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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches bénéficient du label « Science avec et pour la société » du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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Petite mouche, gros dégâts, la science face à Drosophila suzukii
22.06.2023, par Martin Koppe

Espèce invasive et nuisible, la drosophile à ailes tachetées (Drosophila suzukii) peut dévaster jusqu’à 80 % de la production d’un champ de framboises ou de cerises. Depuis plusieurs années, une équipe de chercheurs est au cœur de nombreuses initiatives pour mieux comprendre le fonctionnement de cette mouche, et notamment son cycle hivernal. Ces travaux visent à fournir de meilleurs outils et informations aux agriculteurs.

Les drosophiles sont de petites mouches qui ne causent habituellement pas de souci aux agriculteurs, car elles ne pondent que dans des fruits déjà en décomposition. L’introduction accidentelle en 2008 en Europe et aux États-Unis de la Drosophila suzukii, originaire d’Asie du Sud-Est et reconnaissable par ses ailes tachetées, a cependant radicalement changé la donne. La mouche s’est depuis largement répandue et provoque d’énormes dégâts aux cultures fruitières. 

« Chez de nombreux insectes, la ponte s’effectue grâce à un appendice : l’ovipositeur, explique Hervé Colinet, chargé de recherche CNRS au laboratoire Écosystèmes, biodiversité, évolution (ECOBIO)1, au sein de l’Observatoire des sciences de l’univers de Rennes (OSUR)2. Chez la Drosophila suzukii, l’ovipositeur est en forme de scie, ce qui lui permet de piquer à travers des fruits encore sur pied et d’y déposer ses œufs. Elle s’attaque à beaucoup d’espèces, mais préfère les petits fruits rouges comme les cerises et les framboises. D’une année sur l’autre, les pertes peuvent aller jusqu’à 80 % de la production. »

Mouche drosophila suzukii © Hervé Colinet
Mouche Drosophila suzukii. © Hervé Colinet

Cette menace force les agriculteurs à changer leurs pratiques. Ils doivent ainsi récolter les fruits tous les deux jours, au lieu d’une fois par semaine, afin de les réfrigérer au plus vite. Le froid tue en effet l’essentiel des œufs, avant l’apparition d’une larve qui commencerait à attaquer le fruit. 

Un nuisible tenace

« L’éradication de Drosophila suzukii représente un problème insoluble, appuie Hervé Colinet. Cette mouche est beaucoup trop prolifique et se nourrit d’une grande variété de fruits, y compris des espèces sauvages non cultivées. » Ainsi, même si on parvenait à s’en débarrasser dans un champ, elle n’aurait aucun mal à se régénérer ailleurs et à revenir à la saison suivante. Les nouvelles législations sur les insecticides ont de plus conduit à l’interdiction des produits les plus utilisés jusque-là, à cause de leurs effets très néfastes sur la santé humaine et celle des écosystèmes. 
 

Les agriculteurs ne sont cependant pas totalement démunis. Il existe des outils d’aide à la décision qui, sur base de modèles complexes, alertent sur les périodes à risque élevé d’attaques et préconisent d’intervenir aux moments a priori opportuns, y compris par des moyens qui ne sont pas chimiques. « Par manque de données sur cette espèce, ces modèles sont malheureusement mal calibrés, déplore Hervé Colinet. Ils prédisent par exemple très difficilement les niveaux des populations à la sortie de l’hiver. La filière des petits fruits a absolument besoin de modèles fiables afin de mettre en place des moyens de lutte adaptés, et c’est justement ce que nous sommes en train d’établir. » 

La capture au centre des recherches

Les principales interrogations concernent l’hivernage de la mouche. Comment cette espèce d’Asie du Sud-Est supporte-t-elle le froid et comment se nourrit-elle quand il n’y a plus de fruits dans les cultures ? Où va la drosophile quand elle n’est pas en train de s’alimenter ou de pondre, se cache-t-elle dans la litière au sol ou dans les haies ? 

Les chercheurs scrutent ainsi les micro-habitats de la mouche et comment ils changent avec les variations de température, l’alternance des saisons, l’évolution des substrats nutritifs, sauvages comme cultivés, nécessaires à la mouche, etc. Les scientifiques s’intéressent jusqu’à l’impact du microbiote de la drosophile, certains microorganismes ayant établi une véritable symbiose avec elle. Nombre de ces informations s’obtiennent à l’aide d’expériences en laboratoire, mais aussi par des suivis sur le terrain au moyen de piégeages. Elles servent ensuite à construire des modèles de dynamique de populations. 

Hervé Colinet travaille pour cela avec Romain Georges, ingénieur d’études du CNRS sur la plateforme d’écologie expérimentale d’ECOBIO, où il gère notamment les campagnes d’échantillonnage d’invertébrés. « En fonction des espèces que l’on cible et du projet scientifique, je définis les protocoles en choisissant le nombre et le type de pièges, où, quand et combien de temps les installer…, décrit Romain Georges. J’ai également des compétences dans la détermination de certaines espèces d’insectes, mais aussi d’araignées. » 

Les agriculteurs entrent en jeu

Deux thèses sont en cours pour renforcer cette véritable enquête sur Drosophila suzukii. Elles sont notamment financées dans le cadre du projet DroThermal où l’on retrouve des scientifiques de l’Institut de recherche sur la biologie de l’insecte (IRBI)Unité CNRS / Université de Tours, du Laboratoire de biométrie et biologie évolutive (LBBE)3 et du laboratoire Écologie et dynamique des systèmes anthropisés (EDYSAN)4.

Les chercheurs d’ECOBIO ont également trouvé des alliés chez les agriculteurs, et collaborent avec dix-sept producteurs de framboises, de l’Aisne aux Pyrénées-Orientales, dans une démarche de science participative. « Nous avons établi un protocole commun pour un piégeage dix jours par mois, tout au long de l’année, explique Romain Georges. Nous avons dû l’adapter aux contraintes des exploitants et prendre en compte les périodes où ils ont le plus de travail et le moins de temps disponible. Les pièges sont ainsi basés sur des modèles classiques que nous avons modifiés, grâce à l’ajout de pièces en impression 3D, pour qu’ils soient plus faciles et rapides à utiliser. » Les producteurs envoient ensuite les échantillons récoltés aux scientifiques, tout en récoltant des informations comme la température et l’humidité au niveau du sol au moyen de capteurs. 

La question cruciale de l’hivernage

La question de l’hivernage a également poussé les chercheurs à s’intéresser aux composteurs. Des fruits y sont en effet jetés tout au long de l’hiver et, à cause de la décomposition dans un espace clos, la température y est plus élevée qu’à l’extérieur. Comme la plupart des drosophiles, Drosophila suzukii pourrait modifier ses habitudes alimentaires et se nourrir de fruits en décomposition durant cette période hivernale critique. Différents types de composteurs, associés à des pièges, ont donc été installés à l’université de Rennes afin de capturer les espèces qui se développent à l’intérieur. Ces dispositifs permettent un suivi régulier durant toute l’année. 

Dispositifs de piégeage sur un site de compostage. © Romain Georges

Dispositifs de piégeage sur un site de compostage. © Romain Georges

« Nous n’avons pas encore identifié précisément tous les échantillons, mais nous voyons déjà qu’il y a des Drosophila suzukii tout au long de l’hiver, déclare Hervé Colinet. Cela remet en question de nombreuses données de la littérature scientifique qui affirment que seules les femelles adultes survivent à cette période, arrêtent de se reproduire et se mettent en dormance. Nous constatons pourtant bien que de nouvelles drosophiles apparaissent, y compris des mâles. Ce qui prouve qu’il y a bien un développement larvaire dans les composteurs, y compris durant l’hiver. Quelques dizaines de mouches par composteur, ça peut sembler dérisoire, mais c’est suffisant pour recréer les populations fondatrices dès le début de saison. » 

Ces travaux vont ainsi permettre de mieux comprendre cette drosophile ravageuse. En plus de l’affinement des modèles de prédiction et d’action, cela pourrait à terme aider à développer des solutions pour s’attaquer directement à la mouche sans utiliser d’insecticides potentiellement problématiques.  

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie par l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR DroThermal-AAPG2020. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l'appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2020 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 20).

Notes
  • 1. Unité CNRS / Université de Rennes.
  • 2. CNRS / Université Rennes / Université Rennes 2.
  • 3. Unité CNRS / VetAgro Sup / Université Claude Bernard Lyon 1.
  • 4. Unité CNRS / Université de Picardie Jules Verne.

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