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Des oasis dans la mondialisation
Presque toutes les langues possèdent une « oasis ». Le mot est inscrit au lexique mondial de l’humanité. Étymologiquement, il vient du copte qu’on parlait en Égypte ancienne et désigne un lieu d’habitation. L’histoire en a fait une enclave, un coin de terre fertile sur un point d’eau isolé, puis une étape sur la route des nomades, des armées et des commerçants. Ainsi s’est inscrit, dans notre imaginaire (post) colonial, cet îlot de verdure dans un désert de sable, où broutent les dromadaires à l’ombre des palmiers dattiers.
Mais cette image est aujourd’hui désuète ; les géographes n’ont que faire du romantisme orientaliste et éprouvent quelque réticence à mettre Épinal – et ses fameuses images – en plein Sahara. Eux voient des « oasis » dans les déserts côtiers d’Amérique du Sud ou les montagnes d’Asie centrale, loin de la carte postale d’antan.
Dans les oasis modernes, moins identifiables et donc difficiles à dénombrer, l’eau est toujours au cœur de l’évolution des périmètres irrigués, de l’intervention des États, des investissements des agro-industriels ou des propriétaires familiaux, de l’afflux des touristes, de l’exode des paysans ou de l’installation des néoruraux. Mais au-delà de ces mouvements de terrain, de capitaux et de population, c’est le concept même d’oasis qui est aujourd’hui mouvant. Les géographes françaises Émilie Lavie et Anaïs Marshall (laboratoire Pléiade1), toutes deux membres du laboratoire Prodig2, ont publié cet été un ouvrage en anglais3, qui fait suite au colloque « Oasis dans la mondialisation : ruptures et continuités » organisé à Paris en 2013.
Du paysage au concept
« Les oasis sont très différentes les unes des autres, c’est pour cela qu’on les a choisies », entame Émilie Lavie, tandis qu’Anaïs Marshall explique qu’au Pérou, on utilise plutôt le terme « vallée ancienne ». « Je trouvais intéressant de rapprocher le cas des vallées côtières péruviennes du concept d’oasis, poursuit la première, puisqu’on retrouve les mêmes problématiques : l’occupation du sol, la gestion de l’eau – et notamment la gestion sociale de l’eau –, les décisions politiques qui sont en amont. La ressource est limitée et il est nécessaire de la partager, il faut donc réfléchir à la façon dont on la partage pour que tout le monde puisse en bénéficier. Au Pérou, une partie des zones qui étaient des dunes a été transformée en champs d’asperges, d’oignons ou de canne à sucre ; ce sont à présent des interfluves irrigués, appelés “los intervalles” (les « entre-vallées). Ces nouveaux espaces sont-ils aussi des oasis ? »
Car, au final, comment définir une oasis ? Pour le géographe Alain Cariou, du laboratoire Espace, nature et culture4, qui a présenté au colloque ses travaux sur le cas très particulier de l’oasis de Liwa, aux Émirats arabes unis, le terme fait débat aussi bien chez les agronomes ou les géographes que chez les anthropologues. « Pour certains, il ne s’applique plus parce qu’on est passé à des systèmes agricoles ultra-perfectionnés. On n’est plus dans une oasis traditionnelle avec une agriculture proche d’un jardinage intensif pourvue de palmiers, d’un agrosystème très complexe, on est plutôt dans des “périmètres irrigués” qui tendent vers une monoculture, une grande mécanisation, non plus destinée à l’autoconsommation ou l’alimentation des populations locales, mais à une économie de marché. L’image du désert de sable avec des palmiers, c’est une vision déformée de notre passé colonial. On retrouve le concept d’oasis dans toute la grande diagonale aride qui va du Sahara aux déserts chinois, en passant par la péninsule Arabique, mais en Russie, l’image de l’oasis, c’est celle de l’Asie centrale, avec des peupliers, des cours d’eau qui descendent des montagnes, un arrière-plan montagnard et, par exemple, la culture du coton. Là-bas, l’hiver, il peut faire jusqu’à -30 °C. Même chose dans les déserts du Chili. »
« En 2013, nous avons organisé ce colloque à Paris, pour rencontrer d’autres chercheurs, dont des doctorants, en géographie comme dans d’autres disciplines, et envisager nos terrains de façon différente. L’idée était de bâtir un réseau, de présenter une nouvelle génération de chercheurs et de s’éloigner de la carte postale », explique Émilie Lavie. Nous y avons appris que certains travaillaient sur la redéfinition des oasis, non plus comme paysage mais comme concept. Aujourd’hui, les oasis peuvent être de grands périmètres irrigués, en bordure des sites originels, avec moins de propriétaires mais de grandes parcelles, où l’adduction en eau est privative au lieu d’être collective… Cela reste des oasis – des espaces agricoles en milieu aride dépendant d’une source d’eau –, mais le paysage a changé. »
Les oasis, des « eau-bservatoires »
En tant qu’« île dans le désert », on peut plus facilement observer une oasis que d’autres espaces moins clairement délimités. Pour Émilie Lavie, « dans les Sud, la mondialisation a commencé à produire des effets tangibles à partir des années 1970. Un demi-siècle plus tard, on peut étudier cette évolution – en parallèle avec la décolonisation. Alors, il y a bien sûr la question de l’eau, mais il y a surtout la capacité à aller la chercher. C’est l’accès au capital qui permet l’accès à l’eau. Dans ces nouveaux grands périmètres irrigués, il faut disposer des moyens de creuser un puits profond, de l’énergie pour pomper, de mettre en place un système pressurisé (de goutte à goutte ou d’aspersion). Dans les oasis, sans irrigation, on ne peut rien faire. Si vous n’avez pas une société qui sait maîtriser l’eau, qui sait s’adapter aux variations saisonnières et climatiques, qui sait maîtriser la place de la ville par rapport à la campagne, le système est difficilement durable. »
Anaïs Marshall confirme cette analyse, prenant le cas des oasis péruviennes qu’elle a étudiées : dans les années 1990, le Pérou a fait le choix d’une politique libérale, ouvrant le marché économique et le marché foncier pour sortir de la crise sociale et économique ; d’importantes sociétés agro-industrielles se sont installées. « Ce qui me paraît intéressant, c’est d’en analyser les effets tant sociaux qu’environnementaux. J’ai démontré qu’il y a autant de terres gagnées dans le désert que de terres perdues dans les vallées anciennes. Les entreprises acquièrent des terres, les petits agriculteurs en perdent. C’est un phénomène visible ailleurs que dans les oasis. »
En matière d’accès à l’eau, l’exemple péruvien montre que les entreprises pompent très profondément dans la nappe, jusqu’à 150 mètres, au point que celle-ci se vide et qu’il ne reste plus que l’eau salée. « Dans une vallée côtière du Sud, témoigne la géographe, le pompage par les entreprises a drastiquement réduit le niveau de la nappe phréatique. Les puits peu profonds des petits agriculteurs – creusés manuellement – se sont asséchés et ils sont aujourd’hui dépendants de l’eau des canaux d’irrigation, de l’eau gravitaire, et donc d’un approvisionnement irrégulier sur l’année. Quand il y a de fortes pluies dans les Andes, ils ont accès à des quantités d’eau importantes, mais sur des périodes sèches, il n’y en a plus. Auparavant, ils pouvaient réguler cette absence grâce à leur puits. »
Liwa : fin d’un mirage, début d’un horizon
« Les économies d’eau, notamment par des systèmes d’irrigation pressurisés, servent à gagner du terrain plutôt qu’à préserver les ressources », déplore Anaïs Marshall. Sous le poids des agricultures d’exportation, les eaux de sous-sol s’épuisent donc inexorablement. Une question particulièrement sensible pour les États de la péninsule Arabique. Et à laquelle les Émirats arabes unis – dont l’acronyme français s’épelle opportunément EAU – viennent d’apporter une réponse inédite, qui pourrait inspirer leurs voisins.
Ils ont pris au début des années 2010 une décision radicale : faire de la nappe souterraine de Liwa un gigantesque réservoir naturel d’eau potable. Un chantier qui vient tout juste de s’achever, supervisé par l’entreprise allemande Dornier Consulting, et une première mondiale observée par toute la péninsule Arabique.
Jusque-là, on puisait massivement dans cette eau précieuse, vieille de 18 000 à 32 000 ans, pour développer une agriculture en plein désert. Mais l’accroissement de la population des Émirats a changé la donne : les usines de dessalement des eaux du golfe Persique ne garantissent que trois jours d’autonomie aux habitants d’Abu Dhabi et de Dubaï.
Alain Cariou détaille les enjeux de ce chantier colossal : « Il a fallu trois ans pour recharger l’aquifère avec de l’eau de dessalement, produite artificiellement. Quand j’ai écrit cet article fin 2013, le programme venait de débuter et il s’est achevé début 2017. Aujourd’hui, le réservoir a fait la preuve de sa capacité à stocker l’eau potable et les EAU ont montré qu’on pouvait constituer des réserves stratégiques d’eau. À 100 mètres de profondeur, l’eau se conserve très bien, mieux que dans des réservoirs artificiels. Le réservoir est étanche et résistant à toute épreuve. Mais cette eau est désormais au service d’un usage urbain et non plus d’un usage agricole. »
« Ce projet remet en cause plusieurs décennies de développement forcené des déserts dans la péninsule Arabique mais aussi en Afrique du Nord et partout dans le monde. On a vu les déserts comme des territoires qui pouvaient être conquis par l’agriculture irriguée et assurer une souveraineté alimentaire. Il s’agissait de faire "fleurir le désert". Aujourd’hui, on constate l’échec économique et environnemental de cette politique. »
En d’autres termes, en « transformant » un réservoir naturel en réservoir artificiel, les Émirats viennent de revenir, à grands frais, à la solution de départ proposée par la nature… Ce retour à la source préfigure-t-il une tendance de fond ? Il est trop tôt pour le dire mais pour Anaïs Marshall, les oasis ont toutes une façon différente de s’adapter à la mondialisation. « Ce que je constate au Pérou depuis 2003, c’est que les entreprises agro-exportatrices qui s’étaient installées ne sont plus forcément là, alors que les petits agriculteurs, oui. Eux s’adaptent localement, ils changent de type ou de mode de culture. À mon avis, si l’on cherche des solutions durables, c’est plutôt auprès de ces agriculteurs qui s’adaptent qu’il faut chercher des réponses. »
- 1. Centre de recherches pluridisciplinaire en lettres, langues, sciences humaines et des sociétés(Université Paris 13).
- 2. Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique (CNRS/Univ. Panthéon-Sorbonne/Univ. Paris-Diderot/Univ. Paris-Sorbonne/IRD/AgroParisTech/EPHE).
- 3. Ce livre rassemble les principales contributions du colloque : Oases and Globalisation. Ruptures and Continuities, Springer, 2017, 255 p.
- 4. Unité CNRS/Univ. Paris-Sorbonne.
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