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Adoptions illégales en France : un rapport inédit dresse l’état des lieux

Adoptions illégales en France : un rapport inédit dresse l’état des lieux

13.02.2023, par
Deux historiens viennent de publier une étude d’ampleur inédite sur l’adoption d’enfants étrangers, objet de soupçons de plus en plus pesants ces dernières années. Plaintes, atteintes aux droits humains, vies bouleversées… Plongée dans les archives diplomatiques d’un phénomène lourd de conséquences.

Les témoignages sur certaines pratiques douteuses, voire criminelles, liées à l’adoption d’enfants étrangers se multiplient depuis quelques années. Elles viennent de plus en plus souvent des personnes adoptées elles-mêmes. Au point de pousser l’ONU, en septembre dernier, à exhorter les États à enquêter sur ces pratiques et le gouvernement français à mettre sur pied une mission interministérielle chargée de débusquer les dysfonctionnements dans l’administration et de pointer certaines responsabilités. En marge de ces initiatives, les historiens Yves Denéchère, professeur à l'université d'Angers et directeur du laboratoire Temps, Mondes, Sociétés1 (Temos), et Fabio Macedo, chercheur postdoctorant à l’université d’Angers et à Temos, ont entrepris l’an dernier une étude qu’ils viennent de publier en accès libre. Elle est le résultat d’un dépouillement minutieux de milliers de pages d’archives diplomatiques.
   
 
Avec cette étude, vous définissez les contours de l’adoption illégale d'enfants étrangers en France, ou plutôt des « pratiques illicites dans l’adoption internationale ». De quoi s’agit-il ?
Yves Denéchère. Ces pratiques illicites recouvrent toutes les actions qui dérogent aux normes et aux règles de l’adoption établies dans les pays de départ et dans les pays d’arrivée, ainsi qu’aux droits humains et aux droits de l’enfant, tels qu’établis par l’ONU en 1948 et 19892. Non-consentement de la mère, vol d’enfant, corruption de fonctionnaire, falsification de documents administratifs ou encore supposition d’enfantFermerPratique consistant à attribuer, via une fraude à l’état-civil, la maternité d’un enfant à une femme qui ne l’a pas accouché., ces pratiques sont vastes.
 
Mais cette large palette ne recouvre pas des actions de même gravité…
Y. D. Cela peut en effet aller de l'irrégularité jusqu’au crime. Se débrouiller pour faire entrer un enfant sans visa, ce n’est pas la même chose qu’acheter un enfant à un réseau de trafiquants. Nous avons voulu porter un regard global d’historiens sur le phénomène, tout en établissant une hiérarchie dans la gravité des pratiques dès l’introduction du rapport.
 
Fabio Macedo. En tant qu’historiens, nous ne nous plaçons pas d'un point de vue juridique : notre objectif est de contextualiser les choses dans le temps et dans l’espace. Cela permet de comprendre que ce qui a pu être un acte illicite toléré dans le Brésil des années 1980 ne l’était plus dans les années 2000. Partout, les règles et les pratiques sociales autour de l’adoption ont évolué.

Les pays d’origine ont longtemps encadré l’adoption avec leurs réglementations et leurs logiques propres. Aujourd'hui, des règles internationales protègent-elles mieux les enfants ? 
Y. D. En 1993, le droit international privé a énoncé des normes dans la Convention de La Haye sur la protection de l’enfant et la coopération en matière d’adoption internationale. Appuyée sur les Conventions des droits humains et des droits de l’enfant, celle-ci met en particulier l’accent sur le principe de subsidiarité : avant qu’un enfant puisse partir en adoption internationale, il faut que toutes les autres possibilités de prise en charge dans son pays aient été examinées. Aujourd'hui, 105 pays sont signataires de la Convention de La Haye qui les oblige aussi à disposer d’une autorité centrale de l’adoption.

Manifestation en juillet 1999, à Strasbourg. Des parents adoptifs protestent contre la circulaire du 16 février 1999 rendant l'adoption internationale très difficile voire impossible si le pays d'origine de l'enfant n'utilise pas le terme "d'abandon irrévocable".
Manifestation en juillet 1999, à Strasbourg. Des parents adoptifs protestent contre la circulaire du 16 février 1999 rendant l'adoption internationale très difficile voire impossible si le pays d'origine de l'enfant n'utilise pas le terme "d'abandon irrévocable".

En France, la première loi portant sur l’adoption des mineurs remonte à 1923, bien avant que l’adoption d’enfants à l’étranger devienne un phénomène de société…
F. M. Le phénomène ne prend en effet de l’ampleur qu’après 1945 et surtout à partir des années 1960-1970. Les premières normes ont été instaurées dans les années 1970 et les visas « adoption » ne sont comptés en tant que tels par le ministère des Affaires étrangères qu’à partir de 1979.
     
Même à partir de cette date, il est difficile d'établir un bilan chiffré dans notre pays, n'est-ce pas ?

Y. D. En effet. Depuis 1979, quelque 100 000 enfants sont arrivés en France avec un visa d’adoption. En tout nous estimons qu’il y a eu 120 000 adoptions d’enfants étrangers en France. Certains entrés avant 1979, d'autres entrés sans visa. Parmi toutes ces adoptions, celles qui sont entachées de pratiques illicites sont très difficilement chiffrables. Notre rapport recense quantité de pratiques qui dérogent aux règles et aux normes, mais il ne faudrait pas pour autant en conclure que toutes les adoptions, dans tel ou tel pays et à telle période, sont viciées. C’est a priori l’inverse dans la grande majorité des cas. Mais certaines familles ont pu être victimes de pratiques illicites sans le savoir. Restent celles qui étaient prêtes à tout pour obtenir un enfant… Il faudrait pouvoir examiner les situations pratiquement au cas par cas.
    
Beaucoup d’acteurs sont concernés par l’adoption internationale et, potentiellement, par des pratiques illicites. Qui sont-ils précisément ?
F. M. On peut identifier trois niveaux d’intervenants. Il y a d’abord les familles adoptantes, motivées par un désir d’enfant et la volonté de fonder une famille. Ensuite, il y a les États, d’origine et d’accueil.

Les États d’origine sont contraints par une série de raisons économiques, sociales ou démographiques à envoyer des enfants à l’adoption internationale, parfois sous la pression d’une forte demande des Occidentaux.

Les premiers sont contraints par toute une série de raisons économiques, sociales ou démographiques à envoyer des enfants à l’adoption internationale, et parfois aussi sous la pression d’une très forte demande des Occidentaux. Les seconds sont essentiellement localisés en Amérique du Nord et Europe de l’Ouest. Enfin, il y a un troisième groupe d’acteurs qu’on peut appeler les intermédiaires ou les facilitateurs. En France, ce sont principalement des Organismes autorisés pour l’adoption (OAA), habilités à partir de 1989 par le ministère des Affaires étrangères à travailler avec tel ou tel pays et qui mettent en relation les familles avec les pays d’origine.

 Y. D. Il faut ajouter un quatrième acteur, qui a pris une place de plus en plus importante depuis quelques années, ce sont les personnes adoptées qui sont en quête de leurs origines et, à l’occasion de ces recherches, découvrent parfois des pratiques illégales. Aujourd’hui elles sont rassemblées dans des associations et des collectifs qui demandent que la lumière soit faite sur les pratiques illicites.

Votre rapport, avec son approche historique, met bien en lumière la question fondamentale de la chaîne des responsabilités. Permet-il de dégager celles des différents acteurs ?
Y. D et F. M. Du côté des pays d’origine, il peut y avoir une situation géopolitique particulière. Par exemple, la Corée du Sud des années 1950 est un pays très pauvre qui se retrouve avec des milliers d’enfants, nés de mères sud-coréennes et de pères GI’s américains. Une organisation dirigée par un pasteur américain propose de les prendre en charge et d’en faire adopter un certain nombre aux États-Unis. C’est le début d’un flux massif d’adoption. La plupart des pays d’origine se trouvent dans des situations de mal-développementFermerDéveloppement social, économique et écologique d'un groupe humain présentant des défauts qualitatifs. Le terme a été créé dans les années 1980 pour se distinguer du « sous-développement » qui ne considère que les aspects économiques et qui suppose implicitement une « voie unique » pour le progrès humain. et subissent dans un premier temps l’adoption internationale, l’asymétrie économique et les effets pervers qui en découlent. Ce qui les pousse à accepter de voir partir leurs enfants dans ce cadre, par exemple dans l’Inde dans les années 1970, dans les pays d’Amérique latine des années 1970 aux années 1990, dans les pays d’Afrique depuis les années 1990.
    
Que se passe-t-il durant cette période du côté des pays d’accueil ?
Y. D et F. M. Dans le même temps, ces pays, la France par exemple, connaissent un effet ciseaux : le cadre juridique est mieux établi et il y a de moins en moins d’enfants nationaux adoptables parmi les pupilles de l’État, les personnes qui veulent des enfants se tournent alors vers l’adoption à l’internationale.

Dans certains pays, la logique bascule. Le raisonnement n’est plus : envoyons des enfants à l’étranger car on n’a pas les moyens de s’en occuper. Il devient : il y a une forte demande extérieure d’enfants, nous, nous pouvons en fournir.

La demande devient telle que, dans certains pays d’origine, la logique bascule. Le raisonnement n’est plus : envoyons des enfants à l’étranger puisqu’on n’a pas les moyens de s’en occuper. Il devient : il y a une forte demande extérieure d’enfants, nous, nous pouvons en fournir. C’est à ce moment-là qu’apparaissent les fraudes à l’état-civil, les suppositions d’enfantFermerPratiques consistant à attribuer, via une fraude à l’état-civil, la maternité d’un enfant à une femme qui ne l’a pas accouché., les vols, les pressions sur la famille biologique à céder un enfant. C’est à ce moment-là aussi qu’intervient toute une gamme d’intermédiaires, parce que l’adoption devient un marché où la demande crée l’offre.

Ces intermédiaires, avocats, notaires, responsables d’orphelinat, médecins, sage-femmes… sont le plus souvent motivés par l’appât du gain. Des intermédiaires, français ou locaux, peuvent aussi agir dans une logique humanitaire pour laquelle la fin – sauver des enfants – justifie les moyens, y compris les plus douteux, ainsi que l’affaire de l’Arche de Zoé l’a mis en lumière3.

Des membres de l'association l'Arche de Zoé et du Collectif des familles pour les Orphelins du Darfour, en octobre 2007, à l'aéroport de Paris-Vatry. Ils attendent 103 enfants présentés comme des orphelins du Darfour, mais la majorité d'entre eux, tchadiens en réalité, avaient encore leurs parents.
Des membres de l'association l'Arche de Zoé et du Collectif des familles pour les Orphelins du Darfour, en octobre 2007, à l'aéroport de Paris-Vatry. Ils attendent 103 enfants présentés comme des orphelins du Darfour, mais la majorité d'entre eux, tchadiens en réalité, avaient encore leurs parents.

Les pays d’accueil ne devraient-ils pas se montrer plus regardants sur toutes ces pratiques réalisées en amont ?
Y. D et F. M. Les archives montrent qu’à partir des années 1990, l’État français est devenu précautionneux sur les modalités de départ des enfants de leur pays d’origine. Les archives dévoilent aussi les centaines de lettres de maires, d’élus, de parlementaires adressées au ministère des Affaires étrangères, qui constituent autant de pressions pour favoriser des candidats à l’adoption, demandant ce que l’État peut faire pour eux. Ce rôle des candidats à l’adoption, des intermédiaires et des associations de parents adoptants, compte. Par ailleurs, on ne peut guère reprocher à l’État de ne pas avoir vu ce qui lui a été sciemment caché. Par exemple une supposition d’enfantFermerPratique consistant à attribuer, via une fraude à l’état-civil, la maternité d’un enfant à une femme qui ne l’a pas accouché. dans un pays d’origine est un crime initial sur lequel une adoption régulière peut avoir été bâtie. Notre étude montre qu’on ne peut pas faire porter systématiquement la responsabilité des pratiques illicites sur tel ou tel acteur. Il faut éviter ce type de simplification et montrer la complexité de la réalité. Notre but, en produisant des connaissances nouvelles, est de tirer vers le haut toutes les personnes qui s’intéressent à la question.
    
Et pour montrer la complexité de la réalité, vous vous êtes plongé dans la multitude des documents disponibles…

F. M. L’essentiel de la recherche a en effet consisté à dépouiller des dizaines de milliers de pages d’archives des ministères des Affaires étrangères, de la Justice, de l’Intérieur, etc. Ces documents montrent bien qu’en matière de responsabilités et d’implications dans les irrégularités, il y a une part systémique, mais aussi beaucoup de situations particulières qu’il faut envisager au cas par cas. Le rapport peut donc résonner comme une longue litanie des sources tant les illustrations sont innombrables. Par exemple quand le consulat de France à Cracovie, en Pologne, signale, en 1991, l’existence de plusieurs personnes agissant comme intermédiaires non habilités. Ou quand le poste consulaire de Recife, au Brésil, écrit en 1993 qu’un couple de Français, lassé d’attendre la fin de la procédure, déclare avoir acheté un enfant pour 8 000 dollars américains. Nous avons également réalisé un état des lieux des archives des Organismes autorisés pour l’adoption, des associations d’adoptants et de personnes adoptées.
     
Quelles suites attendez-vous à votre rapport ?
Y. D. et F. M. Les personnes concernées ont chacune une histoire individuelle différente. Notre étude permet de replacer ces récits dans une histoire plus globale. C’est le rôle social que nous nous devons aussi de jouer en tant que chercheurs et historiens.

Nous ne visons pas à faire des recommandations sur ce qu’il y aurait lieu de faire pour changer les choses. Les révélations sont suffisamment lourdes pour que l’ensemble des acteurs concernés s’en empare et en tire des conclusions.

La question des adoptions illégales a pris une dimension internationale et nous y apportons une contribution pour la France, en rendant accessibles les résultats à l’ensemble des acteurs, dans une démarche de science ouverte. Elle ne vise pas à faire des recommandations ni des préconisations sur ce qu’il y aurait lieu de faire pour changer les choses. Les révélations apportées sont suffisamment lourdes pour que l’ensemble des acteurs concernés s’en empare et en tire des conclusions. Notre rapport de recherche sera sans doute utilisé par la mission d’inspection interministérielle que le gouvernement a lancée en novembre dernier.

De notre côté, nous allons continuer à enrichir la base de données bibliographiques et de presse, créée à l’occasion de cette étude avec Aurélie Hess4. Toutes les personnes intéressées pourront aussi proposer de nouveaux contenus, dans une démarche de science participative. Et, les 20 et 21 juin prochains, nous organiserons à Angers un colloque pour le centenaire de l’adoption des enfants en France. ♦

Notes
  • 1. Unité CNRS/Universités d'Angers/Bretagne Sud/Le Mans.
  • 2. Convention relative aux droits de l’enfant, Nations Unies, adoptée le 20 novembre 1989.
  • 3. Du nom de l’association française implantée au Tchad et qui, en octobre 2007, avait tenté d’envoyer en France 103 enfants présentés frauduleusement comme des orphelins du Darfour. La majorité de ces enfants, tchadiens en réalité, avaient encore leurs parents.
  • 4. Ingénieure au laboratoire Temps, Mondes, Sociétés (CNRS/Universités d'Angers/Bretagne Sud/Le Mans).