Donner du sens à la science

A propos

À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Pour en savoir plus, lire l'édito.

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Par le réseau de communicants du CNRS

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Dans la tête des fraudeurs : quand la science nous répond
26.06.2025, par Gaïane Charpenet, Délégation Rhône Auvergne
Mis à jour le 26.06.2025

Si plusieurs villes françaises expérimentent la mise en gratuité de leurs transports en commun, comme Montpellier ou Dunkerque, d’autres ont, au contraire, opté pour un durcissement de leur politique anti-fraude. C’est le cas de Paris ou Lyon qui a annoncé en janvier 2025 une augmentation de 20% du nombre de contrôles sur son réseau, dans un objectif de faire reculer la fraude, estimée à 12% des usagers. La stratégie repose sur une présence accrue de contrôleurs et des amendes dissuasives. Mais cette approche est-elle efficace sur le long terme ? Quelles sont les conséquences d’une politique de contrôle agressive sur l’honnêteté des citoyens ?

Visuel Pinocchio © Unsplash jametlene reskp

Fabio Galeotti, économiste comportemental au Groupe d’analyse et de théorie économique Lyon-Saint-Etienne1 (GATE) et son équipe, ont mené une expérience dans les transports en commun lyonnais et ont mis en évidence un paradoxe : plus un individu est exposé à des contrôles, plus il a tendance à adopter des comportements malhonnêtes, notamment en dehors du contexte initial de la fraude dans les transports. Pour comprendre cet effet contre-intuitif, plongeons dans l’expérience qu’ils ont menée.

Expérience de terrain : du bus au laboratoire

L’étude repose sur une expérience en deux étapes. Lors de la première phase dans les transports en commun, les scientifiques ont discrètement distingué les usagers qui validaient leur titre de transport de ceux qui voyageaient sans payer et ont reporté la survenue d’un contrôle des tickets ou non. Ils ont ensuite cherché à savoir si cette exposition aux contrôles influençait l’honnêteté de ces mêmes participants en dehors du cadre des transports. À la sortie du bus ou du tramway, un acteur, complice de l’équipe de recherche, faisait semblant de ramasser un billet de 5 euros tombé au sol et le montrait au participant de l’étude en lui demandant si cet argent lui appartenait.

Visuel bus Tcl © Pexels Bryan Dijkhuizen

Les résultats montrent que les individus exposés à des contrôles dans les transports en commun, fraudeurs ou non, sont plus enclins à s’approprier le billet que ceux qui n’ont pas croisé le chemin de contrôleurs. Les fraudeurs, après un contrôle, peuvent être plus susceptibles de garder le billet par volonté de recouvrir la perte monétaire due à une amende. En revanche, ceci n’explique pas le fait que les contrôles des titres de transports entrainent une malhonnêteté de la part des non-fraudeurs également. Ce test repose sur une approche comportementale. Plutôt que de mesurer l’honnêteté des participants à travers des questionnaires, souvent sujets aux biais (les individus peuvent vouloir donner une image socialement acceptable d’eux-mêmes), on observe leurs actions réelles dans une situation où l’opportunité de mentir, sans être observé et de gagner de l’argent, est tangible.

Pourquoi choisir d’être malhonnête ?

L’un des premiers mécanismes en jeu est la modification des raisons qui poussent à être honnête. Selon les situations, un individu se montrera honnête, soit par peur des sanctions (c’est l’honnêteté extrinsèque, qui nous fait respecter les règles car on ne veut pas risquer une amende), soit par valeurs personnelles (c’est l’honnêteté intrinsèque, qui nous fait adopter des comportements alignés à nos valeurs, même sans surveillance). Dans le contexte des transports en commun, un individu non-fraudeur qui respecte la loi par conviction, assiste aux inspections très ostensibles. « Cela peut affaiblir les convictions de ces individus, même inconsciemment : s’il y a autant de contrôleurs, c’est que beaucoup de passagers fraudent donc ce n’est pas si grave si je triche moi aussi » explique Fabio Galeotti. L’honnêteté intrinsèque diminue alors et les comportements malhonnêtes se répandent à d’autres contextes.
Avec cette seule étude, il est difficile d’identifier précisément les raisons de l’augmentation de la malhonnêteté suite aux contrôles, mais les scientifiques sont capables de lister plusieurs mécanismes, suspectés de jouer un rôle plus ou moins important selon le contexte (émotions, équilibre des bonnes et mauvaises actions, confiance des citoyens envers les institutions…)

Quelles leçons garder pour lutter contre la fraude ?

Les résultats de cette étude invitent à repenser les politiques anti-fraude dans de nombreux domaines. Si un renforcement des contrôles réduit mécaniquement la fraude sur le moment, il pourrait engendrer des effets collatéraux à long terme, en augmentant la malhonnêteté dans d’autres sphères du quotidien.
À l’opposé des politiques de lutte contre la fraude dans les transports en commun des agglomérations lyonnaises et parisiennes, Marseille a lancé fin 2024 le test d’une stratégie plus nuancée. En cas de contrôle, les fraudeurs pourront choisir de s’acquitter de leur amende ou bien de payer un abonnement annuel. « Pour prolonger notre étude, on souhaiterait analyser si la mise en place d’une autre méthode de punition (souscription à un abonnement plutôt qu’une amende) ou bien le passage à une stratégie de récompense des bons comportements permettrait de réduire les effets collatéraux sur la malhonnêteté » complète Fabio Galeotti. Ainsi, pour les transports en commun à Lyon, une approche mixte pourrait se révéler plus efficace qu’une simple intensification des sanctions.

Encourager l’honnêteté plutôt que surveiller la fraude

En étudiant les effets des institutions en dehors de leur champ d’application, cette étude révèle que la fraude touche aux dynamiques profondes entre citoyens et institutions. Dans le cadre de ce projet de recherche, les scientifiques explorent également les liens entre contrôles et malhonnêteté dans le cadre de la fraude fiscale, des comportements professionnels ou encore de l’éducation. Les résultats de telles études pourraient permettre aux décideurs d’élargir leurs points de vue lors de la mise en place et l’évaluation de politiques anti-fraude. La lutte contre les transgressions ne se gagnera pas uniquement sur le terrain de la répression, mais aussi sur celui de la confiance et de la culture civique.

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-DECISION-AAPG2019. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 18/19).

 

Notes
  • 1. Unité CNRS, Université Jean Monnet Saint-Etienne, Université Lumière Lyon 2