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Une anthropologie de l’invisible

Une anthropologie de l’invisible

03.07.2024, par
Tallandier / Bridgeman Images
Le physicien Camille Flammarion assiste à une séance de spiritisme, le 27 juillet 1897, à Montfort-l’Amaury (78). Il raconte dans « Les forces naturelles inconnues » cette première expérience avec la médium Eusapia Paladino (au centre), dont il maintient les jambes et les pieds pour s’assurer de l’absence de supercherie. Et la table lévita cinq fois...
Maisons hantées, fantômes, esprits... De la Mongolie à la Grande-Bretagne, l’anthropologue Grégory Delaplace enquête sur les différentes façons dont les morts se manifestent auprès des vivants. Il prend les « apparitions » au sérieux, refusant de juger a priori ce qui relève d’une vérité scientifique ou d’une illusion de la croyance.

Vos recherches portent sur « l'anthropologie de l'invisible ». Comment pouvez-vous étudier quelque chose qui ne se voit pas ?  
Grégory Delaplace1. À vrai dire, l’anthropologie n’étudie que des objets « invisibles ». L’étude de la croyance en des êtres spirituels y figure en bonne place depuis les débuts de la discipline, puisque l’un de ses premiers théoriciens, l’anthropologue britannique Edward B. Tylor (1832-1917), en faisait dès 1871 le dénominateur commun à toutes les religions, une sorte de degré zéro de la pensée religieuse, qu’il proposait d’appeler « animisme ». Mais un grand nombre de concepts centraux en anthropologie, comme la « culture », la « nature », la « société », désignent des choses invisibles. Les anthropologues ont d’abord dû se convaincre qu’il existait des choses « invisibles », comme la culture ou la société, qu’on ne pouvait pas pointer du doigt, mais dont on pouvait étudier les manifestations dans diverses circonstances de la vie collective. Et c’est d’ailleurs le sens de notre discipline que de rendre ces concepts visibles en tant que composantes des mondes que les humains façonnent et habitent, car ces notions ordonnent la diversité des façons dont on conçoit notre monde, dont on cherche à le transformer ou à interagir avec lui.

Peut-on dire que vos travaux traitent le « visible » et l’« invisible » à dignité égale ? 
G. D. Oui, à condition de ne pas définir l’invisible comme le contraire du visible. Si l’on voulait forcer le trait, on pourrait dire que mes recherches visent à donner une dignité scientifique aux fantômes, en tant qu’archétypes des êtres qui existent en apparaissant – et donc de faire de l’étude comparée de leurs manifestations le laboratoire d’une nouvelle ethnographie de l’invisible.
 

L’anthropologie s’est saisie de certaines de ces choses invisibles, comme la culture et la société, tandis qu’elle en reléguait d’autres, comme les fantômes ou les esprits, au statut de « croyance ».

Dans le cadre de ce que l’anthropologue Philippe Descola a appelé « naturalisme », les sciences expérimentales ont fait avancer notre connaissance en repoussant les frontières du visible. Des êtres comme les micro-organismes, ou des phénomènes comme le magnétisme, ont pris place dans notre monde à mesure qu’ils étaient découverts. Mais d’autres phénomènes, comme les fantômes, exigent un type d’enquête différent. Grâce à l’ethnographie, l’anthropologie s’est saisie de certaines de ces choses invisibles (comme la culture et la société donc), tandis qu’elle en reléguait d’autres, comme les fantômes ou les esprits, au statut de « croyance ».

Le pari d’une anthropologie de l’invisible, c’est de comparer la diversité des choses qui apparaissent dans les mondes humains, sans décider a priori de ce qui relève d’une vérité scientifique ou d’une illusion de la croyance.

Vous avez d’abord étudié pendant plusieurs années les relations que les Mongols entretiennent avec leurs morts. Qu’en avez-vous retiré ?
G. D. J’ai enquêté dès 1999 auprès des pasteurs nomades de l’extrême nord-ouest du pays et dans la capitale Ulaanbaatar (Oulan-Bator), pour étudier leurs rituels funéraires et la façon dont les sépultures pouvaient contribuer à nourrir un rapport particulier aux lieux. Au fur et à mesure, il m’a semblé intéressant de documenter aussi la façon dont les morts se rendaient présents en dehors des circonstances où ils étaient expressément convoqués par les vivants. J’ai essayé de comprendre le langage qui était mis en œuvre pour rendre compte de l’apparition de ce qui n’est pas visible par tout le monde, comme les fantômes.

L’arbre mère © Grégory Delaplace
Chamane mongol officiant près de « l’arbre-mère » (Eej mod), situé dans la province de Serenge, au nord de la capitale Oulan-Bator, en 2008.
L’arbre mère © Grégory Delaplace
Chamane mongol officiant près de « l’arbre-mère » (Eej mod), situé dans la province de Serenge, au nord de la capitale Oulan-Bator, en 2008.

J’ai pu montrer ainsi que les morts sont au centre de pratiques discrètes, par lesquelles éleveurs et citadins embrassent ou rejettent des idéologies modernistes et socialisent un environnement peuplé de « maîtres » invisibles. L’étude successive des sépultures, des histoires de fantômes et des usages sociaux de la photographie m’a conduit à identifier de multiples procédés et petites trouvailles tactiques par lesquels les morts sont façonnés comme les partenaires de relations formelles ou intimes qui subvertissent les cadres institutionnels imposés par l’État et le clergé. Ces recherches ont donné lieu à une thèse et à un livre, L’Invention des morts.

Vous avez poursuivi ce travail dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle…
G. D. Par une série d’heureux hasards, j’ai mis la main sur les archives d’une société savante britannique, la Société pour la recherche psychique (Srp), Society for Psychical Research en anglais, fondée à Londres en 1882 par un groupe de chercheurs, physiciens et philosophes de l’université de Cambridge, avec pour but de comprendre les phénomènes paranormaux : la transmission de pensée, les apparitions, le « médiumnisme », la télékinésie, etc. Ses enquêteurs se déplaçaient dans toute l’Angleterre pour interroger les témoins de ces phénomènes, de même que leurs amis et voisins, allant jusqu’à passer la nuit sur les lieux.
 

Mary Evans Picture Library / coll. John Cutten / Bridgeman Images
Ingénieur et membre de la société savante anglaise qui étudiait les phénomènes paranormaux, Colin Brookes-Smith avait conçu une table pour détecter l'action musculaire inconsciente que pourraient exercer les participants à une séance de spiritisme. La surface de la table a été retirée pour révéler les mécanismes situés en dessous.
Mary Evans Picture Library / coll. John Cutten / Bridgeman Images
Ingénieur et membre de la société savante anglaise qui étudiait les phénomènes paranormaux, Colin Brookes-Smith avait conçu une table pour détecter l'action musculaire inconsciente que pourraient exercer les participants à une séance de spiritisme. La surface de la table a été retirée pour révéler les mécanismes situés en dessous.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un des jeunes enquêteurs, Donald West, se montre sceptique : il cherche à établir des « faits » qui soient indépendants des personnes, de leur subjectivité, des relations qu’elles entretiennent, des influences qui les traversent. Or, il finit par renoncer, estimant qu’il est impossible de distinguer dans les maisons hantées ce qui pourrait concerner des phénomènes « authentiquement paranormaux » et ce qui relève simplement des croyances ou de l’imagination des témoins, voire d’un déséquilibre psychique ou encore de canulards.  

Archives de la Society for Psychical Research / Bibliothèque universitaire de Cambridge, Royaume-Uni
C'est sur ce type d'archives de la Société pour la recherche psychique que Grégory Delaplace a travaillé. À gauche le rapport sur une jeune femme qui dit entendre à intervalles réguliers pendant la nuit des sons de respiration. À droite le plan d'une maison hantée.
Archives de la Society for Psychical Research / Bibliothèque universitaire de Cambridge, Royaume-Uni
C'est sur ce type d'archives de la Société pour la recherche psychique que Grégory Delaplace a travaillé. À gauche le rapport sur une jeune femme qui dit entendre à intervalles réguliers pendant la nuit des sons de respiration. À droite le plan d'une maison hantée.

Dans mon livre Les intelligences particulières, je reprends les enquêtes de Donald West en me demandant ce qu’il n’a pas semblé prendre au sérieux dans ce que les témoins ont vu. J’ai étudié plus particulièrement trois cas de maisons hantées, qui se sont déroulés entre 1946 et 1948, par exemple le récit d’une vieille dame qui voit apparaître une silhouette au pied de son lit le soir, ou des familles perturbées par toutes sortes de bruits incongrus dans leur maison la nuit. Ces cas ont fait l’objets de récits détaillés et d’enquêtes, qui donnent leur matière au livre.

Vous concluez qu’il existe des « intelligences particulières », susceptibles de percevoir ces esprits ? 
G. D. En fait je ne me suis pas posé la question de savoir si les fantômes existent ou s’ils n’existent pas, mais « comment » ils existent. En Mongolie, ils se manifestent par exemple par des tintements de cloches, des odeurs de cuisine au milieu de la steppe, des lumières dans le ciel ; en Angleterre, ils prennent plutôt la forme de figures féminines, de silhouettes qui se tiennent à côté du lit, ou bien on les entend car ils frappent des coups particulièrement forts sur les murs. Donc les apparitions prennent des formes différentes, mais ce qui est intéressant c’est que dans tous les cas elles ont quelque chose d’insaisissable, elles se dérobent à la caractérisation objective, provoquant une véritable inquiétude chez ceux et celles qui les perçoivent. Ce n’est pas parce qu’un fantôme est apparu une fois quelque part qu’il devient accessible et connaissable par tout un chacun. Si l’on veut faire réapparaître un fantôme après une première apparition, il faudra recourir à des dispositifs relationnels et discursifs complexes, comme des chamans en Mongolie ou des médiums dans l’Europe spiritualiste. Il pourra ainsi se manifester brièvement, mais sa présence tangible ne pourra pas être stabilisée pour tout le monde, elle restera soumise au régime de l’apparition. 

Mary Evans Picture Library / Bridgeman Images
Document de la Société de recherche psychique. En décembre 1891, Lord Combermere vient de mourir d'un accident de voiture. Sur cette photographie prise dans sa bibliothèque, entre 14 et 15 heures, on aperçoit sa silhouette à gauche, assis dans son fauteuil de prédilection... pendant ses funérailles.
Mary Evans Picture Library / Bridgeman Images
Document de la Société de recherche psychique. En décembre 1891, Lord Combermere vient de mourir d'un accident de voiture. Sur cette photographie prise dans sa bibliothèque, entre 14 et 15 heures, on aperçoit sa silhouette à gauche, assis dans son fauteuil de prédilection... pendant ses funérailles.

D’ailleurs, les fantômes se manifestent même auprès de personnes qui n’y croient pas, et ils ne vont pas nécessairement apparaître à ceux qui pourtant cherchent leur présence ! Ce sont des choses qui « arrivent » et qui émergent d’une relation « particulière » entre des personnes (et leurs animaux domestiques, souvent impliqués dans ces affaires) et des lieux. Cette relation – cette intelligence des lieux – est particulière parce qu’elle est difficilement extensible au-delà des limites de ce petit groupe. Ce qui ressort des archives, en outre, c’est que cette intelligence collective des lieux se déploie souvent autour d’individus dont le caractère singulier ou l’histoire de vie les rend capables de percevoir des choses que les autres ne voient pas, ou perçoivent moins bien. Ce ne sont pas vraiment ou pas toujours des médiums, mais des personnes dotées d’une « intelligence particulière » du monde. Comme si leur marginalité les avait accoutumés à ne pas habiter le monde comme tout un chacun – comme si ces personnes s’étaient habituées à habiter le monde en étranger et donc à en percevoir des choses que les autres ne remarquent pas.

Ces différentes recherches vous ont-elles permis de définir l’invisible ?
G. D. Il y a beaucoup de définitions possibles, chacune convenant à l’usage qu’on veut en faire. S’il s’agit de définir l’invisible comme un concept anthropologique, il est important que cela permette de délimiter un ensemble de phénomènes comparables. Concrètement, si l’on définit l’invisible comme « ce qui se dérobe à la vue », alors la comparaison s’effrite car cela désigne des choses bien trop disparates : quoi de commun entre une personne temporairement absente, une bactérie microscopique, le boson de Higgs, un objet caché, etc. Pas grand-chose.

Ce n’est pas parce qu’un fantôme nous est apparu une fois, parce qu’on a pu l’identifier et communiquer, que la relation avec lui sera stabilisée.

De plus cela mélange deux types d’objets : certains qui peuvent être découverts (ils cessent d’être invisibles une fois qu’on les a rendus visibles) et d’autres qui restent invisibles même après avoir été découverts. Comme les fantômes, justement, on le disait à l’instant : ce n’est pas parce qu’un fantôme nous est apparu une fois, ce n’est pas parce qu’on a pu l’identifier et même communiquer avec lui, que la relation avec lui sera stabilisée – et ce n’est pas pour cela non plus (encore moins !) qu’on aura « découvert » une fois pour toutes les conditions d’existence de ces êtres… Ils restent soumis au régime de l’apparition.

La notion d’apparition doit beaucoup à l’anthropologue Elisabeth Claverie, qui a étudié les apparitions de la vierge en Bosnie-Herzégovine. Et en effet, que l’on soit en Mongolie, en Angleterre, en Europe centrale, au XIXe ou au XXe siècle, il y a une certaine homogénéité des situations d’apparition, même si le genre d’être qui apparaît est très différent. Et c’est cela qu’il est intéressant de comparer anthropologiquement. La question que pose l’anthropologie de l’invisible, à partir de cette définition – à savoir, l’invisible, c’est ce qui « apparaît », ce qui ne peut être définitivement « découvert » –, c’est donc une question ouverte, qui appelle de nouvelles enquêtes : qu’est-ce qui, dans notre monde, se comporte de la même manière qu’un fantôme ? De quelles choses invisibles nos mondes humains se composent-ils ? ♦

À lire 
- La Voix des Fantômes, Grégory Delaplace, Seuil, à paraître en septembre 2024.
- Les Intelligences particulières. Enquête dans les maisons hantées, Grégory Delaplace, éditions Vues de l’esprit, Bruxelles, 2021.
- L’Invention des morts. Sépultures, fantômes et photographie en Mongolie contemporaine, Grégory Delaplace, EPHE (Nord-Asie 1), 2008.
 

Notes
  • 1. Médaille de bronze du CNRS en 2015, Grégory Delaplace est directeur d’études à l’École pratique des hautes études, où il occupe la chaire d’anthropologie du religieux. Membre du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS/EPHE-PSL) et de l’Institut universitaire de France (2017-2022), il est également rédacteur en chef de L’Homme, Revue française d’anthropologie.

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