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Pascale Senellart, au cœur de la révolution quantique

Dossier
Paru le 21.05.2025
Femmes de science

Pascale Senellart, au cœur de la révolution quantique

10.06.2025, par
Temps de lecture : 11 minutes
Pascale Senellart étudie les boîtes quantiques depuis 2002.
Reconnue pour ses travaux sur les boîtes quantiques, la physicienne mène ses recherches au sein du laboratoire commun au Centre de nanosciences et de nanotechnologies et à la start-up qu’elle a cofondée. Dans son viseur : les technologies quantiques à base de photons. Portrait.

Pascale Senellart est une passionnée de physique quantique. Depuis plus de 20 ans, la directrice de recherche au Centre de nanosciences et de nanotechnologies (C2N)1 scrute l’infiniment petit. Ses objets d’étude sont les photons (les petits grains élémentaires de lumière) et les boîtes quantiques qui peuvent générer ces derniers « à la demande ». Ces nanostructures semi-conductrices en forme de lentille aplatie et constituées d’un amas d’environ 10 000 atomes ont été découvertes par hasard il y a quarante ans, alors que les chercheurs développaient de nouveaux matériaux pour fabriquer des lasers.

Au départ, la communauté scientifique ne leur trouve pas d’utilité concrète dans ce domaine. Mais une expérience menée en 1994 par le physicien Jean-Yves Marzin2 va tout changer. « Dans cet article fondateur, les scientifiques mesurent pour la première fois l’émission de lumière par un seul de ces nano-objets et montrent que les niveaux d’énergie des électrons y sont quantifiés, détaille la chercheuse. Nous avions alors la preuve que la boîte quantique se comporte comme un atome unique. » Une sorte d’atome artificiel, en somme.

Générer les photons un par un

Ces travaux seront essentiels pour les recherches menées par Pascale Senellart, qui commence à étudier ces boîtes quantiques en 2002. Car si, dans la nature, l’atome est le seul système qui puisse émettre de la lumière en générant les photons un par un, ces boîtes quantiques se révèlent bien plus faciles à manipuler en laboratoire qu’un atome individuel. « Cependant, les chances de pouvoir récupérer le photon étaient très minces, car il est émis dans toutes les directions de l’espace », nuance la chercheuse. Or le physicien Edward Purcell a montré en 1946 que « l’émission de lumière par un atome est une propriété qui dépend à la fois de ce dernier, mais aussi de son environnement électromagnétique ».

En plaçant l’atome artificiel dans une cavité optique, il se trouve piégé entre deux miroirs, qui vont constituer une caisse de résonance pour la lumière. L’atome se couple ainsi au vide du champ électrique confiné à l’intérieur de la cavité. Les scientifiques peuvent dès lors le forcer à émettre son photon dans une direction précise.

Sources de photons uniques vues au microscope électronique. Chaque « roue » est une cavité optique qui permet de collecter les photons uniques émis par la boîte quantique placée en son centre.
Sources de photons uniques vues au microscope électronique. Chaque « roue » est une cavité optique qui permet de collecter les photons uniques émis par la boîte quantique placée en son centre.

Mais un obstacle restait à franchir : comment positionner précisément une boîte quantique unique – ou atome artificiel – au sein d’une cavité ? Durant de longues années, de nombreux scientifiques ont tenté de forcer les boîtes quantiques à se former en un lieu précis. « Cette technique fonctionnait, mais les photons émis étaient alors de mauvaise qualité. L’approche que j’ai proposée dès 2005 était différente. Il s’agissait de laisser la boîte quantique se former où elle le souhaite, puis de la détecter avec une précision nanométrique en la faisant interagir avec un laser. Ensuite, nous construisons la cavité optique en forme de cylindre autour. »

Encoder les qubits quantiques

Deux ans plus tard, cette idée « un peu farfelue » devient réalité. Une réelle avancée dans le domaine de l’optique quantique : « Cela nous a permis de générer des photons à la demande, et nous étions désormais capables d’en récupérer une grande partie (près de 80 %) dès 2013 ! » La médaille d’argent du CNRS récompense ces travaux en 2014.

De nombreux scientifiques travaillant dans le domaine du calcul et des communications quantiques à base de lumière contactent alors Pascale Senellart : « Ces chercheurs qui utilisent le photon pour encoder l’information étaient particulièrement intéressés par nos résultats. »

En effet, ces grains de lumière sont des particules de choix pour encoder des bits quantiques (ou qubits), les ­éléments de base des calculateurs quantiques. Dans un ordinateur équipé de bits classiques, l’informa­tion se résume à une succession de 0 et de 1. L’ordi­nateur quantique, lui, utilise des qubits qui sont à la fois des 0 et des 1, dans un état que l’on dit « superposé ».

Intriquer des grains de lumière

Hélas, « les photons que nous étions parvenus à générer à l’époque n’étaient pas d’assez bonne qualité » pour cette application, précise la chercheuse. Réaliser des ordinateurs quantiques à base de lumière nécessite de travailler avec des photons indiscernables. La boîte quantique doit donc générer des trains de photons parfaitement identiques en tout point – condition indispensable afin que ces grains de lumière puissent s’intriquer (afin que leurs états quantiques restent liés quelle que soit la distance les séparant).

Or le fait d’intriquer ces photons permet de démultiplier largement la puissance de calcul, explique la physicienne : « On peut imaginer un labyrinthe dans lequel l’ordinateur classique ne peut explorer qu’une seule direction à la fois, tandis qu’avec la superposition quantique, on peut tester plusieurs chemins en même temps. En ajoutant l’intrication à cette image, on permet en quelque sorte à plusieurs particules quantiques d’explorer conjointement l’ensemble des chemins en parallèle et, ainsi, de trouver la sortie beaucoup plus rapidement. »

À gauche : plusieurs boîtes quantiques vues en champ large par microscopie à effet tunnel. À droite : boîte quantique (placée au centre de la cavité optique) isolée.
À gauche : plusieurs boîtes quantiques vues en champ large par microscopie à effet tunnel. À droite : boîte quantique (placée au centre de la cavité optique) isolée.

Mais générer des photons identiques reste difficile, souligne Pascale Senellart : « Le moindre champ électrique qui interagit avec mon atome artificiel va le perturber, ce qui conduit à l’émission de photons différents. » Entre 2013 et 2016, la chercheuse et son équipe redoublent d’efforts afin de mettre au point un système dans lequel l’atome artificiel interagirait le moins possible avec son environnement. Ils ajoutent notamment un contrôle électrique, chargé d’évacuer les électrons perturbateurs situés au voisinage de l’atome. Bingo !

« En 2016, nous avons atteint un niveau de 99,5 % d’indiscernabilité. » Le résultat est si incroyable que la chercheuse en reste bouche bée : « C’était trop beau pour être vrai ! » Pascale Senellart et son équipe viennent de mettre sur pied des photons adaptés aux calculs quantiques.

La révélation dans un radiotélescope

Mais comment la chercheuse est-elle tombée dans la marmite quantique ? Si, enfant, Pascale était une bonne élève, la science ne sonnait pas comme une évidence. Née en 1972 à Corbeil-Essonnes, elle grandit près d’Orléans. Sa mère est institutrice, et son père, commercial chez IBM.

La jeune Pascale et ses parents font régulièrement la route pour se rendre à Quincy, près de Bourges, où résident ses quatre grands-parents. « Sur le trajet, nous passions toujours devant la station de radioastronomie de Nançay, où se trouve l’un des premiers grands radiotélescopes au monde. » Avec ses deux miroirs de 35 et 40 mètres de haut, la structure l’intrigue et pique sa curiosité. Alors, au moment de choisir un lieu d’accueil pour son stage de troisième, la collégienne n’hésite pas : ce sera à la station de Nançay.

J’ai commencé mon stage auprès d’un technicien, mais je posais tellement de questions qu’ils ont fini par me mettre avec les chercheurs.

« C’était une semaine extraordinaire, se remémore-t-elle. J’ai commencé mon stage auprès d’un technicien, mais je posais tellement de questions qu’ils ont fini par me mettre avec les chercheurs. » Puis elle y retourne à chaque période de vacances scolaires. « Je me sentais bien avec tous ces gens qui prenaient le temps de m’expliquer leurs études scientifiques. »

Après son bac, elle souhaite intégrer les classes préparatoires aux grandes écoles. Direction la capitale : elle entre au prestigieux établissement Louis-le-Grand. Déjà, les notions de physique quantique l’intriguent : « Je savais juste que c’était une science différente, un peu mystérieuse. »

Une porte s’ouvre…

Tout bascule lors d’un oral du concours de l’École nationale supérieure (ENS) de Lyon. Dans un exercice soumis par les professeurs, un flux de lumière passe à travers deux fentes en même temps, puis forme des franges d’inter­­férence en arrière-plan. « Il fallait imaginer qu’on baisse le flux jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul grain de lumière, un photon, qui passe entre ces fentes. Puis ils m’ont fait faire un exercice de pensée extraordinaire, qui permet d’aborder les fondements de la mécanique quantique : si j’essayais de savoir par où passe ce photon solitaire, alors je perdais la figure d’inter­férence. » Les examinateurs viennent d’ouvrir une porte que la future chercheuse ne refermera jamais. Pascale Senellart sait désormais qu’elle fera de la physique quantique.

Pascale Senellart au côté de l’ordinateur à photonique quantique fabriqué par la start-up française Quandela, à Massy.
Pascale Senellart au côté de l’ordinateur à photonique quantique fabriqué par la start-up française Quandela, à Massy.

Finalement, elle n’intègre pas l’ENS, mais Polytechnique, en 1993. Là, l’étudiante découvre enfin la mécanique ­quantique. Mais elle se passionne aussi pour l’univers des matériaux semi-conducteurs, grâce à sa rencontre avec les physiciens Claude Weisbuch et Claudine Hermann, « la ­première femme professeure de l’histoire de l’École polytechnique ».

Pascale Senellart entame alors un doctorat portant sur ces intrigants objets de recherche. Elle soutient sa thèse en 2001, puis passe quelques mois dans un laboratoire industriel, chez Schlumberger (actuel SLB), où elle met au point des lasers semi-conducteurs pour détecter la composition du gaz naturel. Elle prend ensuite un poste d’attachée temporaire ­d’enseignement et de recherche à l’université Paris 7, tout en continuant ses ­travaux dans un autre laboratoire industriel, chez Thales.

Un an plus tard, elle postule au CNRS et intègre le Laboratoire de photonique et nanostructures. « C’était un rêve qui se réalisait enfin », confie la physicienne.

La création de la start-up Quandela

Son passage dans l’industrie a changé sa manière d’analyser les choses, assurent les chercheurs qui l’ont connue au cours de sa thèse. Mais cela a aussi suscité chez elle un réel esprit d’entreprise. Alors, au moment où son jeune collègue Niccolo Somaschi lui propose de fonder une start-up pour commercialiser les sources de photons uniques qu’ils ont développées en laboratoire, elle décide de le suivre dans l’aventure.

Avec Valérian Giesz, alors doctorant au C2N, ils mettent sur pied Quandela en 2017. « Nous avons des profils très complémentaires et l’entente est vraiment excellente », ­analyse la chercheuse, qui rejoint l’Académie des sciences en 2022, puis l’Académie des technologies en mars 2025.

Avec son ordinateur, Quandela est un leader européen du calcul quantique photonique.
Avec son ordinateur, Quandela est un leader européen du calcul quantique photonique.

À l’image des photons intriqués qu’elle étudie, Pascale Senellart explore plusieurs voies en parallèle. Les allers-retours entre la start-up et le C2N sont facilités par la création d’un laboratoire commun, QDLight, en 2024. « Les études menées chez Quandela nourrissent les recherches fondamentales du C2N, et inversement. C’est une boucle de rétroaction positive permanente », s’enthousiasme-t-elle.

De nouvelles voies d'études fondamentales

Depuis 2020, la start-up a pris une nouvelle dimension. La chercheuse et ses collègues se sont lancés dans la course à l’ordinateur quantique : « Notre premier modèle équipé de six qubits a vu le jour fin 2022, et nous travaillons pour augmenter continuellement ses capacités. »

Le supercalculateur quantique du futur verra-t-il le jour dans les laboratoires de Quandela ? Une chose est sûre : dans ce domaine de recherche en plein essor, nous ne sommes pas au bout de nos surprises. « En travaillant sur la génération et la manipulation des photons, se réjouit la scientifique, nous passons notre temps à ouvrir de nouvelles voies d’études fondamentales qui déboucheront peut-être sur d’autres applications. »  ♦

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Notes
  • 1. Unité CNRS/Université Paris-Saclay/Université Paris Cité. Le C2N est né du regroupement du Laboratoire de photonique et de nanostructures (LPN) et de l’Institut d’électronique fondamentale (IEF).
  • 2. Jean-Yves Marzin, décédé en 2023, a été directeur de l’Institut des sciences de l’ingénierie et des systèmes (Insis). Il a notamment consacré ses recherches aux propriétés optiques des micro- et nanostructures.

Auteur

Thomas Allard

Journaliste scientifique, Thomas Allard s’intéresse notamment aux questions énergétiques, agricoles et environnementales, ainsi qu’aux nouvelles technologies. Il a notamment collaboré à Science & Vie, à Sciences et avenir et au site Curieux!