
Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
Combien y a-t-il de personnes pauvres dans le monde ? Si la question semble modeste, sa réponse est riche en difficultés. Il est ardu de savoir qui vit en situation de pauvreté et les moyens utilisés pour dénombrer ces personnes peuvent donner des valeurs très différentes. C’est ce que montrent les économistes Zhou Xun et Michel Lubrano dans un article proposant une nouvelle méthode pour évaluer la pauvreté dans les pays en développement1.
Entre 1,698 et 1,846 milliard de personnes vivaient dans la pauvreté dans le monde en 2001. Ces chiffres précis à la virgule près sont issus des estimations de Zhou Xun et Michel Lubrano. Et les quelque 200 millions de différence entre ces deux nombres ont leur importance : plus que des chiffres, il s’agit de 200 millions de personnes. Mais qui sont les personnes derrière ces nombres ?
Zhou Xun et Michel Lubrano recensent trois définitions de la pauvreté. D’une part, la pauvreté absolue qui se réfère au manque des moyens essentiels à la survie. Elle est définie par le revenu minimum pour pouvoir se procurer un « panier de biens » qui correspondrait à 2100 calories par jour et par personne (ce qui doit permettre à un adulte de survivre), au logement et autres nécessités vitales. Elle est surtout utilisée par les pays dits en développement où la subsistance même de la population n’est pas assurée (famine, malnutrition….).
Par opposition à la pauvreté absolue, ils mettent en avant la notion de pauvreté relative qui prend en compte l’inclusion sociale, faisant référence à un article d’Atkinson-Bourguignon (2001). Depuis la Grèce antique où la pauvreté était associée à l’exclusion de la vie de la cité, jusqu’au lien actuel entre non-emploi et pauvreté, le « pauvre » est défini comme un individu en marge de la société.
La notion de pauvreté se retrouve en économie dans l’œuvre d’Adam Smith2. Elle est utilisée pour définir la ligne de pauvreté en Europe par rapport au salaire médian3. Dans l’article, les auteurs montrent que pour les pays définissant une ligne de pauvreté absolue, une part d’inclusion sociale entre en jeu. Au XIXe siècle, les Anglais définissaient leur ligne de pauvreté absolue grâce à un panier de biens. Un mouvement ouvrier a été déclenché lorsque la composition du panier a changé : le thé avait été remplacé par du lait. Hors de toute considération nutritive, ce qui fit réagir les ouvriers fut la mise à distance de ce marqueur d’inclusion dans la société anglaise que représentait le thé4.
Une dernière définition de la pauvreté souvent utilisée dans la recherche en économie est la pauvreté subjective. Il s’agit de demander directement à la population, via des sondages, comment elle parvient à joindre les deux bouts, quel est le niveau minimum de revenus pour survivre, etc. Les réponses à ces questions établissent un seuil de pauvreté généralement bien plus haut que les seuils officiels et qui augmente avec les revenus des personnes interrogées. Cela montre qu’encore une fois, la notion d’inclusion dans la société est présente.
Le compte est-il bon ?
La pauvreté ainsi définie, il faut maintenant avoir un moyen pour compter les personnes pauvres selon ces définitions.
Les auteurs se placent à la suite des travaux de la Banque mondiale, un organisme international de référence sur la question rassemblant 189 pays membres et dont l’un des objectifs est de lutter contre la pauvreté. En effet, en se basant sur les données et un modèle de Martin Ravallion5, celle-ci comptabilise, pour la période, autour de 1,599 milliard de personnes pauvres dans le monde, soit quelques centaines de millions de moins que Zhou Xun et Michel Lubrano. Mais comment expliquer cette différence ?
Pour comprendre d’où viennent ces chiffres, il faut s’intéresser aux méthodes de calculs. Il n’est pas aisé de dénombrer les personnes dites pauvres. Pour cela, on a besoin de deux types de concepts. D’une part un seuil de pauvreté, c'est-à-dire une limite de revenus par exemple, au-dessous de laquelle on est considéré comme pauvre. D’autre part, il faut connaître la répartition des revenus dans le monde, pour pouvoir y situer les personnes pauvres.
Le seuil de pauvreté mondiale de Zhou Xun et Michel Lubrano est de 1,48 dollar pour les pays les plus pauvres, soit légèrement plus élevé que celui de la Banque mondiale (1,25 dollar). La Banque mondiale a établi la ligne de pauvreté mondiale comme une moyenne des lignes de pauvreté nationales d’un petit groupe de pays après conversion. Ainsi, on parlait du revenu minimum d’un dollar par jour et par personne dans les années 1990, de 1,25 dollar dans les années 2000 et on utilise encore 1,90 dollar aujourd’hui. Cela est dû à une redéfinition du dollar PPA utilisé pour exprimer les lignes de pauvreté.
Le dollar PPA
Les dollars du seuil de pauvreté mondiale sont des dollars Parité de Pouvoir d’achat. En effet, la ligne de pauvreté mondiale est établie à partir des lignes de pauvretés nationales que calculent les États. Or, les lignes de pauvreté nationales sont données dans les devises propres à chaque État (en roupies en Inde, en yuan en Chine…). Pour pouvoir les utiliser, il faut les convertir en une monnaie commune, le dollar PPA. La conversion ne se base pas sur les taux de changes classiques mais sur ce que les devises permettent d’acheter. En 2011, le dollar PPA a été redéfini par la Banque mondiale, ce qui a entraîné une augmentation du seuil de pauvreté : il est passé de 1,25 dollar à 1,90 dollar. Dans l’article, ce sont les dollars PPA d’avant ce changement qui sont utilisés, on parle de dollar PPA de 2005. Ainsi la ligne de pauvreté des auteurs en dollars PPA de 2005 est de 1,48 dollar, à comparer aux 1,25 dollar de la Banque mondiale. En dollar PPA de 2011, cela donne 2,29 dollars et 1,90 dollar.
Pour établir leur seuil de pauvreté, les auteurs ont utilisé les données de 74 pays contre les 30 utilisés par la Banque mondiale. Mais ce n’est pas la seule différence. Ils ont aussi utilisé des méthodes pour éviter de fixer une limite arbitraire entre un groupe de pays dits en développement et un groupe de pays dits développés, en intégrant cette variable à leurs calculs. En effet, le seuil de pauvreté pour ces deux groupes de pays n’est pas calculé de la même façon : pour les pays les plus pauvres, il composé d’un mix entre une mesure de consommation et une mesure d’intégration représentée par un taux de chômage. Pour les pays dits développés, il est défini comme une fraction du revenu mesuré par la consommation. Enfin, la grande différence entre l’étude de la Banque mondiale et celle présentée par Zhou Xun et Michel Lubrano est l’utilisation par ces derniers de la statistique bayésienne6, c’est-à-dire une approche statistique différente qui permet de tenir compte de l’incertitude et présente ses résultats sous forme de densité.
À partir de la ligne de pauvreté mondiale, il ne reste plus qu’à connaître la répartition des revenus dans le monde pour compter le nombre de pauvres. Pour cela, les données de la Banque mondiale sont utilisées. Ces revenus peuvent être utilisés tels quels ou pondérés soit par la population des pays (donnant ainsi un grand poids à la Chine et l’Inde), soit par le nombre de pauvres. Une pondération peut changer la distribution des pauvres, c’est pour cela que les auteurs donnent leurs résultats pour les trois cas.
Quand on aide, on ne compte pas ?
La méthode du décompte a une importance considérable pour le résultat. Mais pourquoi compter les personnes pauvres dans le monde ?
Le seuil de pauvreté international permet d’établir des indicateurs de pauvreté comme les Indicateurs de pauvreté humaine (IPH) qui prennent en compte l’alphabétisation, les décès avant 40 ou 60 ans et d’autres données pour enrichir la définition de pauvreté. Ces IPH ont été créés par le Programme des Nations unies pour le développement qui vise entre autres à réduire la pauvreté. Ils servent de bases à des politiques de solidarité internationale visant à supprimer l’extrême pauvreté.
Connaître le nombre et la répartition géographique des personnes vivant dans la pauvreté permet de cibler des politiques économiques, de mesurer l’évolution de la pauvreté et l’efficacité des mesures mises en place. Depuis les années 1970, beaucoup de plans d’actions pour aider au développement économique des pays ont été mis en place, que ce soit par la Banque mondiale ou l’ONU. La pauvreté dans le monde a beaucoup diminué depuis cette époque. Cela peut s’expliquer en partie par le développement économique important de pays comme la Chine, qui a ainsi pu revoir son seuil de pauvreté à la hausse.
Néanmoins, les États fixent eux-mêmes leurs seuils nationaux de pauvreté utilisés dans les calculs du seuil international. Or, malgré des réévaluations régulières, on remarque une tendance à sous-estimer ces seuils dont dépendent au moins partiellement tous les indicateurs. Cela a été le cas en Inde, où, en 2011, la ligne de pauvreté a été réévaluée à la hausse pour atteindre 32 roupies par jour suite à de vives réactions dans le pays où la pauvreté était jusque là sous-estimée7.
Entre 1,698 et 1,846 milliard, c’est donc le nombre de personnes qui, en 2001, n’avaient pas de quoi survivre ou de quoi être incluses dans la société. L’article de Zhou Xun et Michel Lubrano s’inscrit dans le contexte de la redéfinition de la ligne de pauvreté par la Banque mondiale qui a animé le monde économique dans les années 2010. Il rappelle l’importance, pour les organismes internationaux, d’utiliser des méthodes de calculs rigoureuses et rationnelles, parce que derrière les chiffres, il est question d’humains.
Référence
Xun Z., Lubrano M., 2018, "A Bayesian Measure of Poverty in the Developing World", Review of Income and Wealth, 64 (3), 649-678.
- 1. Cet article doit beaucoup à des discussions avec l’économiste Tony Atkinson (1944-2017) qui a consacré une grande partie de ses recherches à l’étude de la pauvreté.
- 2. Adam Smith (1723-1790) est un philosophe et économiste écossais considéré comme le père des sciences économiques modernes.
- 3. Le salaire médian divise la population en deux (50 % possède au-dessous et 50 % au-dessus), dans la plupart des pays européens, la ligne de pauvreté est à 50 % ou 60 % de ce salaire.
- 4. Référence au fameux tea time britannique. Exemple tiré de The Economics of inequality (1983) de Tony Atkinson.
- 5. Martin Ravallion est un économiste australien affilié au Georgetown University Department of Economics, qui a dirigé le département de recherches de la Banque mondiale.
- 6. Contrairement à la statistique fréquentiste, la statistique bayésienne ou subjective se base sur une autre logique de raisonnement.
- 7. https://www.bbc.com/news/world-asia-india-28189645
Commentaires
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS