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Bourbaki et la fondation des maths modernes

Bourbaki et la fondation des maths modernes

10.06.2015, par
Le groupe Bourbaki en 1935, Besse-en-Chandesse
Photo prise lors du congrès fondateur de Bourbaki, à Besse-en-Chandesse, en juillet 1935. De g. à d. : Henri Cartan, René de Possel, Jean Dieudonné, André Weil et Luc Olivier (biologiste). Assis de g. à d. : un «cobaye» appelé Mirles, Claude Chevalley et Szolem Mandelbrojt.
Derrière ce nom, un collectif de mathématiciens français a profondément renouvelé la vision des mathématiques. En dépit de sa reconnaissance internationale, Bourbaki demeure pourtant nimbé de mystère.

Quatre-vingts ans d’activité scientifique continue. Pour tout autre chercheur, cette longévité serait exceptionnelle. Pas pour Nicolas Bourbaki, grande figure des mathématiques du XXe siècle. Mais si Bourbaki reste entouré de quelques mystères, sa jeunesse sans fin n’en est pas un car derrière ce nom se cache un collectif de mathématiciens. Un collectif progressivement renouvelé, qui œuvre à la publication d’une présentation structurée de la discipline sous la forme d’un monumental traité.

Dépoussiérer les axiomes

En juillet 1935 cependant, l’ambition est encore modeste. Neuf mathématiciens se réunissent à Besse-en-Chandesse, près de Clermont-Ferrand, et revêtent le nom de Bourbaki. Ils ont environ 30 ans. Il y a André Weil et Henri Cartan, mais aussi, entre autres, Claude Chevalley, Jean Delsarte et Jean Dieudonné. Tous sont issus de l’École normale supérieure de Paris, à l’exception de Szolem Mandelbrojt. Pour l’heure, ce sont des jeunes professeurs des universités exerçant en province. Ils se sont donc connus au cœur du Quartier latin et c’est dans un café du boulevard Saint-Michel qu’ils sont tombés d’accord pour dépoussiérer les manuels d’analyse mathématique qu’ils jugent inadaptés.
 

Congrès Bourbaki, 1951
Photo prise lors du congrès de 1951. De g. à d : Jacques Dixmier, Jean Dieudonné, Pierre Samuel, André Weil et Jean Delsarte. On devine la silhouette de Laurent Schwartz debout sous le parasol.
Congrès Bourbaki, 1951
Photo prise lors du congrès de 1951. De g. à d : Jacques Dixmier, Jean Dieudonné, Pierre Samuel, André Weil et Jean Delsarte. On devine la silhouette de Laurent Schwartz debout sous le parasol.

Les Bourbaki décident d’adopter une présentation axiomatique pour leur traité. Les règles de base (les axiomes) sont clairement formulées et les théorèmes en sont déduits par des raisonnements logiques tout en ayant des énoncés sans couches successives. Leur but est de fournir une colonne vertébrale aux mathématiques, hiérarchisée par des structures abstraites. « Or, pour exposer rigoureusement les fondements de l’analyse, il faut d’abord présenter un peu d’algèbre, de topologie, de théorie des fonctions, etc. », explique Antoine Chambert-Loir, mathématicien à l’université Paris-Sud. Le projet prend donc de l’ampleur et devient les Éléments de mathématique. Le terme « éléments » renvoie consciemment à l’œuvre du mathématicien de l’Antiquité Euclide et à sa démarche axiomatique. Quant à l’usage de la mathématique, au singulier, il exprime la profonde unité de la discipline telle que la voit Bourbaki. La publication commence en 1939 par le volume consacré à la théorie des ensembles.

Humour potache et rigueur intellectuelle

Les Éléments de mathématique sont rapidement un succès, tant en France qu’à l’étranger et trouvent leur place dans les bibliothèques mathématiques. Ils renouvellent complètement la vision des mathématiques. Ils instaurent aussi une nouvelle terminologie. Beaucoup de termes ou de symboles introduits par Bourbaki font aujourd’hui partie du vocabulaire de base de tout mathématicien ; comme Ø, qui représente l’ensemble vide. Son style austère et épuré contraste toutefois avec la vie interne du groupe. Du moins ce que l’on en sait car, le succès venant, le secret enveloppe Bourbaki. En privé, l’autodérision règne et les blagues potaches fusent, dans la digne tradition des canulars de normaliens dont est issu le nom même de Bourbaki. Il ferait référence, selon une des versions de la légende, à une conférence pastiche donnée en 1923 par un élève de l’École normale supérieure à ses camarades conclue par la démonstration incompréhensible d’un extravagant « théorème de Bourbaki ». Le travail en congrès, qui se tiennent quelques fois par an, est néanmoins acharné. Chaque chapitre destiné à publication est lu point par point à haute voix en congrès. Il subit alors une véritable démolition critique, parfois virulente. Un deuxième membre est alors chargé de rédiger une nouvelle version du texte. Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’accord se fasse.
Bourbaki connaît son âge d’or dans les années 1950-1970.

Théorie des éléments
La publication des «Éléments de mathématique» débute en 1939 avec le volume qui présente les fondements axiomatiques de la théorie des ensembles (en photo : l’édition de 1970 publiée chez Hermann).
Théorie des éléments
La publication des «Éléments de mathématique» débute en 1939 avec le volume qui présente les fondements axiomatiques de la théorie des ensembles (en photo : l’édition de 1970 publiée chez Hermann).

Parallèlement à la publication des Éléments, le groupe organise le séminaire Bourbaki, qui participe aussi à sa réputation. Plusieurs fois par an, des mathématiciennes et des mathématiciens du monde entier y sont invités à venir y donner des conférences sur des sujets de recherche actuelle choisis par le groupe. Toujours en secret, Bourbaki se renouvelle, nul ne pouvant y rester après avoir atteint l’âge de 50 ans. On sait cependant que des noms de mathématiciens de premier plan lui sont associés, dont ceux de Jean-Pierre Serre, Laurent Schwartz et Alexandre Grothendieck. C’est une période d’effervescence pour les mathématiques françaises, avec le développement de la géométrie algébrique en particulier. Bourbaki acquiert un poids institutionnel considérable, sa vision s’impose dans l’enseignement supérieur.

Le temps des critiques

Néanmoins, le groupe suscite des critiques sur son influence, mais aussi sur son style, trop aride selon certains, avec trop peu d’exemples et de dessins. On reproche au traité certains partis pris, par exemple dans sa présentation de la théorie de la mesure, peu adaptée au développement des probabilités, mais aussi l’absence de théorie des catégories. On reproche également parfois à Bourbaki son rôle dans la réforme des « maths modernes ». Mise en place au lycée autour des années 1970, elle fut ambitieuse en théorie, mais abstraite jusqu’à l’absurde dans ses programmes et se solda par un échec. Mais l’influence véritable de Bourbaki dans sa promotion est probablement nulle. Jean Dieudonné certes était membre de la commission qui a pensé la réforme, mais il en a démissionné dès 1970.

“Bourbakiste” est
un mot péjoratif pour ma
génération.
Je fais pourtant
partie de ceux
qui pensent que
leur héritage est
fondamental.

Depuis les années 1980, le poids de Bourbaki a considérablement décru. Le flot de publications des Éléments s’est réduit jusqu’à se tarir presque. Le dernier volume date de 2012. Il faut ensuite remonter à 1998 pour trouver trace d’une autre publication. L’ambition initiale de fournir une vision générale des mathématiques a explosé avec l’expansion buissonnante de la discipline. Néanmoins, Bourbaki est toujours présent dans les esprits des jeunes mathématiciens. « Je fais partie d’une génération pour laquelle “bourbakiste” est un mot péjoratif. Je fais pourtant partie de ceux qui pensent que leur héritage est fondamental », souligne Cédric Villani, directeur de l’Institut Henri-Poincaré.

C’est d’ailleurs dans cet édifice du Quartier latin que se déroule encore le séminaire Bourbaki. « Ce séminaire généraliste est un reste de l’utopie initiale », glisse Antoine Chambert-Loir, qui reconnaît être très impliqué dans son organisation. Mais lorsqu’on lui demande s’il fait partie de Bourbaki, la question est éludée dans un sourire. Le secret demeure. On murmure cependant qu’un nouveau volume des Éléments de mathématique pourrait sortir bientôt… Quatre-vingts ans plus tard, Bourbaki est encore là.

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