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Didier Fassin, anthropologue engagé
La Suède est un pays de récompenses prestigieuses. Depuis 1881 – vingt ans avant la création des prix Nobel ! –, le roi de Suède remet chaque année une médaille à un géographe, un archéologue, un climatologue et, tous les trois ans, à un anthropologue. Cela se passe le 24 avril, jour anniversaire du retour de l’expédition d’Adolf Nordenskiöld après sa victoire sur le passage du Nord-Est en 1880. Cette année, la Société suédoise d’anthropologie et de géographie a choisi d’honorer l’anthropologue français Didier Fassin1. Ce chercheur protéiforme, également sociologue et médecin, membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris) qu'il a cofondé, a travaillé aussi bien sur la raison humanitaire que sur le monde carcéral et il est actuellement professeur depuis 2009 à l’Institute for Advanced Study de Princeton.
Ancien vice-président de Médecins sans frontières
« J’aime à penser qu’à travers ce prix, c’est une certaine manière de concevoir l’anthropologie qui est reconnue : critique, engagée dans la cité, attentive aux aspects souvent ignorés du monde contemporain », explique l’heureux lauréat. Cette conception, Didier Fassin l’a forgée tout au long d’un parcours professionnel original. Fils d’un électronicien et d’une secrétaire, il grandit en banlieue parisienne. Sa première vocation se dessine en 1971, pendant la guerre du Bangladesh : le jeune lycéen sera médecin. Quelques années plus tard, il part exercer à Calcutta, puis en Tunisie, avant de prendre des fonctions de chef de clinique en médecine interne et maladies infectieuses à la Salpêtrière. Il deviendra même, de 2001 à 2003, vice-président de Médecins sans frontières, puis en 2005 président du Comede, le Comité médical pour les exilés.
qu’à travers
ce prix, c’est une
certaine manière
de concevoir
l’anthropologie
qui est reconnue.
« J’aimais beaucoup la relation avec les patients, analyse-t-il aujourd’hui, mais la dimension intellectuelle me semblait trop limitée. » Sur la suggestion de son frère cadet, le sociologue Éric Fassin, il reprend des études en anthropologie. À ses débuts, la médecine n’est pas très loin : sa thèse, soutenue en 1988 à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sous la direction de Georges Balandier, a pour titre « Thérapeutes et malades dans la ville africaine. Rapports sociaux, urbanisation et santé à Pikine, banlieue de Dakar ». Il mène ensuite des études sur la mortalité maternelle en Équateur, les orphelins du sida en Afrique du Sud, les victimes de catastrophe au Venezuela et de la guerre en Palestine, l’épidémie de saturnisme infantile et les politiques de l’immigration en France.
Au-delà de leur diversité, ces travaux visent à saisir les inégalités dans la manière dont on traite les vies humaines et à repenser ce que Michel Foucault appelait une biopolitique.
Immersion dans le monde carcéral
« Ayant travaillé dix ans sur la dimension humanitaire de nos sociétés, j’ai décidé d’en explorer la dimension répressive, en analysant la police, la justice et la prison qui ont affaire en large part aux mêmes catégories de milieu populaire et d’origine immigrée auxquelles je m’étais intéressé précédemment. » En 2008, une Advanced Grant du Conseil européen de la recherche permet à Didier Fassin de financer cette vaste étude qui propose, d’une part, une ethnographie de l’action de l’État et, d’autre part, une nouvelle conceptualisation des relations entre morale et politique.
travaillé
sur la dimension
humanitaire de
nos sociétés, j’ai
voulu en explorer
la dimension
répressive.
Après une longue enquête sur la police, dont il tirera le livre La Force de l’ordre, il mène une étude ethnographique dans une maison d’arrêt française. « Mon travail s’est déroulé sur un total de sept mois répartis sur quatre années, détaille le chercheur. Il a consisté en une présence dans les différents lieux et aux différents moments de la vie carcérale : lors des descentes en promenade, des distributions de repas, des rondes nocturnes, des offices religieux, des commissions de discipline… Je passais des journées, et parfois une partie de la nuit, à observer la vie quotidienne de l’établissement, conversant aussi bien avec les personnels pénitentiaires qu’avec les détenus dans leur cellule. »
Le fruit de cette enquête est un livre paru en janvier 2015, L’Ombre du monde. L’ouvrage, qui mêle habilement descriptions de la vie en prison, conversations avec les détenus, informations historiques et juridiques, réflexions sociologiques et anthropologiques, est aussi passionnant qu’accessible pour le non-initié. Et ce n’est pas un hasard : « J’essaie d’écrire mes livres pour un public large, indique Didier Fassin, et, après leur parution, j’interviens auprès de professionnels des domaines que j’étudie, de lycéens, de militants politiques, de membres d’associations ou de fonctionnaires des ministères concernés ainsi que dans des séminaires et des conférences scientifiques. » Ses derniers travaux portent d’ailleurs sur les relations entre ethnographie et littérature et sur la vie publique des sciences sociales.
D’un continent à l’autre
Pour mener à bien l’anthropologie totale et engagée qu’il prône, Didier Fassin doit jongler avec les décalages horaires. Professeur de sciences sociales à Princeton depuis 2009, il vit aux États-Unis avec son épouse, la sociologue Anne-Claire Defossez. « Mais je reviens régulièrement à Paris rencontrer mes doctorants de l’EHESS, où je suis directeur d’études et participer aux débats publics portant sur les questions de société que j’étudie. Et, bien sûr, il y a les longues périodes d’enquête sur le terrain, l’une des dernières m’ayant conduit en Afrique du Sud pour y étudier la condition des demandeurs d’asile zimbabwéens. Nos cinq enfants sont, eux aussi, dispersés aux quatre coins du monde, les deux aînés travaillant à Paris, les trois suivants étant, l’un DJ à Dubaï, le deuxième étudiant à Boston et la dernière à l’université McGill au Canada. »
Le 24 avril 2016, c’est à Stockholm que Didier Fassin se rendra pour recevoir la médaille d’or récompensant ses travaux. Avant cela, il sera à Berkeley pour une série de conférences (les Tanner Lectures) sur le « désir de punir », puis à Francfort pour une autre (les Adorno Lectures) sur les « politiques de la vie », le tout en écrivant un livre sur sa vision de l’anthropologie, joliment intitulé Le Charme discret de l’ethnographie.
À lire : L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale,
Didier Fassin, Seuil, coll. « La couleur des idées », janvier 2015, 612 p., 25 €
- 1. Directeur d’études à l’Iris (CNRS/EHESS/Inserm/Univ. Paris-XIII).
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Auteur
Ingénieur de formation et titulaire d’une maîtrise d’histoire de l’art, Philippe Nessmann a trois passions : les sciences, l’histoire et l’écriture. En tant que journaliste, il a écrit pour Science et Vie Junior, Ciel et Espace, le journal du CEA… Il est également l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages pour la jeunesse, parmi lesquels des romans historiques (coll. « Découvreurs du...
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