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Alexandre Grothendieck, un génie engagé
Avec des mathématiciens et d’anciens militants qui ont connu Alexandre Grothendieck (1928-2014), vous avez décidé de créer le Grothendieck circle afin de rassembler ses archives. Comment est née cette envie collective ?
Leila Schneps1. En 1991, Esquisse d’un programme2 m’est tombé entre les mains, puis Récoltes et Semailles3. J’avais vraiment envie de lire d’autres textes de cet auteur. Et j’ai appris que plusieurs personnes avaient en leur possession des lettres, ou des notes, ou avaient simplement rencontré et partagé avec Alexandre Grothendieck. Un jour, en 2003, on s’est retrouvé dans un café à Paris et on a décidé de créer le Grothendieck circle pour rassembler tous les documents à un endroit. Il y avait le mystère de cet homme qui nous attirait tous et toutes, mais surtout nous savions qu’il y avait des tonnes de mathématiques qui n’étaient pas encore publiées. C’est comme ça que l’on a commencé à décortiquer et analyser ce travail resté si longtemps anonyme. Au fond, je pense que chacun des membres du groupe souhaite comprendre profondément de quoi est fait cet héritage si particulier.
Alexandre Grothendieck est surtout connu pour ses travaux en géométrie algébrique. Pourtant sa carrière de mathématicien a débuté par une thèse en analyse, une discipline qui s’intéresse aux fonctions mathématiques. Est-il aussi reconnu pour ces travaux ?
L. S. Oui c’est indéniable. Il y a eu trois grandes périodes mathématiques dans sa carrière et la première concerne en effet l’analyse des fonctions. Les spécialistes de ce domaine affirment que son travail a eu un impact prépondérant et que les objets qu’il a introduits continuent d’être utilisés. Ses directeurs de thèse, Laurent Schwartz4 et Jean Dieudonné, diront même de lui qu’« il a tué le sujet », tellement il a réussi à le cerner et su répondre aux multiples questions qui lui étaient posées.
Quels sont les objets mathématiques qu’il introduit dans sa thèse ?
L. S. Dans cette première partie de son œuvre, il travaille sur l’analyse fonctionnelle. Pour la comprendre, rappelons qu’une fonction est un objet mathématique qui transforme les éléments d’un ensemble X en des éléments d’un ensemble Y. L’analyse fonctionnelle est notamment l’étude de toutes les fonctions impliquées dans la transformation d’un ensemble X en Y. Ce sont des espaces un peu différents de ceux auxquels on est habitués, ils ne sont pas faits de points ou de courbes mais de fonctions. Laurent Schwartz avait écrit avec Jean Dieudonné un article sur un espace particulier, qu’ils avaient muni d’une nouvelle structure appelée topologie (c’est-à-dire qui donne un cadre pour définir, notamment, la notion de continuité ou de limite, ndlr). Schwartz voulait étendre cette topologie naturelle au cas général, et il a posé ce problème à Grothendieck comme sujet de thèse. Au début Grothendieck était déçu parce qu’il ne trouvait pas une mais deux topologies naturelles, sans que l’une semble meilleure que l’autre. C’est ensuite qu’il a compris que les deux topologies coïncidaient sur l’espace qui intéressait Schwartz. Il a alors introduit la notion d’espace nucléaire, pour parler des espaces sur lesquels les deux topologies cohabitent.
En 1954, il « rencontre » la géométrie algébrique et abandonne l’analyse fonctionnelle. Pourquoi cette discipline émergente le séduit autant ?
L. S. À cette époque, la discipline n’était pas tout à fait nouvelle mais elle était clairement en train de changer. À l’origine, la géométrie algébrique est l’étude des courbes, des surfaces – ou des objets analogues de dimension plus grande appelés « variétés » – définies par une ou plusieurs équations. Mais au début des années 1950, la « nouvelle » géométrie algébrique voit le jour en France. Dans celle-ci, l’idée classique des variétés est remplacée par l’idée des « schémas ». Plutôt que d’utiliser des équations pour décrire une variété, il s’agit de lui associer des objets mathématiques assez complexes mais qui facilitent la mesure très fine de ses propriétés. Si on connaît suffisamment bien ces objets, on peut en quelque sorte s’affranchir de l’objet initial et se concentrer sur cette nouvelle représentation. Quand Grothendieck a découvert cette théorie, il l’a vue comme un outil d’une puissance incroyable. Cela lui permit de voir les questions mathématiques sous un autre angle et ainsi de trouver plus facilement des solutions aux problèmes qu’il tentait de résoudre. C’est le début de la deuxième grande période de son œuvre.
Ses travaux en géométrie algébrique lui valent la médaille Fields en 1966. Mais quelles nouveautés apportent-ils dans la discipline ?
L. S. Déjà, il a contribué grandement à poser les fondations de cette « nouvelle géométrie algébrique ». Les éléments qu’il a introduits dans son livre Sur quelques points d'algèbre homologique5, en 1957, sont tellement connus et utilisés qu’il est difficile de se dire que cela ne date « que » d’il y a 70 ans. C’est très récent pour des mathématiques. Par ailleurs, cette période pour Grothendieck est très fructueuse : entre 1955 et 1970, il a produit une quantité absolument massive de mathématiques. Parmi elles, beaucoup de théorèmes très durs qui résistaient aux mathématiciens. Mais on le connaît et le reconnaît surtout pour les grandes structures qu’il a introduites, comme les topos par exemple.
Justement, pourriez-vous décrire ce que sont les topos ?
L. S. Avec les topos, Grothendieck généralise la notion classique d’espace en changeant la définition du point. Désormais, à chaque point de l’espace est associé un objet très compliqué qui mesure des propriétés de l’espace par rapport à ce point (par exemple, il va regarder ce qu’il se passe dans l’espace juste autour de lui). Le point devient donc un objet très riche. Et finalement, l’ensemble de ces points et les mesures associées permettent d’oublier l’espace d’origine. Ce qui compte désormais ce sont ces points et la quantité d’informations qu’ils portent en eux. Avec eux, on peut mesurer très finement les propriétés des variétés. Une collègue mathématicienne italienne, Olivia Caramello, propose une vulgarisation intéressante de ces objets en les décrivant comme l’incarnation mathématique de l’idée de « vision » pour Grothendieck, c’est-à-dire avoir un point de vue multiple sur un sujet. On peut résumer le topos comme étant un objet kaléidoscopique qui incarne tous les points de vue possibles d’un même thème ou d’une variété.
Pourquoi Grothendieck a-t-il introduit ces structures ?
L. S. Pour lui – et peut-être plus que pour n’importe quel autre mathématicien – ce qui est important c’est de bâtir des ponts entre différents sujets. J’irais jusqu’à dire qu’il voyait les différents domaines des mathématiques (l’arithmétique, la géométrie, l’analyse…) comme autant de langages aptes à décrire un objet donné. Et passer d’un langage à l’autre permet d'apporter de nouveaux éclairages et de démontrer des théorèmes hors d’atteinte autrement. Les topos sont un exemple d’objets qui, pour Grothendieck, devraient permettre de faire le pont entre arithmétique et géométrie.
Est-ce que ce pont a finalement été bâti ?
L. S. Même si on a fait des progrès, on ne peut pas dire que ce lien a été établi comme Grothendieck l’envisageait. Il n’a lui-même pas pu aller jusqu’au bout de son idée, par manque de temps mais aussi parce qu’on attendait de lui – et il attendait de lui-même – qu’il développe sa machinerie jusqu’au bout pour prouver des théorèmes. Plusieurs mathématiciens, de domaines variés, se sont emparés de ses travaux sur les topos, dès les années 1970 et jusqu’à maintenant. Cela a l’avantage d'apporter de nouvelles lumières et de conduire à des résultats inattendus. Mais personne n’a réussi à aller vers ce que Grothendieck avait en tête. Premièrement, parce qu’il n’a pas indiqué de manière suffisamment claire la meilleure façon, selon lui, d’unifier géométrie et arithmétique grâce aux topos. Et puis, il avait une vision naturellement très abstraite, or ce n'est pas toujours simple pour les mathématiciens de se détacher de ce qui est concret pour eux.
Il était également un mathématicien très engagé. En 1966, il refuse de se rendre en URSS pour recevoir sa médaille Fields par solidarité avec deux écrivains dissidents du régime soviétique. L’année suivante, il passe plusieurs semaines au Viêt Nam pour protester contre l’intervention des États-Unis. On peut dire qu’il n’avait pas peur d'assumer des propos antimilitaristes. Était-ce rare à ce moment de s’engager autant ?
L. S. Il avait certes quelques compagnons très engagés comme Claude Chevalley et Pierre Samuel (avec qui il a fondé le mouvement écologiste Survivre et vivre, ndlr). Mais ce n’était pas le cas de la majeure partie de la communauté. Peu de mathématiciens se préoccupaient des questions d’écologie par exemple et encore moins militaires, en tout cas très peu étaient militants comme lui. Mais Grothendieck n’avait pas peur de prendre position ou de ce qu’on pouvait penser de lui. Pour lui, la guerre, la bombe atomique, la pauvreté, la destruction du vivant, étaient le plus préoccupant.
En 1969, il décide de quitter l’Institut des hautes études scientifiques où il travaille, après avoir découvert que l’établissement était en partie financé par le ministère de la Défense. Outre ce poste, est-ce que ses prises de positions ont eu des répercussions sur sa carrière ?
L. S. Oui c’est indéniable. Au début, il tentait d’embarquer la communauté mathématique dans ses mouvements. Par exemple, il raconte souvent cette histoire où il a hébergé un moine japonais sans papier. Un délit aux yeux de la justice française, pour lequel il sera condamné à de la prison avec sursis ainsi qu’à une amende. Peu de temps après, il s’est présenté au très prestigieux séminaire Bourbaki qui se tenait à Paris, non pas pour exposer ses dernières découvertes ou réflexions mais plutôt dans le but d’expliquer ce qu’il venait de traverser, et a demandé à tous ceux qui voudraient se battre contre cette loi de le rejoindre. À l’issue de son intervention, quasiment toute l’audience avait quitté la salle. Cela montre bien à quel point, à cette époque, l’engagement politique en tant que scientifique n’était pas monnaie courante. Dans le même temps, il a essayé à plusieurs reprises de convaincre les chercheurs de réfléchir aux conséquences de leurs recherches, notamment leur militarisation, et en particulier celles issues des mathématiques. Mais là, le résultat fut le même… un échec. C’est à ce moment qu’Alexandre Grothendieck s’est senti particulièrement rejeté de sa communauté – et en effet il a été rejeté. Cela l’a beaucoup attristé, touché, meurtri presque.
Après cette rupture avec ses pairs, Alexandre Grothendieck quitte Paris et finit par s’établir entre Montpellier et l’Ariège. Ce déménagement marque-t-il la fin de son œuvre mathématique ?
L. S. À ce moment-là, il a véritablement envisagé d’arrêter les mathématiques. Mais il n’a pas pu. Il le disait lui-même : à certaines périodes, les idées affluaient dans sa tête. Les années 1970 à 1991 marquent donc sa troisième grande période de recherche – elle aussi féconde. Il a rédigé de grands manuscrits contenant de très belles mathématiques. Mais ses recherches durant cette période sont beaucoup moins connues et appréciées car ce ne sont pas des écrits publiables. Il s’agit plutôt d'idées griffonnées qui s’enchaînent sans définition ni théorème. Il s’était libéré du temps des « tâches » – c’est-à-dire les démonstrations et vérifications complètes qui occupaient son quotidien avant 1970. Je trouve son travail tardif magnifique : c’est plus mystérieux, il se laisse aller là où sa vision l’amène.
Y a-t-il encore des sujets qui attisent sa curiosité à ce moment-là ?
L. S. Ce sont des sujets qu’il aurait voulu regarder avant mais il était trop occupé à ses « tâches ». Il y a par exemple un tapuscrit d’une quarantaine de pages, Esquisse d’un programme, que j’ai découvert en 1991 – soit 7 ans après son écriture. Il m’a fallu énormément de travail pour entrer dedans, d’autant que très peu de gens travaillaient là-dessus. En résumé, c’est un projet de recherche que Grothendieck a présenté à des membres du CNRS car il y convoitait un poste afin de ne plus avoir à enseigner. Ce projet a comme thème principal le groupe de Galois absolu, l’objet central de la théorie des nombres. Dans sa présentation, il explique comment l’étudier d’une manière tout à fait nouvelle : pas par la théorie des nombres mais par le biais de la géométrie.
Vous dites que son œuvre n’a pas eu beaucoup de retentissement. Est-ce qu’au fil des années cela a changé ?
L. S. Ça a été vrai mais c’est en train de changer. Depuis les années 1980 jusqu’à maintenant, trois ou quatre de ces manuscrits ont été édités (au moins partiellement). Et quand je dis « édités », cela veut dire relus, compris et annotés. Certains étaient déjà disponibles sous forme de manuscrits tapés, mais d’autres ne se trouvaient que dans les archives de Montpellier car Grothendieck les avait laissés en 1991 à son ancien étudiant et ami Jean Malgoire, qui les a transmis plus tard à l’université de Montpellier. Par exemple, le manuscrit Les dérivateurs6 a mis plus de temps à être redécouvert car il était caché et personne n’a pu y poser ses yeux, et donc l’étudier, pendant des décennies. Et il en reste encore beaucoup d’autres.
Plus le temps passe et plus Grothendieck vit reclus dans un village de l’Ariège, refusant souvent de recevoir des visites. Vous avez pu le rencontrer et échanger avec lui à ce moment-là. Qu’est-ce que cela a changé pour vous ?
L. S. La rencontre avec Grothendieck – par ses écrits d’abord, puis par nos échanges – a été fondamentale pour moi. Il est en quelque sorte mon maître de pensée mathématique par ses idées, par son approche et les questions qu’il posait. En mathématiques, on a tous peur de ne pas réussir, de rater, de se tromper, d'investir un temps fou pour rien... Grothendieck m’a fait prendre conscience de cette peur en moi. Et il m’a appris à la combattre en laissant surgir en moi la simple joie de la découverte. Grâce à cela, je me laisse désormais beaucoup plus aller à la joie de l’exploration.♦
Pour aller plus loin
Disparition d'un génie des mathématiques
«Grothendieck était d’un dynamisme impressionnant» (Point de vue par le mathématicien Luc Illusie)
Bourbaki et la fondation des maths modernes
Les mille paysages de la géométrie algébrique
- 1. Directrice de recherche CNRS à l'Institut de mathématiques de Jussieu – Paris rive gauche (unité CNRS/Sorbonne Université/Université Paris Cité), spécialisée dans la théorie des nombres.
- 2. https://webusers.imj-prg.fr/~leila.schneps/grothendieckcircle/EsquisseFr...
- 3. https://webusers.imj-prg.fr/~leila.schneps/grothendieckcircle/RetSbis.pdf
- 4. Mathématicien français (1915 - 2002). Il est le premier Français à obtenir la médaille Fields, en 1950, pour ses travaux sur la théorie des distributions.
- 5. https://webusers.imj-prg.fr/~leila.schneps/grothendieckcircle/AG/AG-28.pdf
- 6. https://webusers.imj-prg.fr/~leila.schneps/grothendieckcircle/Letters/Le...
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Auteur
Charlotte Mauger est journaliste scientifique indépendante.