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Eaux usées traitées : une source sous-exploitée

Eaux usées traitées : une source sous-exploitée

18.02.2025, par
Temps de lecture : 9 minutes
© Magsi / Shutterstock.com
Les eaux usées traitées peuvent être utilisées pour l’irrigation en agriculture.
Changement climatique, pressions démographiques, inquiétudes sur la qualité de l’eau du robinet… Face à ces défis, comment garantir l’approvisionnement en eau et préserver les ressources ? Parmi les solutions : la réutilisation des eaux usées traitées (Reut).

Avec la multiplication des sécheresses estivales et le déficit hydrique croissant, les nappes phréatiques et les cours d’eau montrent des signes d’épuisement. Et la France est désormais confrontée à un défi majeur : garantir l’accès à l’eau pour tous, sans compromettre ses ressources naturelles.

Apparue depuis peu dans le débat public, la réutilisation des eaux usées traitées (Reut) s’avère être une piste sérieuse pour pallier le manque d’eau douce. L’idée ? Réinjecter de l’eau tout juste traitée directement dans le circuit des usages, alors que l’épuration ordinaire confie la dernière étape du retraitement au cycle naturel de l’eau. Dans le cadre de la Reut, les eaux usées subissent un traitement poussé de purification supplémentaire, avant d’être redistribuées de manière contrôlée pour des usages variés : irrigation agricole, nettoyage de la voirie, lutte contre les incendies…

© Damien Meyer / AFP
Vue aérienne de la Loire quasiment à sec, à Loireauxence (Loire-Atlantique), le 20 septembre 2022.
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Vue aérienne de la Loire quasiment à sec, à Loireauxence (Loire-Atlantique), le 20 septembre 2022.

En France, la Reut reste marginale, représentant moins de 1 % du volume des eaux usées traitées. Cela signifie que 99 % d’entre elles sont rejetées dans le milieu naturel (rivières, océans et mers). Sa marge de progression est donc particulièrement grande, au regard des 87 % d’eaux usées réutilisées par Israël.

Une pratique mondiale qui ne demande qu’à croître

La Reut n’est pas née de la dernière pluie. Elle apparaît dès le milieu du XXe siècle, avec des premiers projets autour de l’irrigation agricole en Californie. Des années 1970 à 1990, elle se développe en Israël, en Australie, puis à Singapour, où elle sert à compenser la rareté de l’eau, toujours à des fins agricoles ou pour produire indirectement de l’eau potable. En Europe, cette pratique devient stratégique dans les années 2000, notamment en Espagne et en Italie.

Son adoption tardive en France s’explique par la disponibilité relative de l’eau potable jusqu’à récemment. « La sécheresse de 2022 a révélé la vulnérabilité de notre territoire. La Reut est devenue une priorité du plan Eau, lancé par le gouvernement en 2023, qui ambitionne d’atteindre 10 % de réutilisation d’ici à 2030 », précise Julie Mendret, spécialiste des procédés pour la Reut à l’Institut européen des membranes1.

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Aujourd’hui, le nettoyage des rues se fait encore avec de l’eau potable dans la plupart des villes françaises.
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Aujourd’hui, le nettoyage des rues se fait encore avec de l’eau potable dans la plupart des villes françaises.

Principale consommatrice d’eau en France, l’irrigation agricole représentait, avec l’arrosage des espaces verts, environ 80 % des usages de la Reut en 2022. Davantage de projets ciblant d’autres applications, comme le nettoyage de la voirie et l’hydrocurageFermerTechnique qui consiste à nettoyer en profondeur les canalisations des réseaux publics, privés et industriels grâce à un système de jets sous pression. des canalisations prennent désormais de l’ampleur. Plusieurs recherches sont également dans les tuyaux en vue d’apporter les connaissances nécessaires à la réglementation de ces nouveaux usages.

Vers une potabilisation indirecte en Vendée

« Une des priorités, en recherche, est d’éliminer les micropolluants des eaux usées, des substances présentes en très petites quantités. Ce critère n’apparaît pas encore dans la réglementation, mais nous devons l’anticiper pour des usages de consommation plus larges », précise Julie Mendret. C’est justement l’un des objectifs du programme Jourdain. Piloté par l’agence publique Vendée eau, ce programme global de valorisation circulaire de l’eau vise à récupérer les eaux usées de la station d’épuration des Sables-d’Olonne pour les retraiter dans une station d’affinage. Elles sont ensuite acheminées dans une zone végétalisée, avant de se mélanger aux eaux de rivière et d’alimenter, in fine, l’usine de production d’eau potable, où elles sont à nouveau purifiées.

Programme Jourdain © Vendée Eau
Schéma du programme Jourdain, qui doit récupérer les eaux usées de la station d’épuration des Sables-d’Olonne.
Programme Jourdain © Vendée Eau
Schéma du programme Jourdain, qui doit récupérer les eaux usées de la station d’épuration des Sables-d’Olonne.

Ce projet de Reut unique en Europe explore ainsi le principe de potabilisation indirecte, en réponse à des problématiques de disponibilité impactées par l’affluence touristique et la pression climatique locales. La mise en œuvre de cette solution pourrait apporter un volume additionnel d’environ 2 millions de mètres cubes, correspondant aux besoins en eau de 60 000 personnes2.

Le problème avec la méthode de traitement utilisée ici, c’est que les micropolluants ne sont pas détruits.

« Le problème, avec la méthode de traitement utilisée ici, c’est que les micropolluants ne sont pas détruits, mais concentrés dans une petite portion de l’eau qui est rejetée en mer, où il peut y avoir un risque d’accumulation », décrit Pierre-François Biard, chercheur en génie chimique à l’Institut des sciences chimiques de Rennes3.

Afin de limiter cet impact, son équipe travaille sur une méthode de traitement alternative. Celle-ci réalise simultanément une séparation à l’aide d’une membrane et une dégradation par l’ozone des micropolluants : « L’ozone vient modifier la structure des polluants, pour les rendre davantage biodégradables et plus faciles à détériorer par les micro-organismes marins. »

Un premier prototype sera installé en sortie de station d’épuration en 2027. Des essais biologiques permettront ensuite d’évaluer la toxicité des rejets des différentes méthodes étudiées dans le cadre du projet Jourdain. La solution qui présentera le meilleur compromis entre les aspects techniques, économiques et environnementaux fera l’objet de recherches plus poussées en vue d’être implantée, à terme, sur la station d’épuration.

Recharger les nappes phréatiques dans le Gard

Tandis que la Vendée se tourne vers la potabilisation indirecte pour répondre à une pression touristique et climatique sur l’eau, le Gard envisage la Reut pour recharger artificiellement ses nappes phréatiques mises à mal par le changement climatique. « Rejeter les eaux usées dans le milieu naturel, c’est envoyer la majorité de ces eaux à la mer. La Reut permet la mise en place d’une économie circulaire de l’eau qui aide à augmenter la capacité des nappes phréatiques de manière maîtrisée », décrit Somar Khaska, hydrogéochimiste à l’université de Nîmes.

© Philippe Egea / Laboratoire PROMES
Photoréacteur solaire de type tubulaire, positionné sur la plateforme d’essais du laboratoire Promes, à Perpignan. Il permet de dégrader les polluants organiques dans l’eau grâce à l’énergie du soleil et de photocatalyseurs.
© Philippe Egea / Laboratoire PROMES
Photoréacteur solaire de type tubulaire, positionné sur la plateforme d’essais du laboratoire Promes, à Perpignan. Il permet de dégrader les polluants organiques dans l’eau grâce à l’énergie du soleil et de photocatalyseurs.

C’est dans cette perspective que s’est inscrit le projet de recherche fondamentale Aquireuse, financé par la région Occitanie, sur la recharge des nappes phréatiques. Pour qu’une telle pratique voie le jour, la qualité de l’eau traitée injectée doit être supérieure ou égale à celle de la nappe. « À l’échelle du laboratoire, nous avons étudié le couplage de trois traitements complémentaires, en vue de filtrer la centaine de molécules (pharmaceutiques, pesticides, etc.) les plus présentes dans les eaux usées », explique le chercheur. Les partenaires ont combiné des procédés de traitement par nanofiltration, photocatalyse (dégradation par la lumière) et infiltration dans le sol, qui repose sur la filtration naturelle des eaux par les sédiments.

Résultat : plus de 90 % des molécules ciblées dans l’étude ont été extraites des eaux usées. « C’est très prometteur ! Par la suite, nous allons aborder l’extraction d’autres polluants. Il y a cependant d’importants enjeux réglementaires, économiques et d’acceptabilité sociétale à prendre en compte », précise Somar Khaska.

Dépasser le « facteur beurk »

De fait, sans acceptabilité, les projets de Reut ont peu de chances d’aboutir sur le terrain. Les mentalités pourraient néanmoins changer avec une future pénurie d’eau douce. Les recherches menées autour du projet Aquireuse par Karine Weiss, psychologue sociale à l’université de Nîmes, révèlent une méconnaissance marquée des citoyens sur la gestion de l’eau et la Reut. L’acceptation sociétale de cette pratique est freinée par un manque de confiance des populations dans la technologie et par un blocage psychologique connu sous le nom de « facteur beurk » – un inconfort émotionnel qui va jusqu’au dégoût à l’idée de consommer une eau considérée initialement comme insalubre.

« Cette étude a révélé le besoin crucial de campagnes informatives claires et de confiance pour que les citoyens puissent se forger une opinion éclairée et s’emparer de la problématique de l’eau en général », souligne Karine Weiss. Mais quel acteur sera le plus à même d’être entendu par la population ? Cela reste à déterminer.

« La meilleure réponse reste la sobriété »

Finalement, la Reut reste une pratique flexible. Les briques de traitement ajoutées en sortie des stations d’épuration permettent d’obtenir une qualité d’eau adaptée aux usages envisagés localement (eau potable, irrigation, etc.). Une implantation généralisée en France ne serait cependant pas forcément pertinente.

Récupérer cette eau est intéressant dans des régions de plus en plus soumises aux restrictions d’eau et aux sécheresses.

En effet, en zone continentale, les eaux usées, une fois traitées, retournent dans le milieu naturel et contribuent au maintien d’un débit minimum des cours d’eau nécessaire à la survie des écosystèmes. La Reut peut alors entrer en conflit avec d’autres usages (navigation fluviale, refroidissement de centrale nucléaire, barrage hydroélectrique, etc.) et doit donc être considérée au cas par cas, selon les besoins locaux.

Récupérer cette eau est néanmoins intéressant dans des régions de plus en plus soumises aux restrictions d’eau et aux sécheresses – sachant que 70 % de l’eau potable en France provient de ressources souterraines fortement affectées par le changement climatique. Cette pratique est également pertinente en zone côtière, où elle permet de récupérer l’eau douce rejetée par les stations d’épuration, plutôt que la déverser directement en mer.

Si la réutilisation des eaux usées traitées devient une solution incontournable dont le modèle économique reste à déterminer, elle n’est toutefois pas la panacée. « Face aux défis présents et à venir autour de la disponibilité de l’eau, estime Julie Mendret, la meilleure réponse reste la sobriété. Nous devons changer nos comportements et réduire nos consommations. » ♦

Notes

Auteur

Anaïs Culot

Après des études en environnement à l'Université Paul-Sabatier, à Toulouse, puis en journalisme scientifique à l'Université Paris-Diderot, à Paris, Anaïs Culot a été attachée de presse au CNRS et collabore à présent avec différents magazines, dont CNRS Le Journal, I'MTech et Science & Vie.